La Pension du Sphinx/8

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 233-268).

VIII

SÉMIRAMIS

Il tombait une douce et silencieuse pluie de mai. Mme de Bronchelles ouvrit la fenêtre ; il vint du jardin une odeur de jeunes pousses mouillées qui emplit le cabinet, ternit les bibelots et fut mourir en buée, à fleur des glaces.

Elle prit entre les feuillets d’un livre une photographie qu’elle regarda longtemps, ses yeux rougirent et, en soupirant de tristesse, elle mit dans un cadre minuscule, sur sa table de travail, tout près d’elle, le petit carton où souriait la jolie figure d’Annette.

Note après note, sur le piano du salon voisin, Giuseppa déchiffrait laborieusement un morceau difficile, dont l’air se déroulait avec la lenteur mélancolique d’un vieil instrument brisé ; des gouttes de pluie, régulièrement, sur l’appui de la fenêtre battaient la cadence. Maria Ormicelli disait à l’aînée sa leçon d’histoire française ; le chant monotone de sa voix, sans les paroles, s’entendait à travers la muraille. Dans leur chambre là-haut, les deux misses Allen, inactives et rêveuses, ne bougeaient pas plus que deux fraîches et charmantes figures de cire ; Ogoth avait à l’hôpital une « opération ». Depuis un mois, nostalgique à la dernière période, minée de la fièvre des regrets, Gertrude Laerk était retournée vers la maman et les chers petits frères.

Mme de Bronchelles, à la hâte, traça sur une enveloppe l’adresse d’André Nouvel à Pise ; puis avec le geste d’une satisfaction extrême, cette aise qu’éprouvent les femmes très spirituelles à écrire quatre pages de lettre intime, elle s’arrangea, s’installa dans la pose spéciale qu’on aime pour son fauteuil, et tout d’un coup, sur le papier, sa plume partit comme d’elle-même.

« C’est à mon tour, grand philosophe, d’avoir le spleen, disait-elle ; ma villa me semble lugubre comme une ruine ! La chère petite fille est partie hier, et je ne peux me consoler ; ce n’est pas vous qui vous en étonnerez. Mais que j’ai peur, en vous racontant, selon votre vœu, le poème dont ma maison a été le théâtre, que j’ai peur d’avoir la main lourde et d’offenser votre chagrin ! Enfin, puisque vous le voulez et qu’il me faut vous le dire, je viens d’assister aux plus radieuses fiançailles que le soleil d’avril ait jamais illuminées. Annette était la grâce que vous savez, et votre ami Maréchal, le temps qu’il venait ici faire sa cour, m’est apparu avec la beauté morale d’un livre grave et réconfortant, qu’on ne se lasse pas de relire. Vous connaissez vous-même l’excès de ses scrupules délicats, puisqu’il n’a voulu, en quelque sorte, tenir le cœur d’Annette que de votre propre aveu, et qu’il était prêt, si tragique que fût l’occurrence, à sacrifier pour votre amitié son amour. Quand vous lui avez envoyé de Rome même, sous l’influence sereine des éternelles choses de là-bas, cette simple dépêche exempte de littérature, mais qui est bien la plus exquise phrase et le plus joli roman que vous ayez écrits : « Je t’ordonne d’épouser Annette », il est venu, tout blême d’émotion, m’apporter le papier bleu. « Oh ! ce Nouvel ! m’a-t-il dit, ce « Nouvel, quel ami ! » Il n’a rien ajouté de plus ; mais, dans la bouche du laconique garçon, vous concevez ce que cette exclamation signifiait d’enthousiasme étouffé, de reconnaissance, de religion. Ce que vous avez fait là est très beau, mon cher André ; les larmes me sont venues aux yeux, à moi aussi, devant cet acte d’amitié ; les anciens en auraient gravé le trait dans le marbre de leurs rudes belles-lettres ; vous vous êtes contenté de jeter sur un fil aérien, à travers un coin de l’Europe, ces quatre mots légers qui, levant les scrupules de votre ami, lui permettaient d’aimer la jeune fille dont vous aviez rêvé. Nous avons l’héroïsme plus badin, plus rieur que les Romains. Maréchal, qui ne cache pas une de ses pensées à sa petite fiancée, lui a montré le télégramme ; ces fillettes sont des énigmes ; je croyais que celle-là, plus sensible qu’aucune, fondrait en pleurs comme au passage le plus poignant d’une histoire touchante. Mais c’est une joie soudaine qui l’a illuminée, et elle s’est écriée : « Ah ! voilà l’auteur de Blés mûrs ! » Comprenne qui pourra.

Il y a trois jours, Joseph Maviel est venu me prendre sa fille — la mienne, hélas ! J’ai tant de chagrin que j’ai acquis, me semble-t-il, le droit de le dire. C’est dans six semaines qu’on les marie à la Martinique ; il y a strictement le temps nécessaire pour les apprêts matériels. Le futur beau-père apprécie son gendre comme il le doit, comme je pensais qu’il le ferait, et dans un an d’ici, pourvu que les choses suivent leur cours, le Normalien sera devenu planteur. Le petit malade est pris d’un mieux subit qui déconcerte tous les médecins ; figurez-vous cette chose inimaginable, qu’hier je l’ai vu debout, marchant avec deux jolies petites béquilles d’ébène qu’Annette lui avait achetées. « Il fait une cure de joie », dit Ogoth Bjoertz.

« Vous me demandez, à propos, ce que devient ma belle doctoresse dont la vision noire et blanche, le souvenir à demi monacal vous poursuit, me dites-vous. Le titre de doctoresse est presque ironique dans la circonstance, puisqu’elle ne l’a pas obtenu en effet, et qu’elle ne l’obtiendra jamais… Oui, tâchez d’imaginer ce fait inconcevable qu’aucun de nous n’aurait soupçonné. Ogoth renonce à la médecine ; cette créature impénétrable, cette jeune statue pensante qui avait, depuis des années, vécu d’une idée unique, d’un rêve, si je puis employer ce mot nuageux à propos d’une personne qui n’a jamais que « réfléchi » ; cette statue pensante a pris son rêve entre ses doigts énergiques, et délibérément l’a brisé. Elle m’a expliqué sa détermination dans un raisonnement d’une éblouissante clarté. « N’y voyez pas, m’a-t-elle dit, un mouvement de dépit ou d’humeur ; la chose revient à ceci : Femme, je dois, pour conquérir mon rang parmi mes confrères masculins, apporter contre les préjugés l’argument des diplômes, des distinctions spéciales, et gagner en autorité universitaire ce qui me manque en autorité virile. L’échec que j’ai subi est l’échec même de ma carrière, puisque je ne puis renouveler l’effort tenté. — Pourquoi ? ai-je dit. — Parce que, m’a-t-elle répondu, la fortune minime de mes parents ne me permet pas de prolonger mes études au-delà de certaines limites rigoureusement fixées d’avance. »

Ainsi, mon cher André, cette orgueilleuse fille que vous appeliez Sémiramis, tant la grandeur et la force émanaient d’elle, Sémiramis est pauvre ; il faut peut-être voir là le secret de ses robes noires. Un soir que nous causions toutes deux — elle me paraissait si noble, si haute plutôt que hautaine, — je fus touchée par l’antithèse entre sa personne et son rang social : « Pourquoi ne m’avoir pas dit, Ogoth », fis-je presque timidement, « pourquoi ne m’avoir pas dit que vous étiez sans fortune ? — Pourquoi ne me l’avoir pas demandé ? » m’a-t-elle répondu avec ce sourire que vous lui connaissez, et qui déconcerte à force de simplicité.

« Gardez-vous de penser d’ailleurs qu’elle fasse piteuse mine devant cette ruine d’ambition. Elle retourne à l’hôpital chaque matin, pour le seul intérêt d’un cas curieux qu’elle y rencontre, et dans quinze jours elle me quittera pour sa Scandinavie. Elle m’a dit combien elle avait approfondi les sciences physiques, et comme il lui serait aisé d’exploiter chez elle ces connaissances, dans quelque école supérieure. « De telle sorte, ajouta-t-elle, que tout se réduit à aiguiller ma vie vers une nouvelle direction », et quand elle dit cela, « aiguiller sa vie », on croirait vraiment qu’il s’agit tout simplement d’un gros chemin de fer, poussé de droite ou de gauche par une inflexion de rail, sous la volonté du premier manœuvre venu.

« Nous sommes loin de ces jeunes hommes éplorés qui, pour une déception d’amour-propre ou de cœur, s’en vont promener leur mélancolie dans les plus beaux pays du monde, dont ils n’ont même plus le courage de savourer les splendeurs. Je vous laisse, pour ce qu’il vaut, l’exemple de cette héroïque fille, qui, sous l’influence des événements, sait se recréer encore, à son gré, une destinée nouvelle. »

Sa lettre une fois close, Mme de Bronchelles s’applaudit de l’avoir écrite. Elle savait que l’écrivain traversait une crise de découragement et d’apathie morale, mais qu’il y a dans l’énergie des autres quelque chose de fort qui se communique, et elle pressentait que l’évocation d’Ogoth agirait heureusement sur Nouvel.

Pourtant, elle ne s’attendait pas à la réponse qui lui revint courrier par courrier, quatre jours après ; une lettre si dissemblable de ces derniers billets hâtifs où, de sa grosse écriture nonchalante, André Nouvel traçait des aphorismes de mauvaise humeur : « Dites à Mlle Ormicelli que je suis à Florence, mais ne lui dites pas que je m’y ennuie mortellement ; elle en aurait trop de plaisir », ou bien : « Pardonnez-moi de ne pas écrire, j’ai des idées couleur du vilain ciel gris d’Italie. » D’un coin perdu de la Toscane : « Vive la Sologne ! ma cousine ; j’aimerais mieux nos plates étendues berrichonnes que la plaine maussade où je vois errer, en corselets rouges, des douzaines de Vittorias aux yeux obliques et perfides. Ne rions plus de la jettatura. »

Cette fois, la missive avait l’ampleur d’une confidence et l’on y devinait un homme changé, maître de son imagination et non plus maîtrisé par elle. Il était très apparent qu’une convalescence morale y laissait éclater sa sourde joie de renaître et son entrain.

« Le meilleur du voyage est l’heure du retour, ma cousine, ne m’en veuillez pas pour toutes les méchantes choses que je vous ai écrites d’ici ; elles étaient, je vous jure, dans leur sincérité, le triste miroir de mes pensées. Depuis que j’ai résolu de partir, deux semaines avant que je le devais, je goûte seulement cette heureuse sérénité intérieure des gens dont le cerveau et l’estomac se conduisent comme il faut. Quand vous recevrez cette lettre, je serai probablement en France déjà ; j’ai des parents à Lyon qui me retiendront quelques jours, j’espère arriver cependant assez tôt à Paris pour revoir avant son départ Mlle Ogoth ; car je ne vous cache pas que la crainte de ne pas retrouver chez vous une belle et attachante jeune fille est la vraie cause de mon retour précipité. Comme vous, je comptais sur sa présence illimitée parmi nous, et je n’avais eu pour elle qu’une attention fugitive pareille à celle qu’on accorde, dans sa ville, aux belles choses familières que l’on sait retrouver chaque lendemain. Je suis péniblement déçu d’apprendre si vite qu’elle nous quitte avant que j’aie pu approfondir comme il convenait cette créature d’exception. Ne prenez pas au sérieux, en effet, les esquisses morales qu’en bavardant je vous avais tracées d’elle ; il y a loin de ces caractéristiques rapides à l’étude réelle qu’elle mérite, comme de la photographie à un portrait plein de pensée et de frémissements. Je n’ai point pénétré, et vous ne l’avez pas connue davantage, je pense, l’énigme de cette étrange jeune femme. Certes, nous connaissons à peu près son cerveau, mais son cœur ?…

« La manie professionnelle me tourmente si fort, quand je vois fuir ce curieux modèle dont je n’ai pas su profiter, que j’ai désorganisé tous mes projets pour tâcher, un dernier coup, de la pousser jusqu’aux retranchements de son intimité qu’elle dérobe, de savoir s’il n’y a pas autre chose en elle que la statue pensante dont vous parlez. J’espère que vous ne m’accuserez pas, dans la circonstance, d’agir inconsidérément, ni de bouleverser à la légère une imagination sensible. Mlle Bjoertz n’a rien de ces fillettes rêveuses, férues d’illusions romanesques, près de qui, je le reconnais humblement désormais, un homme doit se tenir sur ses gardes. Elle a trop pensé pour n’avoir pas une expérience très large, et elle voit trop juste pour ne point discerner quel sentiment de curiosité seul elle m’inspire.

« Maintenant, souffrez que je ne vous parle pas de mon voyage ; je vous en ai dit assez jusqu’ici pour que vous ayez vu en moi un homme très mécontent de son sort ; ce que je pourrais ajouter aujourd’hui, sur l’Italie et ses merveilles, se ressentirait de ce fait que j’ai encore réel et vivant le pays sous les yeux. Que voulez-vous ? je suis ainsi fait la réalité m’offusque plus qu’elle ne me charme ; malgré l’infinie émotion d’art que je m’étais promise en ce voyage, je suis resté froid devant tout. Je n’ai rien senti à Rome, où j’ai gratté du bout de ma canne la pierre du palais des Césars ; à Venise, je suis demeuré pareillement insensible, et je me serais battu pour n’avoir pas laissé couler mes larmes devant la cathédrale de Milan, la nuit que je l’ai vue — une nuit sans lune — se profiler toute noire sur le noir du ciel.

« Seulement j’ai désormais toutes ces choses dans l’âme ; j’ai emmagasiné, voilà tout. Il se fait maintenant dans mes souvenirs une élaboration bien curieuse. Mille petites architectures irréelles s’édifient dans mon cerveau ; bientôt je n’aurai qu’à fermer les yeux pour revoir, nuageuses et lointaines, ces choses dont je serai ému jusqu’à la fièvre. Il me faudra une nuit d’insomnie où je verrai se dérouler en panorama vaporeux la Ville, pour que j’en éprouve véritablement le mystère sacré, et je n’aurai jamais si bien compris la grâce absolue des Italiennes que j’ai vues passer en foule, que quand ces visages divers, ces furtives visions d’inconnues, ces yeux aux expressions changeantes, se seront condensés, par un travail spécial des méninges, en un type unique, une divine résultante. Si je vous disais que…

« Mais quoi, ma cousine, que me passe-t-il de vous raconter ces balivernes cérébrales ! Comme je redoute avant tout d’être traité par vous de sot ou d’ennuyeux bavard, je me hâte d’y mettre à temps tous les points de suspension que je puis. Venez chez nous dimanche, j’y serai. Il y a ici un libraire cosmopolite où je me précautionnerai, pour cette réunion, d’un livre norvégien qui vient de paraître : le truchement qui m’initiera à cette littérature sera qui vous devinez, et je compte beaucoup sur ce stratagème pour lire, non point dans le livre, mais dans l’âme du truchement.

« ANDRÉ NOUVEL. »

« Tout est bien, pensa Mme de Bronchelles, quand en souriant à demi elle replia la lettre ; il va mieux, car voilà qu’avant d’étudier les autres, il s’étudie soi-même. »

Et elle s’en alla présider le repas du matin, entendant que tout son jeune monde descendait en babillant Ce jour-là, on fêtait la bienvenue de deux silencieuses petites personnes venues tout droit de Stuttgard ; en ouvrant la porte, elle se trouva face à face avec elles. C’étaient deux sœurs jumelles, habillées pareillement de deux longues redingotes en drap bleu aux poches desquelles elles cachaient leurs mains rouges ; elles avaient quinze ans ou elles en avaient vingt ? mais leur taille de long arbrisseau bien planté, carrée aux épaules, dépassait de plusieurs doigts l’ondulante sveltesse de Frida Allen, laquelle, sous l’influence d’une secrète confraternité de Saxonnes sans doute, les enveloppait d’un regard sain et doux.

« Mlles Fräulein », disait-on à la pension du Sphinx où l’on était moqueur, pour rappeler le vocatif dont les saluaient les quatre servantes. « Catherine et Hilda, avait écrit leur mère, qui ne connaissaient pas un mot français. » Elles avaient des cheveux épais couleur d’acajou, tordus serrés à la nuque en un chignon mesquin, et de grands yeux gris vagues et un peu fous d’enfants égarés qui n’entendent point votre langue.

Elles se mirent à table et mangèrent sans rien dire, sans même se parler entre elles, comme si l’impossibilité de causer en français avec tout le monde les eût rendues vraiment muettes. Mme de Bronchelles leur adressait de temps en temps de silencieux sourires, et elles la regardaient alors toutes deux, avec ces yeux étranges dont on ne comprend pas la pensée.

« Mes enfants, nous irons dimanche voir l’ami Nouvel qui m’annonce son retour.

— Ah ! tant mieux ! cria Giuseppa.

— Moi, dit Nelly, je lui ferai me raconter tout son voyage, parce que les guides sont tous stupides, et que ce Français, lui, est très amusant. »

Frappée d’une idée subite, Frida ajouta, tenant encore une mie de pain du bout de ses doigts de fuseau :

« N’oubliez pas de lui demander l’adresse des hôtels où il faut aller et d’en prendre note : j’aime si peu être mal ! »

Elle renversa la tête en arrière, et se mit à rire en montrant ses dents ; à la réflexion, son sybaritisme l’avait amusée elle-même ; mais cette charmante Précieuse britannique cherchait dans le confortable plus la poésie que le bien-être ; c’était surtout la laideur qu’elle redoutait, ce qui dignifiait dans une large mesure ses deux petits travers le souci de ses aises et son dédain…

Irrésistiblement curieuse, Mme de Bronchelles n’avait pu retenir un regard sur Vittoria. À entendre le nom de cet « ami Nouvel » qu’elle traitait si cordialement en ennemi, la signorina n’avait pas eu un battement de paupières ; ses prunelles sombres n’avaient pas bougé ; on l’eût dite — bien qu’au tréfonds de son âme une rage se déchaînât certainement — préoccupée de son rôle d’aînée à l’exclusion de toute autre idée.

« Vous mettrez vos robes neuves, dit-elle à ses sœurs ; il faudra acheter un ruban assorti pour les cheveux de Giuseppa.

— Un chignon ! » supplia ce diable d’enfant fait petite fille.

Les lèvres de Vittoria sourirent de mépris.

« Un chignon ! à quatorze ans ! »

Quand le sourire se fut évanoui, Mme de Bronchelles observait encore la petite Florentine ; elle fut peinée, effrayée presque, de surprendre l’expression furtive de maturité, de gravité chagrine, qui fit suite à son mot de grande sœur. Elle était pétrie de bonté ; elle fut prise de pitié et se mit à échafauder mille souhaits de bonheur juvénile sur cette jeune tête trop experte en tristesses ; mais un mot d’Ogoth devait la distraire :

« Je me fais un vrai plaisir de voir M. Nouvel. »

Que voulait dire strictement cette phrase ? Mlle Bjoertz pensait-elle seulement ce qu’elle disait ? ou n’y fallait-il pas voir plutôt une intention aimable de sa courtoisie usuelle ? « Ah ! belle énigme ! songeait Mme de Bronchelles, si tu pouvais savoir que c’est pour toi qu’il quitte en plein voyage le plus délicieux pays du monde, si tu te savais plus inquiétante dans ta quiétude de sereine Scandinave, que toutes les choses troublantes, les éternels tombeaux de l’âme des nations que sont les ruines, prendrais-tu dans le même flegme ton verre entre tes lèvres froides pour y boire la méthodique gorgée fraîche que l’individu sain doit absorber entre chaque mets ? Encore, qui sait ! Peut-être n’y trouverais-tu, toi que rien n’étonne, que la simplicité d’une chose normale, et ce mot-là pourrait se trouver être la clef du problème vivant que tu fais : tu es une simple, et c’est nous qui ne le sommes pas. »

Ogoth, ayant posé le verre d’eau claire où elle venait de boire, poursuivit :

« C’est un plaisir que de causer avec lui, et sa causerie, après un tel voyage, sera particulièrement intéressante. J’ai toujours pensé… »

On ne devait pas savoir ce jour-là ce qu’avait toujours pensé Me Bjoertz ; à cette même minute, sa silencieuse voisine, Hilda, semblait chercher des yeux quelque chose obligeamment elle se mit à chercher avec elle, lui présentant tour à tour le pain, la salière, la carafe ; et, à chaque fois, elle prononçait distinctement : « pain, salière, carafe », pour que, du même coup, la pauvre fillette fût servie et apprît le nom de ces objets usuels. Pain, salière, carafe, elle le répétait encore maintenant avec une inflexion bénigne dans la voix, et en promenant son doigt sur ce qu’elle nommait. Après, il fallut qu’Hilda le dit tant bien que mal, et, secrètement touchée, Mme de Bronchelles se demandait :

« Est-elle vraiment bonne pour cette petite Allemande, ou bien est-ce seulement l’instinct pédagogique qui domine en elle ? Ah ! s’il était certain qu’elle eût, en plus de tant de grandeur, ce divin attrait féminin de la bonté, quelle créature ce serait !

— Mais oui, elle l’a ce divin attrait-là, ma cousine », lui répondit le dimanche suivant André Nouvel, à qui, de nouveau, elle posait la question, en lui narrant cet épisode à la fois menu et significatif. On était enfin revenu dans le joli salon de l’écrivain dont la pension du Sphinx était la gaîté. Annette manquait, il est vrai, et Maréchal avec l’infirme ; et l’on avait bien eu d’abord le cœur un peu serré quand on s’était retrouvé tous ensemble, et que dans chaque esprit s’était levé le souvenir des absents qu’on ne reverrait plus jamais sans doute. Mais il y avait une telle force de joie dans tant de jeunesse, un tel afflux d’esprit et de vie dans le cerveau puissant de Nouvel, que ces influences combinées avaient vite remis de l’entrain dans l’air. Il n’était pas jusqu’à la vieille maman du grand homme qui ne fût tout égayée d’avoir revu « son cher enfant » ; elle avait entraîné les Italiennes au piano. « Chantez, chères petites, disait-elle, chantez donc des airs populaires de chez vous ; cela lui fera plaisir de les reconnaître. »

L’adroite Vittoria, qui n’entendait point charmer les loisirs sacrés du maître de céans, se déroba souplement :

« Giuseppa, mon gamin, imite donc les cris de la rue que tu fais si bien. »

Et tout le monde était venu en cercle autour d’elle ; Frida et Nelly, les mains jointes sous le menton, s’étouffaient discrètement de rire ; les deux jeunes géantes aux cheveux couleur de bois riaient aussi, sans rien comprendre, de voir la gaieté des Anglaises et la drôlerie de Giuseppa ; Ogoth, qui ne savait point perdre son temps, souriait indulgemment à ces aimables inutilités, mais elle avait tiré de sa grande poche noire un petit lexique français-allemand, et elle s’évertuait, en y montrant des mots, à faire entendre aux jumelles la signification de cette hilarante comédie. On entendait, à l’autre bout du salon, les « ya » timides et reconnaissants des étrangères.

C’était à cet autre bout du salon qu’André Nouvel, en passe de confidence, s’était approché de Mme de Bronchelles, et que tous deux parlaient d’Ogoth.

« Vous voyez bien, continuait l’écrivain, qu’elle est pleine de pitié pour ces petites Teutonnes, qu’elle les initie, et avec quelle douceur, aux moindres détails capables de les distraire. Pédante, elle ? jamais ! mais bonne, très bonne, je vous le dis. Savez-vous même qu’elle me touche beaucoup, savante comme elle l’est, pétrie de connaissances que ni vous ni moi ne soupçonnons, le cerveau fait comme un livre de pathologie, de s’abaisser à l’ennuyeux souci d’épeler des mots pour ces inconnues qui vont peut-être voir en elle une vulgaire maîtresse d’école. Pédante ? cette fière et simple fille ? oui, si elle était venue ici, près de gens comme nous qui pourrions peser sa science, nous causer de l’hôpital, de son cas curieux, nous éblouir avec des noms barbares, nous étonner par le réalisme professionnel de son jeune esprit ; mais, je vous le demande, que va gagner sa réputation dans l’insupportable besogne qu’elle a entreprise là ? »

Mme de Bronchelles réfléchit un instant.

« Quelle froide bonté aussi ! peut-on dire qu’elle soit sensible à la façon dont nous le sommes, comme l’était Gertrude Laerk, qui était toute larmes ou tout sourire, comme l’était… »

Le souvenir d’Annette, qu’elle allait évoquer tout naturellement, s’arrêta sur le bord de ses lèvres. Elle prêtait volontiers au cœur de Nouvel une peine inconsolable ; quand, à la vérité, l’homme léger était déjà bien loin en esprit de ce furtif roman de la créole, où le rêve de l’être pratique s’était uni en lui à une sympathie d’artiste pour tout échafauder. Elle continua :

« Ne croyez pas surtout que je cherche à déprécier ce beau caractère, seulement elle me déroute trop ; je suis lasse de vivre avec cette intime inconnue qui m’est dix fois plus étrangère que mes deux pauvres silencieuses Teutonnes dont, au moins, les yeux, du matin au soir, confessent naïvement la détresse d’exil.

Ogoth, là-bas, ferma le livre ; elle se retourna, vit Nouvel, et vint avec son mystérieux demi-sourire.

« De quoi causez-vous ici ? demanda-t-elle.

— De vous, mademoiselle Bjoertz, répliqua l’écrivain.

— C’est peu pour quelqu’un qui revient de Rome, dit-elle, sans pouvoir, si puissante qu’elle fût, réprimer sa secrète satisfaction. Et qu’en disiez-vous ?

— Nous nous demandions, tout simplement, pourquoi vous vous étiez chargée d’apprendre notre langue à ces deux jeunes filles.

— Parce qu’elles semblent gênées de ne la point savoir, uniquement.

— Par bonté alors ? lança la vive Mme de Bronchelles.

— Oh ! par bonté !… »

Elle se tenait debout à la cheminée, devant les deux causeurs qui, levant les yeux de sa mince forme noire à son visage, virent qu’elle riait doucement à ce mot de bonté.

« Quand on frappe à la porte et que vous ouvrez, ce n’est pas être bon, n’est-ce pas ? vous avez agi machinalement.

— Alors c’est machinalement que vous êtes charmante. Venez ! » s’écria Mme de Bronchelles qui, dans le fond, raffolait de cette étrange créature, dont elle était orgueilleuse.

Mais l’écrivain semblait exaspéré, car il en était ainsi chaque fois qu’on approchait d’Ogoth : elle vous échappait en se renfermant sur soi-même.

« Êtes-vous bonne tout de même, mademoiselle Bjoertz ? » demanda-t-il carrément.

Son regard redevint gris de glace après l’étincelle qu’y avait mise le sourire de tout à l’heure, et elle répliqua, un peu froissée de n’avoir pas été traitée avec toute la cérémonie qu’elle aimait :

« La chose est donc bien douteuse que vous m’en posez la question ? Si je suis bonne ? sachez que je n’en sais rien. Personne a-t-il jamais su cela ! Assurément, je ne me sens pas méchante. d’une façon absolue…

— Un jour », repartit Nouvel — et Mme de Bronchelles vit toute la physionomie du jeune romancier absorbée dans son travail ardu d’inquisiteur, tendue vers l’invisible qu’il cherchait à lire en la Norvégienne, « un jour vous nous avez dit, je m’en souviens, en revenant de l’amphithéâtre : « J’ai tué ce matin de mes mains un pauvre petit chien. » Cet acte vous avait-il émue ? »

La fierté d’Ogoth, qui savait tout supporter royalement, fléchit à ce souvenir. Elle se détourna de Nouvel, fixa les yeux sur les bougies du lustre et rougit ; mais il n’y avait pas en elle l’ombre d’un détour, elle reprit :

« Certes oui, la mort de cet animal m’a très fort impressionnée. Je m’en souviens aussi, allez ! C’était une toute jeune bête ; il était de si petite taille que je pouvais le tenir entre mes deux mains ; son poil était ras et tout blanc ; il appartenait à une espèce laide et sans valeur, c’était l’explication de son triste destin, et, à cause de cela, il me faisait pitié. Avant que je prisse la lancette qui devait être son instrument de mort, il me regardait de ses yeux intelligents et suppliants. J’ai dû faire un grand effort pour me résoudre à lui injecter le poison. Il le fallait. Il fallait même l’observer jusqu’à son dernier soupir. Je l’ai fait parce qu’il s’agissait d’un dosage de drogue contre une affection cérébrale, et que tout résidait dans ce calcul de l’œuvre de la mort. Et vous pensez que je n’ai pas souffert alors, monsieur Nouvel ? »

Mme de Bronchelles eut le frisson ; la froide et méthodique Ogoth avait si bien, en ces quelques mots anodins, exprimé ce même sens de l’horreur qu’elle cherchait justement à dérober que la spirituelle femme et Nouvel eurent tous deux à ce moment le sentiment de plonger enfin dans cette âme ténébreuse. Et même, l’écrivain se complaisait tant à son étude psychologique, qu’il voulut profiter de cette brèche ouverte dans le sanctuaire pour y pénétrer tout à fait.

« Vous avez une telle sérénité, mademoiselle Bjoertz, que vous donnez l’illusion de ne souffrir jamais. »

Ogoth aurait pu répondre ; elle se contenta de sourire en regardant Nouvel. Ce sourire d’ailleurs n’avait rien de gai ; mieux qu’aucune parole il semblait dire : « Mon pauvre monsieur Nouvel, faut-il avoir votre talent et votre esprit pour prononcer cette monstruosité : ne pas souffrir, moi ! comme si d’une femme dont tout le passé reste quelque chose de nébuleux, de lointain, de secret, vous pouviez supposer une telle invraisemblance ! Toutes les années, inconnues de vous, que j’ai vécues, toute ma jeunesse écoulée là-bas en Norvège et dont je n’ai jamais rien dit, pouvez-vous supposer qu’elle ait été tissée de jours sans nuages et sans tristesse ? Ne vous êtes-vous jamais demandé si, dans les replis ignorés de mon cœur, ne dormaient pas de douloureux souvenirs, de petits chagrins, de grandes et mystérieuses peines ? »

C’était le langage qu’André Nouvel prêtait au sourire d’Ogoth, et qu’il écoutait troublé. Voir une femme jeune, jolie et charmante vous dévoiler un coin de sa mélancolie n’a jamais manqué d’émotionner le premier venu qui l’écoutât ; mais Ogoth était un peu plus qu’une femme : elle était un peu plus que jolie et charmante ; elle avait dans sa silencieuse personnalité l’ascendant de son intelligence, sa maîtrise virile, et à cet instant, elle ressemblait à une belle statue de marbre qui eût été non seulement pensante, mais dont les yeux, soudain pris de vie, eussent laissé perler des larmes. Oui, les larmes n’étaient pas loin. Ogoth semblait songer à des choses infiniment tristes. À ne pas répondre quand Nouvel l’avait presque accusée de ne souffrir point, elle avait à demi confessé qu’elle souffrait ; et voilà que, décontenancé, l’écrivain qui excellait à dérouler en de savants dialogues scéniques les plus tragiques situations restait muet et sans trouver le mot à dire, parce qu’il venait d’entrevoir et de comprendre cet abîme, et à la fois cette simplicité, qu’était le cœur d’Ogoth.

Tous les trois eurent la perception d’une seconde d’intimité très profonde où ils se pénétraient les uns les autres ; et le lien de leur conversation se dénoua de lui-même. Le colloque se termina étrangement. André Nouvel se leva et alla ranger des émaux bleus dans une vitrine, son domestique, en son absence, ayant dérangé l’ordre de la collection. Ogoth reprit son air de reine et s’en fut écouter la voix chancelante de la vieille dame qui, assise au milieu des toutes jeunes, leur disait de vieux airs français.

Mme de Bronchelles, devenue très pensive, resta seule à l’écart ; elle faisait mine d’écouter les chansons anciennes ; dans le fond elle ne pouvait penser qu’à Ogoth, qu’elle était si impressionnée d’avoir vue sous ce jour nouveau. Elle tenait à la main un éventail gris où étaient cousus de petits brillants d’acier, et son ongle y jouait comme il arrive quand l’esprit est pris par une réflexion intense.

Il y a trois ans, quand Ogoth Bjoertz lui était arrivée, recommandée par un clergyman de Hull, elle avait su d’elle seulement ceci : qu’issue d’une famille honorable, et d’une rare intelligence, la jeune fille, qui n’avait pas encore vingt-quatre ans, désirait terminer à Paris ses études médicales. Le peu qu’elle avait appris ensuite sur la Norvégienne lui avait été révélé par bribes, par hasard. Elle avait su un jour, fortuitement, par une lettre, que Mme Bjoertz vivait encore. Plusieurs semaines après Ogoth lui parla de son père qui était avocat ; telle fut la manière dont elle connut la famille de sa jeune pensionnaire. Pas de frères et pas de sœurs probablement, Ogoth, qui était d’une nature concentrée, parlant peu des autres et jamais de soi. Mais tel était le caractère de cette créature d’exception, qu’on pouvait vivre des années dans son intimité sans chercher autre chose en elle que l’agréable courtoisie mondaine qu’elle vous offrait. Chaque entrevue avec elle, dût-on la voir dix fois en un jour, était une visite de cérémonie pleine de charme et vide d’expansion. Et voilà que, soudain, elle se révélait toute vibrante de sentiments secrets, de peines inconnues, comme s’il y eût eu dans cette âme une histoire.

« Monsieur Nouvel, dit Nelly Allen en s’avançant fraîche, coquette, son col très fin paré d’un ruban rose, voulez-vous nous raconter l’Italie ? »

Lui se tourna vers elle, tenant à la main l’effigie d’une jeune allégorie grecque qui lui ressemblait. Nelly le trouvait « un très charmant Français » ; mais Mme de Bronchelles, qui connaissait ce Français-là depuis l’enfance, voyait bien qu’à cette minute, il n’avait pas son air accoutumé.

« Pourquoi, miss Nelly, puisque vous devez y aller vous-même à l’automne ? Gardez-vous donc de jolies surprises pour ce voyage.

— Oh ! c’est que je n’aime pas les surprises quand elles sont faites à moi ! » déclara la petite Britannique délibérée.

« Voici, reprit Nouvel avec un enjouement forcé, on prend le chemin de fer, on arrive, on se promène, on achète ces camées-là qui pourraient être votre portrait, miss Nelly. On trouve à Naples ces potiches et ces aiguières qu’un marchand vous vend un prix fou parce qu’il les a achetées vingt-cinq sous à Pompéi. »

Et, repris tout à coup par sa vanité innocente de collectionneur, il ouvrit grande la vitrine où étaient déjà rangés les objets qu’il avait rapportés. Derrière lui accourut Frida, la bouche mi-ouverte, son profil archangélique tendu extasié vers ces choses sacrées de l’antiquité dont elle était si éprise ; puis, les trois Florentines dédaigneuses, blasées sur ces merveilles de musées pour en avoir trop vu autour d’elles, à Naples, à Rome, où elles allaient tous les ans avec leur père, pour la rentrée des chambres au Montecitorio. Ogoth, qui connaissait les médailles, vint voir de tout près la collection ; rien n’était absolument étranger à son érudition ; et comme Nouvel lui montrait un médaillon à l’inscription à demi-effacée :

« C’est un Pisanello, soyez-en certain, dit-elle : Pisanello faisait souvent usage de plomb pour ses médailles, et il signait toujours ; or celle-ci porte une signature effacée, et c’est la seule en plomb parmi tous vos médaillons de bronze.

— On me l’a vendue pour être de Pastorino, reprit en hésitant Nouvel qui paraissait dérouté par cette science.

— Pastorino ne signait jamais que de son initiale : P, suivie de la date, répondit-elle simplement, et c’était surtout un portraitiste de femmes. »

Lui s’arrêta, sentant bien que cette septentrionale le dépassait dans la connaissance de cet art si voisin de l’Italie, où il se croyait quelque vague savoir de poète. À ce moment, Frida, dévorée de curiosité et enhardie par l’exemple d’Ogoth, prit à son tour une aiguière pompéienne. Ses dix doigts fins et blancs entouraient le verre terne et rugueux du vase ; elle l’élevait un peu pour le mieux voir ; et posée ainsi, infléchie à peine, serrée dans sa robe unie de linge blanc, avec la torsade classique de ses cheveux à la nuque, et cette aiguière dont elle embrassait la grâce, c’était une vivante figurine antique.

Aussitôt, il se fit une poussée dans le petit groupe ; on se retourna : c’étaient les deux vigoureuses Allemandes qui, s’étant entendues d’un regard, s’agitaient pour joindre Frida ; leurs yeux dardés sur le vase lançaient de la joie et de l’enthousiasme ; et toutes deux, avec la similitude de gestes qu’ont les jumelles, touchèrent du doigt le col de l’aiguière, criant dans leur accent saccadé de Wurtembergeoises :

« Ca-rafe ! »

C’était l’écho soudain, levé dans leur mémoire, de la leçon de choses donnée par Ogoth à chaque repas : pain, sel, carafe. Mlle Bjoertz sentit qu’elles avaient voulu lui causer un petit plaisir, et elle leur sourit, trouvant leur idée touchante. Les trois Ormicelli éclatèrent de rire ; misses Allen se moquaient aussi, mais discrètement et avec élégance, cachant leurs sourires dans un chiffon de dentelle qu’elles ne nommaient point mouchoir, par respectabilité ; tandis que les Italiennes poussaient des cris et des soupirs de gaîté tapageuse. La ténébreuse Vittoria elle-même semblait en avoir perdu la force de se tenir debout. André Nouvel, qui était nerveux ce soir-là, en fut impatienté.

« Signorina, ne put-il s’empêcher de dire, cela vaut-il tant de rire ? Ce qu’ont dit là ces jeunes filles était charmant ; cela ne s’adressait d’ailleurs qu’à Mlle Bjoertz qui a été si excellente pour elles. »

Ogoth a un secret, se répétait toujours comme dans les obsessions, Mme de Bronchelles. Ogoth souffre. Ogoth a un cœur qui bat sous sa robe noire.

Et le plaisant était qu’entouré de sa troupe de nymphes, comme disait en riant sa mère, causant avec chacune, curieux de leurs mots, de leur esprit, André Nouvel n’avait pas lui-même d’autre pensée.

Quand le thé fut venu diviser les groupes, il se retrouva tout naturellement près d’Ogoth, avec le livre norvégien à la main. Ils s’enfermèrent tous deux dans leur traduction, et Mme de Bronchelles s’en fut tenir compagnie à la vieille dame qui restait isolée pendant que les Anglaises écoutaient Vittoria, laquelle tenait à dénigrer, sans plus tarder, les trouvailles archéologiques du jeune maître :

« Monsieur Nouvel s’est fait voler : tout cela ne vaut pas quarante sous. Ne le lui dites pas. Cette espèce de bouteille est ridicule ; à Florence les rues en sont pleines. »

Catherine et Hilda, attablées auprès de la théière, mangeaient silencieusement. Elles étaient humiliées qu’on ait tant ri de leur mot, tout à l’heure, et n’osaient plus regarder personne, sauf Nouvel et Ogoth dont elles avaient deviné la sympathie ; et elles écoutaient de toutes leurs oreilles la voix de la Norvégienne qu’elles ne comprenaient pas, et qui disait le plus tranquillement du monde :

« Johannah était de ces femmes qui n’aiment jamais. C’est la fin du premier chapitre, Monsieur Nouvel.

Vous vous fatiguez, répliqua l’écrivain ; rien n’est terrible comme ce travail de traduction à la volée ; vous me lirez le reste la prochaine fois que nous nous reverrons.

Mais il me semble que nous ne nous reverrons plus, répondit Ogoth avec son éternel sourire. C’est samedi que je pars.

— Samedi ! » cria Nouvel.

Il savait pourtant qu’elle s’en allait très prochainement ; mais jamais la date de ce départ n’avait été si précisément fixée pour lui, et il fut soudain consterné. Ainsi, dans six jours, elle les quittait, et de sa vie il ne reverrait cette sympathique et admirable fille qui emporterait son énigme là-bas !

« Vous partez samedi ! reprit-il une seconde fois ; vous ne pouvez pas retarder ce départ ?

— Pourquoi le retarder, dit-elle, puisqu’il ne peut être évité ?

— Et vous n’avez pas de chagrin de quitter Paris, vos amies, ma cousine de Bronchelles, cette maison où vous avez demeuré trois ans ?…

— Oh ! si, quoique vous en doutiez, je laisse ici de grands regrets ; mais il n’y a que vous autres, Français, pour ne savoir point partir. Vous êtes comme des enfants, chaque fois qu’il s’agit de rompre les secrètes attaches qui vous lient à ceux que vous aimez, aux choses mêmes, jusqu’à vos maisons ! Changer de lieux, pour vous, c’est comme changer d’âme. Nous sommes, nous autres, élevés d’une façon bien différente.

— Je suis désolé de vous voir partir redit Nouvel sans suivre cette rude philosophie étrangère.

Et quelque chose de si vif passa dans cette exclamation, qu’Ogoth le remarqua avec surprise ; mais elle continua :

« Vous voyez bien, il nous faut poursuivre dès ce soir la lecture de cette Johannah qui vous intéresse tant. »

Et, volontaire comme elle l’était toujours un peu, elle reprit le livre et recommença de lire. Elle possédait si savamment ce français qu’elle parlait depuis l’enfance, qu’on aurait pu douter si une translation de langues se faisait vraiment dans son esprit au cours de cette lecture rapide. Pourtant, Nouvel ne l’écoutait plus que distraitement ; il ne pouvait songer qu’à ce départ d’Ogoth, et l’homme vaniteux qu’il était se dépitait de la voir si tranquille et indifférente devant une pensée qui le remplissait, lui, de chagrin.

À minuit, bien que le second chapitre de Johannah ne fût pas encore achevé, la méthodique Ogoth s’arrêta net, au plein de la page, et, comme elle disait à l’écrivain ses regrets de ne pouvoir lui faire connaître l’œuvre dans son entier, Mme de Bronchelles qui s’était levée de son côté, et qui rassemblait son troupeau, vint à eux.

« Eh bien ! Nouvel, que dites-vous de ce livre ?

— Mauvais ! répondit-il avec humeur ; c’est la glorification d’un type de femme exécrable, celle qui ne sait pas aimer. Cette Johannah est un jeune monstre, si belle et si grande qu’elle soit. »

Ils s’aperçurent ensemble qu’Ogoth les avait laissés pour aller faire ses adieux à la vieille dame Nouvel vit sa mère l’embrasser pendant que la jeune fille lui promettait l’envoi des roses d’adieu, selon la coutume norvégienne.

« Comment appellerez-vous votre pension, ma cousine, dit-il, quand le Sphinx l’aura quittée ?

— Ce sera la maison des Regrets, et je connais quelqu’un qui n’y voudra plus revenir. Le Sphinx ôté, qu’y restera-t-il ?

— Vous, ma cousine, et toutes vos petites amies qui sont charmantes, tout aussi charmantes que cette Johannah ! »

Quand l’omnibus roula sur l’asphalte du boulevard, emportant dans la nuit un bruissement de volière, Mme de Bronchelles se rappela cette phrase qui n’était pas dépourvue d’amertume. D’ordinaire, Nouvel n’avait point coutume de se défendre ainsi de certaines admirations d’artiste que lui avait inspirées telle ou telle femme, et elle se demandait quel sentiment était en train de le prendre pour cette étudiante pauvre de laquelle il se préoccupait tant soudain. Elle connaissait trop cette nature masculine, pour soupçonner qu’il s’irritât simplement contre une indifférente et, en même temps, elle ne pouvait oublier l’accent dont il avait prononcé : « Cette Johannah ! »

« Est-ce que vraiment, à force de froideur et de placidité, elle lui serait devenue antipathique ? » se demandait-elle, secrètement peinée de ce désaccord entre deux êtres que son enthousiaste amitié admirait également.