La Pension du Sphinx/9

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 269-297).

IX

LA CONVERSION

Qu’Ogoth fût devenue antipathique à Nouvel, l’hypothèse se faisait douteuse, le lendemain, quand dès après le déjeuner, comme on cueillait le lilas au jardin, on vit un fiacre s’arrêter devant la grille, et l’écrivain en descendre. Il était soucieux, et Mme de Bronchelles vit à son air qu’il ne venait ni pour respirer les arbustes fleuris du printemps, ni pour savourer les malignités de Vittoria, ni pour les deux Grâces qu’étaient Nelly et Frida. Un éclair lui traversa l’esprit sans prendre à peine la forme d’une pensée était-il possible qu’Ogoth fût jamais aimée ! Et en même temps elle se retourna pour chercher des yeux la Norvégienne au milieu de ses jeunes pensionnaires.

Giuseppa, toujours aventureuse, sur la chaise où elle était grimpée tailladait les lilas à coups de sécateur ; ses sœurs et les Allemandes recevaient à pleins bras les rameaux tombés. Les misses Allen, dont le moindre labeur offensait la paresse, s’étaient contentées de recueillir des grappes de fleurs qu’elles respiraient en rêvant, et pendant que toutes ces robes fraîches, rouges, bleues ou roses, flambaient au soleil, la mince et longue robe noire d’Ogoth arpentait l’allée sablée un peu à l’écart. Elle tenait un livre à la main ; au coup de sonnette elle avait levé la tête et lancé vers le nouveau venu un regard de ses yeux illisibles, ses yeux gris comme les eaux froides du Nord. L’arc sombre de ses sourcils, la ligne pure de ses bandeaux noirs au-dessus de ces yeux de Scandinave dont nul regard de femme n’approche en Europe, et l’étrangeté de ce blanc et délicat visage impressionnèrent Mme de Bronchelles.

« Monsieur Nouvel ! monsieur Nouvel ! crièrent les Anglaises en bonnes camarades, venez voir le lilas !

— À quoi pensez-vous, miss Frida, en respirant tout ce parfum mauve ? Dieu me pardonne, vous avez des larmes aux yeux !

Home ! sweet home ! chantonna Frida d’un filet de sa voix enfantine ; il y en a dans notre jardin de tout pareil à celui-là. »

Nouvel faillit s’attendrir sur cette jolie sentimentalité de jeune fille, mais Ogoth venait à lui ; et Mme de Bronchelles, qui dévorait des yeux jusqu’aux plus imperceptibles de ses gestes, avec une curiosité que justifiait assez la romanesque occurrence, se dit à part soi : « Il a vu Ogoth, il n’en voit plus d’autre. »

« Vous m’aviez annoncé votre visite, lui dit l’étudiante, de sorte que je me suis hâtée de lire Johannah jusqu’au bout, afin de pouvoir au moins vous narrer l’histoire chapitre par chapitre. »

Son amabilité avait quelque chose de si glacial, que Mme de Bronchelles songea :

« Johannah ! ma belle Norvégienne, André Nouvel l’a bien dit, c’est toi !

— Que vous êtes bonne, mademoiselle Bjoertz !… » dit l’écrivain qui avait repris son air singulier.

Comme l’air était très doux, on leur fit apporter deux chaises sur le sable. Mme de Bronchelles demanda :

« Où désirez-vous être placé pour causer, André ?

— Auprès du Sphinx, ma cousine, s’il vous plaît », répliqua-t-il en souriant à demi.

À la vérité, c’était le meilleur endroit du jardin pour s’isoler un peu du bavardage des jeunes filles ; mais Mme de Bronchelles comprit que le sphinx dont il s’agissait n’était pas celui de marbre blanc, et elle s’en vint de nouveau présider à la cueillette des lilas, qui avait recommencé.

Cette Johannah, qui avec sa compatriote Ogoth montrait une certaine ressemblance extérieure, était dévorée de cette exaltation concentrée qui est le trait de la femme scandinave. Jeune fille, elle s’était vouée à l’idée de dignifier l’état intellectuel de ses sœurs, et pour mieux appartenir à son œuvre elle avait brisé successivement le cœur de tous les hommes qu’avaient attirés sa beauté et son esprit. En quelques mots pleins de simplicité, Ogoth déroula ce roman à la fois sentencieux et ardent comme l’âme même qu’il dépeignait. Nouvel l’écouta sans rien dire. Il ne paraissait occupé que du seul souci littéraire. Mais, quand elle se fut arrêtée, il lui demanda :

« Et vous, Mademoiselle, comment jugez-vous cette femme, vous qui pouvez l’apprécier mieux qu’une autre, la pénétrant comme on pénètre les choses de son pays ?

— Je l’a juge sévèrement, dit Ogoth, car je déteste l’exagération ; et puis je vois dans sa dureté moins d’orgueil encore que de vanité, et j’ai cette faiblesse, si je suis indulgente aux orgueilleux, de ne pardonner la vanité à personne. Voyez-la au dernier chapitre, quand elle repousse et force au suicide le malheureux Sworden ; elle a bien moins en vue l’idéal de son œuvre que celui du personnage qu’elle veut réaliser aux yeux du monde. La vanité ! quelle plaie, monsieur Nouvel ! c’est parce qu’elle est la base de tous les rapports mondains, qu’il n’y a entre les hommes ni franchise, ni simplicité, ni bonté. »

Et quand elle disait cela, la loyale Ogoth, de sa voix retenue, avec l’expression tranquille et profonde que possédaient ses yeux, Nouvel, en dépit de sa maîtrise, de sa célébrité, de sa force d’esprit, se sentait moralement dominé par cette étrange jeune femme. Chose curieuse, en l’écoutant il éprouvait la confusion qu’il aurait eue à s’entendre reprocher le défaut intime qui régissait sa vie. Par une insaisissable déduction, il se rappela soudain Annette, qu’il avait conçu le dessein d’épouser, il y avait deux mois à peine, et dont il se souvenait si peu maintenant, parce que la source même de sa résolution avait été cette vanité secrète dont parlait l’étudiante. Mais, sans lui laisser le temps de s’appesantir sur soi, Ogoth continua de développer son idée. Elle aimait la sincérité par-dessus toute chose, et rien ne la peinait comme de voir autour d’elle l’artifice des esprits, dont le but sans noblesse était d’illusionner les autres sur leur propre personnalité. Elle parlait tout à coup avec une expansion que Nouvel ne lui avait jamais connue ; elle parlait avec cette aisance qu’on a pour énoncer des idées très souvent caressées, et l’on sentait flotter, au-delà de sa pensée, la perspective du départ prochain qui donnait à leur colloque une sorte de solennité. Le jeune romancier, qui était venu plein d’idées conquérantes, et dans le but très avoué de faire un peu de cour à la noble fille, restait silencieux à l’écouter. À la fin, il lui posa seulement cette question inattendue :

« Et vous, mademoiselle Bjoertz, à la place de Johannah vous eussiez épousé Sworden ?

— Mais oui, si je n’avais pas eu à lui opposer de plus sérieuses raisons que n’en avait Johannah. »

Dans la maison, on avait disposé le lilas par pleines brassées. C’était une vraie fête de fleurs. Giuseppa, grisée de parfum comme elle l’eût été d’un doigt de champagne, en avait pavoisé les murs, les fenêtres, les glaces, avec une outrance d’un goût très méridional. Frida en avait choisi trois grappes blanches, poussées toutes frêles sur un long rameau, et ç’avait été son seul bouquet. Les Allemandes avaient pris le reste, et elles en avaient mis jusqu’au grenier. Mme de Bronchelles souriait à cette joyeuse folie, qui du haut en bas de la maison répandait une odeur à peine tolérable de sève fraîche et d’ambre mêlés.

« Cela sent le mois de mai chez vous, lui dit Nouvel quand il vint lui faire ses adieux, mais vous aurez toutes la migraine ce soir.

— Qu’importe ! répondit-elle, nous aurons savouré le printemps ; c’est un régal que l’on peut bien payer.

— Moi, je voudrais que ce soit l’hiver, reprit-il. en s’asseyant ; je voudrais qu’il pleuve et que tout soit noir. »

Ils étaient tous deux seuls dans le grand cabinet du rez-de-chaussée. À travers les falbalas des rideaux, les flots de guipure des stores, il passait des rais de soleil qui rougissaient le bois des meubles, mais déjà la fin du jour se faisait sentir dans les coins d’ombre où seuls les bibelots métalliques se voyaient encore. C’était un lieu, c’était une heure délicieuse pour les confidences, et Nouvel semblait avoir le cœur plein de choses à dire.

« Mon pauvre André, fit la joyeuse femme soudain tout attristée, qu’y a-t-il encore, et quel nouveau marasme ? »

Elle pensait l’entendre avouer : « C’est que je ne reverrai plus votre Ogoth », car elle avait coutume de ces petites sentimentalités superficielles, où il se complaisait. Elle savait qu’il aurait aimé le chapeau d’une femme, qu’il aurait pleuré de compassion sur soi-même pour s’être trouvé le matin, devant sa glace, un cheveu blanc, et que la plupart du temps, ses joies comme ses peines étaient faites de mille riens. Elle ignorait qu’il était à ce moment sous l’influence du mâle enseignement de la Norvégienne, et que cette âme, par miracle, avait été creusée jusqu’au plus profond d’elle-même.

« C’est un vol de pensées sombres qui passent — ou qui passeront, reprit-il après un long silence. J’ai eu ce matin avec ma mère un long entretien. Elle m’a avoué de pénibles choses sur sa santé ; elle ne se sent pas bien. Je me suis vu seul tout à coup. Ah ! que ce sera gai de vieillir ainsi ! imaginez cela dans vingt ans, dans trente ans ; mon salon où l’on riait tant cet hiver… le tête-à-tête avec ma lampe… »

Mme de Bronchelles vit qu’il avait regardé, en parlant, la petite photographie d’Annette qui lui faisait vis-à-vis sur la table. Elle n’ignorait pas que lorsqu’un homme a une fois eu en tête l’idée très ferme du mariage, il lui en demeure pour longtemps une conception du bonheur qui n’est pas celle du vieux garçon, et que la solitude prend pour lui un aspect inconnu autrefois. Elle pensa que le seul souvenir de la créole avait ressuscité chez l’écrivain les riantes images, déjà effacées à demi, de la vie à deux.

« Pardonnez-moi, dit-elle, en saisissant le cadre qu’elle dissimula sous un chiffon, je n’aurais pas dû vous laisser voir cela. Je vous ai peiné sans y songer.

— Eh ! laissez-moi donc la regarder, la pauvre petite ! Son image ne m’est que douce, allez ! Mais voilà, Maréchal avait raison, je n’étais pas digne de recevoir le bonheur de ses mains ; il y avait un calcul dans mon idée initiale de l’épouser ; certes, je la trouvais adorable, mais elle était riche, il s’est fait un mélange d’amour et d’ambition… et les femmes, voyez-vous — pourtant celle-là n’était qu’une enfant —, les femmes ont des yeux qu’on ne connaît pas pour lire dans les âmes ; elles voient ce qu’on leur cache, elles discernent si l’amour qu’on leur offre est celui qu’elles veulent ; elle n’a point voulu du mien — elle avait raison. »

L’auteur du Moine Herménégilde qu’on avait traduit en quatre langues, et de Blés mûrs que toute l’Europe lisait, l’homme célèbre dont Paris et la province, en ouvrant leur journal, connaissaient les faits et gestes, le mondain qui était un prince de l’élégance et le raffiné en coquetterie morale qui se flattait inconsciemment des plus sentimentales délicatesses, se leva sur cette confession et partit, ayant baisé la main de Mme de Bronchelles. Celle-ci, atterrée, n’avait pu ajouter qu’une phrase de banalité au stupéfiant aveu qu’elle venait d’entendre.

Un coin de son rideau relevé, elle le regarda quand il traversait le jardin. Il fit un détour du côté du sphinx où Ogoth avait coutume de lire ; elle vit qu’ils se serraient la main et que Nouvel s’éloignait en prononçant une seule parole qu’elle aurait brûlé d’entendre. Elle le suivit des yeux jusqu’à la grille, où il se retourna pour apercevoir encore l’étudiante, elle le vit disparaître par l’allée touffue qu’était le boulevard.

André Nouvel faisait des fiacres un grand usage ; il aurait assez aimé l’omnibus, qui est un moyen de transport gai, distrayant, et plein d’imprévu ; mais son dilettantisme d’observateur s’effaçait devant son aristocratie d’intellectuel. Il avait la préoccupation irraisonnée de n’être point pris pour le premier négociant venu qui saute en tramway pour aller plus vite à ses affaires ; il ne détestait rien tant que d’être confondu dans la tourbe, de n’être pas distingué ; et, comme il ne portait point sur son habit son étiquette d’homme célèbre, il préférait n’être pas vu que d’être vu pour ce qu’il n’était pas.

Ce jour-là, il analysait tout en marchant ses minimes sensations d’orgueil qu’avait flétries Ogoth. Un omnibus arriva qui devait le conduire chez lui ; il y monta gravement, comme si cet acte anodin eût eu vraiment une grande portée morale ; il prit place entre un homme du peuple et une femme en toilette ; face à lui étaient une domestique et deux individus au verbe haut qui parlaient d’argent ; tous ces visages lui déplurent. Quand il était entré, on l’avait regardé avec la curiosité hostile des gens à qui l’on vole un peu de leur place, un peu de leurs aises, et il n’était pas habitué à l’expression de ces yeux hargneux. Mais quand les uns et les autres eurent roulé ensemble un demi-kilomètre, secoués des mêmes heurts, enclos dans la même atmosphère, tous ces gens cessèrent de s’entre-regarder du même cil mauvais. Ils avaient comme acquis en communauté indivise la possession du véhicule ; cependant, ils n’auraient point senti d’eux-mêmes ce phénomène confus de cordialité, si un événement ne les en avait avertis.

Arrivé à l’Étoile, l’omnibus fit une longue halte ; il monta un grand nombre de personnes qui s’entassèrent dans le fond. Au moment où il s’ébranlait, une jeune femme entra, tenant à la main une fillette chétive ; on dut se gêner pour lui faire une place ; la cuisinière maugréa, et le petit cercle de ceux qu’avait unis une transitoire solidarité s’entendit des yeux dans une mauvaise humeur commune.

C’était une ouvrière. Nouvel remarqua son visage très pâle et ses yeux obstinément fixés à terre. Elle donna six sous au conducteur sans lever la tête. À la fin, elle passa son mouchoir sur ses paupières baissées ; elle pleurait. D’où venaient ces larmes que sa réserve féminine n’avait pu retenir devant tant de regards étrangers ? Quel était le chagrin mystérieux de cette inconnue ? Nul de ces gens ne devait jamais le savoir ; mais l’élégante et la domestique, les deux hommes d’affaires et l’écrivain s’entre-regardèrent après l’avoir vue, comme s’ils eussent tous été amis. Ainsi, le sentiment d’une fugitive pitié avait suffi pour que ces êtres disparates eussent tous ensemble, au cœur, une impression d’exquise humanité.

Nouvel nota le fait avec une émotion profonde. Il avait rarement senti de plus noble joie que celle de cette fraternité soudaine avec des inconnus. Qu’importaient les belles-lettres et sa gloire, ou la livrée de travail de l’artisan qu’il frôlait ! Ils étaient hommes, tous, simplement. Alors le souvenir lui revint d’Ogoth qui lui avait suggéré ces choses.

Quand il fut rendu chez lui, Mme Nouvel le fit appeler dans sa chambre et lui dit, à peine eut-il ouvert la porte :

« Regarde, mon enfant, ce qui m’est venu pendant ton absence ! »

Il parcourut des yeux tout le meuble de cette chambre qui datait de quarante ans, sans qu’eussent changé ni le lit de palissandre drapé de blanc, ni la pendule à sujet de bronze, ni les rideaux de serge rouge, dans lesquels il jouait petit garçon. Sur un guéridon, il y avait un panier plein de roses.

« C’est l’envoi de Mlle Bjoertz, reprit-elle ; est-ce joli ? Et quelle amabilité pour une vieille femme comme moi ! Tu ne saurais croire, André, avec quelle peine je vois cette jeune fille nous quitter. Une personne de sa valeur ne peut s’être fait connaître pendant trois années sans appeler de bien forts attachements. En vérité, tout à l’heure, quand j’ai reçu ces fleurs et que j’ai pensé à ne la revoir plus jamais, je n’ai pu retenir mes larmes. »

Nouvel ne répondit point. Il alla respirer les roses sur le guéridon de palissandre, il revint à la vieille dame qu’il baisa au front, puis redescendit à sa table de travail où il écrivit jusqu’au repas du soir.

Le déjeuner du mercredi qui vint ensuite avait été à la villa du Sphinx presque maussade à force de silence ; les Allemandes avaient bien bégayé timidement quelques phrases françaises, mais les moqueuses Florentines elles-mêmes avaient oublié d’en sourire, tant leur unique souci était à ce moment de dérober la préoccupation intime que leur célait Mme de Bronchelles. Quand l’aimable femme, en effet, n’avait point de tout un repas dit un mot à « ses chères brebis », il fallait en déduire des choses bien extraordinaires, ce que Vittoria et ses sœurs n’avaient pas manqué de faire. Misses Allen ne détestaient pas ce somnolent mutisme, qui leur laissait choisir, à leur caprice, ce qu’elles appelaient, avec un anglicisme très prononcé, leur « train de pensée ». Pour Ogoth, elle avait dans la force de son esprit quelque chose de naïf et d’enfantin qui la rendait souvent inattentive à l’humeur des autres ; elle n’aurait point su dire si la maîtresse du logis avait été, ce jour-là, moins rieuse que de coutume. Aussi personne ne fut plus étonné qu’elle lorsque Me de Bronchelles s’approcha dès le dessert :

« Montons toutes deux dans votre chambre, voulez-vous, Ogoth ? »

Quand elles furent en tête à tête près de la table encombrée de livres où l’étudiante avait travaillé depuis trois années, et que. Me de Bronchelles aperçut dans un coin la petite malle clouée de cuivre, qui signifiait le départ prochain, elle eut le cœur serré et s’écria :

« Vous ne vous en irez pas, Ogoth, vous allez nous rester !

Vous savez bien que c’est impossible, répondit-elle, sans cacher cette fois sa tristesse.

— Quelqu’un vous supplie de ne point partir, quelqu’un qui voit en vous l’image même de son bonheur, et qui m’a choisie pour vous dire… » Ogoth pâlit imperceptiblement, et son regard tomba sur ses deux belles mains posées sur ses genoux.

« Vous lui répondrez, Madame, qu’aucun motif ne serait assez fort pour me retenir en France. Il y a dans ma vie des choses que je ne vous ai point dites…

— Ogoth ! cria Mme de Bronchelles, vous êtes fiancée en Norvège !

— Ni en Norvège, ni à qui que ce soit, répliqua l’impénétrable fille en souriant. Et elle reprit : Ni à qui que ce soit, dans le présent ou dans l’avenir. Je vivrai seule.

— Tenez ! je n’aime point divulguer les lettres des autres, mais lisez celle-ci qu’André Nouvel m’écrivait ce matin. Ogoth ! Ogoth ! Songez-y. Quand un tel homme s’offre à être le compagnon de votre vie… et c’est à lui que vous avez inspiré ce sentiment, ce sentiment dont il me dit ne pas trouver le nom, tant il est grand, tant il est étrange !

— Vous savez bien que mes décisions sont irrévocables. »

Elle prononça ces mots qui réglaient sa destinée, avec l’aimable banalité d’une phrase de salon. La vivacité de Mme de Bronchelles s’en irrita et ne put retenir un reproche :

« Johannah ! »

Ogoth répliqua :

« Je ne dois pas savoir si j’ai été aimée, ni même si j’aurais aimé qu’on m’aimât ; je ne suis pas Johannah, et M. Nouvel ne sera pas Sworden : mais vous, vous êtes une amie très vraie et vous devez apprendre que je suis la sœur d’un Bjoertz qui nous a déshonorés tous, après nous avoir dépossédés ; que ce Bjoertz est encore actuellement en prison, qu’il n’est pas un Norvégien à qui ce nom — le mien, Madame — n’évoque un souvenir de honte ; et que si je puis offrir à tous, sans rougir, la science que j’ai acquise seule et personnellement, j’ai le devoir de refuser à un honnête homme l’alliance de ma famille. Voilà ce que je vous avais caché jusqu’ici, le secret qui me dicte ma conduite et que je ne vous aurais point révélé si je n’avais craint que vous ne me jugiez mal. »

La « belle statue pensante » dévoilait son âme, et l’amie qui contemplait la sérénité de son visage, seulement un peu pâli, mesura à ce moment, pour la première fois, sa force. Pauvre et charmante fille, de qui l’on avait osé dire qu’elle ne connaissait pas la Douleur ! Mme de Bronchelles se leva presque gênée par ce calme regard sans larmes, dans lequel tant de souffrance orgueilleuse se lisait pourtant, elle prit l’étudiante comme on prend un enfant désolé, et la força de fléchir la tête sur son épaule. « Pleurez, mais pleurez donc ! » lui disait-elle.

Et Ogoth pleura, moins d’un chagrin ancien déjà et devenu latent, que de douceur, parce qu’on n’est pas éternellement et sans se lasser dur contre sa propre souffrance, et que l’amitié domine plus encore les âmes fières que l’orgueil. Elle eut à peine des larmes, il est vrai ; ses paupières rougirent et ses yeux furent troublés simplement ; mais l’on sentait ce cœur de femme, si puissant, se fondre.

« Chère Ogoth, lui disait Mme de Bronchelles, vous êtes et vous serez toujours l’honneur même ; votre alliance ne saura que dignifier celui que vous épouserez. Si vous le permettez, je dirai tout à Nouvel ; il ne vous en chérira que plus. Dites, Ogoth, me laissez-vous libre de lui expliquer votre scrupule ? »

Mlle Bjoertz se dégagea d’un mouvement où l’on voyait, sous la grâce, sa fermeté la ressaisir.

« Oui, que M. Nouvel apprenne tout, et que dans cette marque de confiance et d’estime il voie à quel point je lui suis reconnaissante. Dites-lui… »

Elle s’arrêta, et le placide sourire habituel revint à ses lèvres ; il lui revint avec la pensée d’ironie qu’elle avait à cette minute, sans méchanceté, sans amertume. C’était un sourire d’indulgence pour l’homme dont Vittoria lui avait révélé les calculs à propos d’Annette, et dont elle connaissait les faiblesses.

« Dites-lui que je ne possède rien.

— Je le lui ai dit, Ogoth, et vous voyez combien il lui importe peu…

— Il le sait ? »

Mme de Bronchelles ouvrit la lettre qu’elle tenait à la main et posa le doigt sous la ligne où Nouvel avait écrit cette phrase de tout jeune amoureux : « Je travaillerai comme un forçat pour qu’elle soit riche comme une reine, car de la savoir pauvre me met en révolte. »

L’étudiante détourna son regard vers les fleurs du tapis. À la volée elle l’avait lue cette ligne. touchante ; son visage parut changer à peine ; mais elle ne parla pas cependant de tout un moment. Elle pensait. « Est-ce que, par hasard, songeait Mme de Bronchelles, est-ce que par hasard elle aimerait qu’on l’aimât, et qu’on l’aimât de cette façon si délicate et si belle ? »

Mais Ogoth, d’un ton déterminé, reprit :

« Ne cherchez pas à me fléchir. J’ai dit non, M. Nouvel est très bon ; redites-lui mes paroles ; je suis heureuse de le savoir bon ainsi. Mais souvenez-vous du triste patrimoine de déshonneur que j’apporte. Je suis étrangère, je suis pauvre et il y a une tache à mon nom, La pensée que Mme Nouvel, cette vieille dame française qui réalise si bien pour moi le type de votre bourgeoisie rigoureuse, pourrait dire en parlant de moi « C’est une aventurière ! » cette pensée me couvre de honte. »

Mme de Bronchelles songea, devant cet air d’orgueil et d’inflexibilité : « Une seule personne lui opposera l’argument convenable, c’est Nouvel ; allons le chercher. »

« Écoutez, Ogoth, dit-elle, prenez un jour de réflexion avant la réponse irrévocable, et ne nous faites pas de peine à tous. Je vais vous laisser libre de peser à votre aise la décision de demain. »

Mlle Bjoertz, restée seule dans sa chambre, chercha son cahier d’observations médicales, et se mit à y tracer de son écriture ordinaire les notes recueillies le matin à l’hôpital. Elle avait ce principe que le travail rétablit l’harmonie dans l’âme troublée, et que c’est le vrai remède au mal moral. Quand elle eut vu par la fenêtre que son amie de Bronchelles avait fait atteler et partait dans la direction de Paris, elle termina tranquillement sa malle de livres qu’elle ferma ; puis elle alla chercher son linge et ses robes qu’elle plia sans se hâter, mais sans perdre de temps non plus, dans un large panier qui, depuis trois années, sentait encore la mer. Après quoi, devant la glace, elle mit sur ses épaules sa cape noire, attacha d’une épingle son chapeau, son chapeau étroit, sans un ruban, dont Annette disait autrefois : « C’est Ogoth qui le rend joli Elle regarda toute la chambre, le lit de cuivre, l’armoire vide, le petit bureau où, depuis tantôt mille soirées, elle venait s’attabler pour le travail qui n’avait pas eu de sanction. Elle le regarda même si longtemps, ce petit bureau dénudé maintenant, qu’un étranger aurait pu se demander à quoi songeait, devant ce meuble de bois, cette belle jeune femme si impénétrablement triste.

Puis elle ramassa les plis de sa robe et sortit.

Dans l’escalier, elle croisa Giuseppa Ormicelli qui lui demanda étourdiment : « Où allez-vous, Ogoth ? » Elle avait pour cette fillette rageuse, volontaire et ardente qui l’adorait, une préférence sur toutes les autres. Elle saisit au passage sa tête broussailleuse, et l’embrassa très fort sans répondre.

Dans le jardin, elle rencontra Frida en robe de chambre rose, qui dessinait sur le sable du bout de son ombrelle, tout en guettant le facteur.

« Quelle chaleur ! » soupira douillettement l’Anglaise.

Ogoth referma la porte de la grille dont le timbre sonna et l’on entendit son pas tranquille se perdre sur la terre sèche du boulevard.

À six heures, Mme de Bronchelles rentra. « Mlle Bjoertz est sortie », lui dirent les servantes. À sept heures on se mit à table ; Ogoth n’était pas revenue. La place resta vide entre Nelly et Giuseppa ; on parlait peu et l’on mangeait encore moins, car tous ces jeunes esprits devinaient un drame imprécis. Les Allemandes, plus perdues que jamais depuis que leur grande amie n’était plus là et que personne ne les protégeait plus d’une façon singulière, disaient avec des yeux désolés : « Fräulein Ogoth ! Fräulein Ogoth ! » Elles avaient beau ne rien ajouter, elles traduisaient à elles seules l’inquiétude vague de toutes. Ce qu’il y avait de plus angoissant dans ce retard de l’étudiante, c’était sa nature même, si méthodique et si ponctuelle, qu’on ne pouvait se souvenir de l’avoir vue jamais manquer à l’heure convenue.

Le repas était avancé déjà quand un télégramme arriva, c’était un message signé d’elle. Mme de Bronchelles en dévora le contenu, ne comprenant qu’à peine le sens des mots qu’elle voyait.

« Chère Madame, pardonnez-moi ce brusque départ ; un événement imprévu me rappelle en Norvège trois jours avant la date fixée, et j’ai le triste devoir de vous quitter sans vous avoir dit adieu ni merci ! J’embrasse mes petites amies de chez vous, et je vous charge d’excuser ma conduite près d’elles et près de M. Nouvel ; j’espère que l’un ne me blâmera pas, et que les autres voudront bien ne pas m’oublier. Mon amie Helga, de Bergen, qui devait voyager avec moi, prendra chez vous mes bagages. »

Ce petit papier bleu, toujours un peu tragique, l’effroi de Mme de Bronchelles, en le recevant, et les larmes qui jaillissaient de ses yeux, le temps qu’elle lisait, impressionnèrent les jeunes filles. Mais Vittoria, qui aimait Ogoth de tout son cœur sans tendresse, s’alarma la première :

« Qu’est-il arrivé ? C’est d’Ogoth qu’il s’agit, n’est-ce pas ?

— Lisez tout haut, Vittoria, dit Mme de Bronchelles, moi je ne peux pas. »

Et Vittoria lut, de sa voix grave et sans timbre, les dernières paroles qu’on dût entendre de l’étudiante dans cette salle à manger qu’avait remplie trois ans sa personnalité si étrange, si dominante. Gertrude Laerk s’en était allée ; ç’avait été une douceur de moins dans la maison ; Annette n’avait fait que passer, laissant partout mille souvenirs de sourires et de grâce ; mais Ogoth emportait avec soi quelque chose de fort, l’influence de son prestige ; elle était de celles qu’on ne remplace pas. Pendant des mois encore son seul souvenir peuplerait la villa, et les jeunes filles sentaient déjà ce regret puissant qui mouillait les yeux de Nelly Allen, qui rendait blême le visage de Vittoria, pendant que Giuseppa sanglotait, à demi couchée sur la table.

Mme de Bronchelles endurait seule un bien autre chagrin ; ce n’était pas chez elle les regrets indécis d’une sympathie, d’une amitié finies. Elle comprenait trop tard la grandeur de cette admirable jeune fille, l’essence même de son âme méconnue, faite de noblesse, de raffinements et de sensibilité. Seule elle avait le sens de ce départ clandestin. Nouvel serait venu ; il aurait, prié avec l’éloquence que donne ce grand amour qui le possédait ; elle n’aurait peut-être pas su résister à l’honneur de changer son nom attristé contre ce nom français glorieux et sain ! Elle avait eu cette fierté timorée, la peur que la vieille dame à cheveux blancs ne vit en elle une intrigante. Qui sait ? Elle avait peut-être un cœur secrètement tendre qu’elle aurait donné trop faiblement, elle se serait peut-être laissé aimer comme une autre, et, se défiant de soi, elle s’en était allée sans que sa sereine hauteur eût jamais fléchi.

Ne la revoir plus jamais ! quand on avait encore devant les yeux sa place vide, son assiette mise là pour le repas du soir, si joyeux d’ordinaire ; sa serviette qu’elle-même avait roulée ce matin sans songer à ces choses navrantes ! Et ce qu’il y avait de plus triste encore, c’était d’entendre ces pauvres Allemandes qui ne comprenaient rien à ce qui se passait, et qui répétaient, en soupçonnant le chagrin inconnu : « Fräulein Ogoth ! Fräulein Ogoth !… »

Christiania, 15 juin.

« Ma cousine, n’en veuillez pas à l’homme heureux qui a tardé tout un jour à vous raconter son bonheur. Sachez d’abord que notre voyage a été bon et n’a point fatigué, au point que je le redoutais, la santé de ma bonne mère. À l’arrivée ici, brisée comme elle aurait dû l’être, il lui a fallu quand même toute une heure passée dans le cabinet de toilette d’une chambre d’hôtel, pour se parer à son gré et, comme elle disait, convenablement à la grande démarche que nous allions tenter. Elle était bien touchante, je vous assure, la pauvre maman, de ne se trouver jamais assez belle pour la femme de son fils ; de recommencer jusqu’à trois fois le pli de ses bandeaux blancs, d’emprisonner ses mains souffrantes dans des gants de cérémonie et tout cela si loin, si haut dans ce Nord où nous voilà.

« Il était cinq heures du soir quand nous sommes arrivés chez les Bjoertz. Ils habitent une petite maison blanche isolée dans un quartier lointain et un peu surélevé, d’où l’on voit miroiter les eaux du fiord. On monte, pour y accéder, une rampe bordée de sapins ; c’est la poésie septentrionale comme on la rêve. Je n’ai fait qu’effleurer ce charme, ayant trop à ce moment l’âme ailleurs pour en jouir ; mais quelle arrivée et quel souvenir !

« Dans le vieil homme un peu majestueux qui nous a reçus, j’ai reconnu le père dont Ogoth tient ses yeux et son âme. J’ai dit mon nom, qui ne lui a peut-être rien appris, mais je me suis dit Français, et il m’a souri en nous faisant entrer.

« Alors, ma cousine, imaginez ce que j’ai pu sentir, quand, au fond du petit salon vétuste, à quatre cents lieues de chez nous, au milieu de tout cet étrange et de tout cet inconnu, je l’ai revue, elle, l’admirable amie, telle qu’on la voyait familièrement dans votre cabinet le soir ! Je n’ai pu deviner son illisible pensée lorsqu’elle m’eut reconnu ; mais quand ma mère, qui avait préparé pour cette entrevue de belles et savantes paroles, ne put que lui ouvrir les bras et se taire, et qu’Ogoth comprit pourquoi cette vieille femme et son fils la venaient chercher au bout de l’Europe, elle me regarda, et je connus, de cette minute, qu’elle se fiançait à moi de toute son âme.

« Madame Bjoertz, qui entrait alors, entend un peu le français ; je ne sais trop ce qui se passa, et je n’aurais même su le voir ; je crois que les parents se rapprochèrent d’instinct pour causer, et que nous restâmes, elle et moi, l’un près de l’autre. Alors, je lui racontai comment un soir, la chère maman me voyant tant de peine m’avait dit « Veux-tu que nous allions en Norvège tous les deux, lui demander de ne plus te faire de chagrin ? lui dire que je serai fière d’une fille comme elle ? » et comment le lendemain nous étions partis.

« — Cher monsieur Nouvel », m’a-t-elle répondu — sa voix tremblait, elle était devenue la plus douce, la plus tendre des jeunes filles, — « je n’ai que mon cœur à vous donner ; prenez-le et gardez-le toujours, dans la vie et dans la mort. »

« Et depuis, je l’ai pour moi ce cœur si fort, et si grand, où je trouve la sagesse qui oriente ma vie et le bonheur qui dépasse tous les mots. J’apprends à être simple et je découvre le sens de la bonté. Je suis devenu le disciple de ce cœur de femme que longtemps ni vous ni moi n’avions deviné. Et quand je vous l’amènerai dans votre villa du Sphinx, la chère Ogoth, vous me direz si je ne vaux pas un peu plus qu’autrefois. « Les fiancés norvégiens, le jour qu’ils s’accordent, disait hier le père Bjoertz, font au repas l’échange de leurs verres ; vous autres, vous vous engagez, à chaque heure, un peu plus l’un à l’autre, en buvant ensemble l’eau de Bonté. » Hélas ! je ne sais pas si je la bois, mais je sais bien que c’est Ogoth qui la verse ! Elle avait rêvé d’être médecin ; elle n’aura guéri qu’une âme ; mais c’est la mienne, et je l’en aimerai toujours.

« André Nouvel. »