La Saison à Baia/4

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L. Borel (p. 93-Ill.).

IV

UNE COURTISANE ET UN COURRIER

IV

UNE COURTISANE ET UN COURRIER

Je ne fus pas peu surpris, en rentrant, de rencontrer dans la première cour Scévinus debout, revêtu d’une toge brodée, alerte, souriant, loquace, faisant des grâces entre deux femmes, dont l’une était une toute jeune fille, et l’autre, notre Épicharis. Peinte et ridée, la vieille courtisane ressemblait à ces statues de bois qui décorent les proues des navires, que l’on répare tant bien que mal avec un peu de minium et de céruse, mais qui laissent voir, ici et là, des fentes et des crevasses. En dépit de son visage, Épicharis n’en avait pas moins l’air svelte et évaporée dans sa robe à fleurs jaunes. La jeune fille qui était près d’elle, à la toilette modeste, aux yeux baissés, ne figurait pas mal une image de la Pudeur ou de la Virginité ; seulement une ou deux fois elle leva les yeux, et nous y découvrîmes une flamme que ne combattait point la malice ardente de son sourire, mais qui étonnait, qui effrayait au milieu de ses affectations d’innocence, comme un incendie dont on ne voit pas le foyer.

« Enfin, très cher, disait Épicharis, aujourd’hui toutes les matrones lèvent leur voiles et troussent leurs robes ; leur vertu est une fable qui était déjà vieille au temps de ta naissance ; si par hasard tu rencontrais la perle que tu souhaites, crois-tu qu’elle voudrait d’un libertin comme toi ? Moi je t’amène une jeune fille sage ; je ne suis pas une inconnue…

— Certes, non, dit Scévinus.

— Je suis affranchie ! et ma fille est de sang patricien, j’en réponds ! Tu n’as qu’à la voir marcher : elle a l’allure d’une impératrice. Elle est sage, je te le répète, et pourtant elle sait… tout. Je lui ai donné des leçons. C’est un avantage, cela, quand on n’est plus jeune, — car tu n’es plus jeune, mon cher !

— Ne le dis pas trop devant cette enfant.

— Ah ! s’écria Épicharis triomphante. Enfin ! je te vois de l’amour-propre. Tu te rappelles qu’il faut paraître beau, paraître jeune devant une femme. Veux-tu que je te dise, Scévinus, ma fille t’a ressuscité. »

Comment ! fis-je en moi-même, on m’avait annoncé qu’entre Épicharis et Scévinus il s’agissait d’un complot, et il n’était question que d’un mariage. Quelles stupides informations m’avait-on données ! Et que va dire César si on fait une enquête ? Tant pis ! Attendons.

Cependant Épicharis et la jeune fille, au milieu d’un flux de paroles, venaient de quitter la villa, lorsqu’un lieutenant de légion pénétra dans la première cour.

« Flavius Scévinus ? » demanda-t-il.

Notre hôte, ne sachant ce qu’on lui voulait, et surpris de la brutalité de l’appel, s’avança d’un air furieux. L’officier lui redemanda s’il était bien Flavius Scévinus et, sans remarquer l’irritation, sans attendre la réponse de l’intéressé, il lui remit des tablettes fermées du sceau impérial.

Ensuite le lieutenant appela mon nom, et, comme je me présentais, il me tendit un rouleau et s’éloigna. Ce rouleau contenait un ordre de César de me laisser passer.

J’étais en proie à une joie un peu inquiète, quand Scévinus, qui était sorti de la cour avec le message, reparut sans toge, le regard noyé de larmes, le ventre secoué de sanglots, fléchissant sur ses genoux, se bourrant de temps à autre les yeux de son poing, et poussant de petits grognements d’animal en cage.

Pétronia n’avait pas vu entrer le courrier ; elle fut touchée, plus qu’aucune autre, de l’extrême douleur de Scévinus. Pour elle, l’unique cause de ces pleurs était l’infidélité trop évidente de cette peste de Cadicia. Cette faute la blessait dans son orgueil comme si Cadicia eût été sa fille.

Elle s’approcha de Scévinus qui poussait toujours de petits cris en se frottant les yeux, pareil à un écolier qui vient de recevoir la férule. Il s’était assis dans la cour, sur une pierre basse ; rien, à présent, ne voilait aux yeux son monstrueux embonpoint. Sa poitrine et son ventre formaient deux énormes bourrelets de chair jaune, comme s’il s’était couvert de safran, et les larmes qui coulaient en abondance de ses yeux, crevaient dans ses joues flasques, aussi délicatement rosées que des côtelettes de porc. Cette ressemblance n’effraya point notre Juive ; elle vint si près de lui qu’il sembla qu’au mépris de sa loi elle voulait le manger, comme cela, tout cru et sans sel.

« Maître ! » dit-elle.

Il ne tourna pas les yeux. Il paraissait se complaire à pleurer tandis que le beau soleil couchant caressait les plus hautes fresques des murailles et la terrasse toute fleurie. Sans prendre garde qu’on ne s’apercevait pas seulement de sa présence, Pétronia dévidait avec volubilité ses consolations :

« Cadicia t’a manqué, mais elle ne recommencera plus, je te le promets, quand je devrais faire de sa peau une charpie à force de la battre. Car enfin je suis sa mère, sa mère d’adoption, si tu veux : cela revient au même. »

Elle reprit :

« C’est une poison, cette fille là, mais elle n’a pas mauvais cœur. Il faut savoir lui parler, et je m’en charge. Elle viendra te demander pardon — à genoux ! Et si l’envie lui reprenait de te tromper, moi je suis là. Je ne la quitte plus. Il faut surveiller ses fantaisies. Compte sur ta servante, maître. Tu peux être sûr de Cadicia comme si tu avais la main à son mauvais endroit. »

Scévinus ne cessait pas de sangloter. Assourdi par tout ce bavardage, il finit par se lever et se dirigea lentement vers la seconde cour où se trouvent les bains. Comme il n’était pas d’ordinaire très expansif, Pétronia, prompte à se tromper elle-même, s’imagina qu’elle avait endormi la peine de son maître.