La Tour d’amour/05

La bibliothèque libre.
Georges Crès et Cie (p. 88-104).
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V


Le vieux, penché sur son petit bouquin, ne m’entendait pas venir de la spirale, et il continuait sa lecture bien dévotement.

Il disait, des lèvres seules :

— A… a… a… ah ! B… b… b… bien !

Et il s’arrêtait, trémolant, les joues gonflées par l’attention. La lampe du plafond l’éclairait tout en plein.

Il n’était pas rassurant d’aspect, malgré ses lectures pieuses, ce sacré père Barnabas.

Sa casquette enfoncée sur les tempes, d’où pendaient les deux oreilles de chien blond, le rendait plus blafard, plus nu de figure qu’un cul de singe. Ses pommettes saillaient, toutes luisantes, d’un jaune de cire d’église, et ses prunelles roulaient vertes et vitreuses comme celles des poissons crevés. Son vilain costume de bure, jamais ôté, jamais brossé, semblait enduit de jus de chique depuis ses quelque dix ans d’existence. (Je savais déjà qu’il couchait avec ses bottes.) On ne lui voyait pas de linge, ni sale, ni propre, mais il était juste de croire qu’il ne connaissait point l’usage des chemises, car il me regardait laver les miennes en sifflotant. Il était plus que sale, plus que laid, il était comme de la honte faite homme.

Arrivé derrière lui, je tâchai de me rendre compte de ce qu’il pouvait lire tous les soirs avec tant de persévérance. La bibliothèque contenait beaucoup de bouquins, toute la ribambelle qu’ordonne la marine soucieuse de distraire les prisonniers du large, des livres de science, des récits de voyage, et des histoires d’amour pas trop brûlantes : Robinson Crusoé, Paul et Virginie, les Fables de La Fontaine. Mais ce petit bouquin-là vous avait une forme de catéchisme ou mieux d’un…

Je me redressai, le frisson dans le dos. J’avais bien vu.

C’était… l’Alphabet.

Le père Barnabas, le gardien-chef du phare d’Ar-men, ayant fait ses études et obtenu son diplôme depuis longtemps, lisait… l’alphabet, par conséquent ne savait pas lire !…

Pourquoi que cela me donna la chair de poule, au lieu de m’amuser ?

J’en demeurai muet d’horreur.

— Ben, quoi, le Maleux, qui me dit, levant son nez de camarde ? C’est-y que tu as la colique ?

À cause de l’histoire des moules, il me rappelait que j’avais le ventre sensible.

Je regardais toujours le petit bouquin. Je répliquai, d’un ton très respectueux, — ce n’était pas souvent qu’il daignait m’adresser la parole :

— Patron, le vent s’attache là-haut pour de bon. Je crains de la complication pour cette nuit. Alors…

— Faudra veiller ensemble ! qu’il bougonna sans plus se déranger, et il reprit sa lecture, ânonnant péniblement sur les voyelles :

— A… a… a… i… u… aou… aou !

Ceux qui vivent bien au chaud, dans leur cambuse de la terre ferme, ne se doutent pas de ce que c’est qu’une soirée passée en mer, sur un navire qui ne bouge pas, dans lequel on n’a donc pas l’espoir d’aborder quelque part et où on ne cesse jamais d’entendre le vent.

Cette nuit-là, il faisait un tel sabbat, le vent, qu’on avait envie de mourir. Cris de chouettes, cris de femmes, cris de sorcières, cris du diable, tout s’en mêlait. À chaque instant ça changeait de note, et ce qui pleurait au loin, venait, la minute après, rire et cracher sur notre porte. La porte, elle, tenait bon, mais, dessous, giclait de l’écume. L’esplanade, les dalles et les escaliers se couvraient de paquets d’eau, à telle enseigne qu’on se sentait pencher. De là-haut, par la spire, s’engouffrait la musique malgré que j’avais fermé l’entrée du chemin de ronde, les trombes de cris et d’injures s’enflaient en parcourant cette grande cheminée d’usine, nous dégringolaient sur les épaules comme la colère même de l’océan.

Ce vieux ânonnait toujours d’un air paisible.

Chose bizarre, ce qui m’épouvantait le plus, c’était ça !

Je restai debout près de la table, ne me décidant pas à lire de compagnie. Je n’avais aucun goût pour l’alphabet, moi, et je ne voulais pas baisser la tête.

Pourquoi ? Je n’en sais trop rien. Je me rappelle seulement que je ne le quittais pas de l’œil.

— Les lampes vont bien, j’ai ramassé trois gros martinets sur l’armature, mais ils n’ont pas entamé le vitrage… faudra voir… que je dis machinalement.

— Faudra voir ! répéta le vieux, épelant de tout son cœur.

Je voulais m’en aller veiller là-haut. Je ne me décidais pas. Est-ce que le séjour au phare me rendait peureux ?

En tous les cas, je me sentais sans volonté, sans force, sans idée raisonnable.

Je m’assis sur la table, laissant pendre mes jambes molles comme du coton.

Une buée nous entourait, la fumée du pétrole et un nuage humide sortant de dessous la porte avec les franges d’écume.

L’horloge balayait son heure de son allure monotone, au milieu du chambard, et quand ça craquait jusqu’au roc, on l’entendait craquer de son côté, telle une vieille sourde qui dérangerait un peu sa chaise en toussant.

Ah ! nous étions un joli ménage, le vieux et moi !

On était couple sur le même banc de galère, attaché à la même chaîne, et on ne se connaissait pas, on ne se comprenait pas. Les choses qu’on se disait n’avaient pas le sens humain. On mangeait le même pain, on buvait le même cidre et on ne s’offrait pas le rhum de l’amitié : chacun le gardait jalousement pour soi (car j’avais acheté du bon tafia, moi aussi, histoire de guérir mes coliques de moules).

Je pensais au camarade mort d’accident, péri d’ennui, peut-être, par une soirée pareille, au bout de cinq ou six ans… d’exercice. En arrangeant la grue d’arrimage ou en raccommodant l’armature, une nuit de grosse tempête, sans doute qu’il était chu de là-haut, et avait rebondi sur l’esplanade le front fracassé… à moins…

— Dites donc, l’ancien, que je murmurai du ton d’un qui fait la bête, c’est-y intéressant le livre que vous lisez ?

Le vieux leva les yeux.

— C’est un beau livre, qu’il me répondit, mais on a de la peine à s’y retrouver une fois qu’on a perdu le fil.

— Vous avez perdu le fil de… (j’allais dire l’Alphabet, je me mordis la langue) de votre histoire ?

— Oui, le Maleux, je l’ai perdu… par un soir de gros temps.

Il soupira et ajouta :

— C’était un brave gars, tout de même !

Je fus abasourdi parce que nous nous rencontrions juste sur la pensée du mort, mon prédécesseur.

— Hein ? Vous saviez donc lire… autre chose, à l’époque où il vivait, ce gars ?

— Je lisais… dans son âme, et maintenant que le diable le garde à ma place !

Le vieux posa son livre, leva la main en faisant un signe au plafond.

Ses yeux me semblèrent plus troubles qu’à l’ordinaire. Il ne perdait pas le fil de… l’alphabet, l’ancien.

— Hon !… on… our… ur ! chantonna-t-il tout à coup.

Et il ajouta :

— Je suis né natif d’Ouessant, voilà vingt années que je suis le gardien de la Tour d’…amour, de la tour d’Ar-Men.

Il ôta sa casquette comme pour saluer quelqu’un.

— Bon ! bon ! balbutiai-je, saisi d’effroi. Je ne voulais pas vous offenser, monsieur Barnabas. On essaie de causer pour passer la mauvaise heure ensemble. D’ailleurs je ne suis pas curieux, moi, je ne tiens pas à me mêler des affaires du voisin.

J’aurais dû avoir une fameuse envie de rire, car, en ôtant sa casquette, le vieux s’était dépouillé de ses cheveux, mais sa tête, blanche et luisante comme une lune, me produisait un effet extraordinaire.

Il fixait ses yeux de poisson crevé sur les miens, me paralysait.

— Quoi que t’as, le Maleux, à me moucharder ?

Je pris le parti de me moquer de lui.

— Voyons, père Barnabas, je ne moucharde personne ici, vous avez le délire du vent.

Le délire du vent est un mal bien connu des gardiens de phare, surtout quand ils débutent. On finit par s’entendre appeler du haut en bas de l’escalier, le long des échelles, partout où peut siffler quelqu’un.

— Oui, fit-il, mélancolique et de son ton de vieille femme geignarde, j’ai le délire. Pourtant j’ai pas mon pareil dans le métier ; je sors jamais, je bois pas, je cause pas et je ne dors presque plus ; j’ai pas mon pareil sur toute la ligne de feu des côtes, ça tu pourras leur dire à nos officiers.

— Je crois qu’ils s’en doutent, monsieur Barnabas. Ils m’ont fait votre éloge, y a six mois, quand je suis venu chez vous. Non, vous n’avez pas votre pareil, et c’est point votre faute si le gars est tombé… ça peut m’arriver demain. Nous sommes tous à la merci de celui qui souffle.

Il sembla réfléchir, puis il ricana, tout en caressant les cheveux blonds qui ornaient les oreilles de sa casquette huileuse.

— M’est avis que ça ne t’arrivera pas, le Maleux.

— Dieu le sait ! Dieu le veuille !

— Dieu… il est mort, répliqua-t-il durement, et il me tourna le dos.

— Vous allez monter, l’ancien ?

— Oui, c’est mon moment… Je sens que ça se gâte, là-haut… J’ai pas besoin de toi.

Je restai figé sur la table, en face de sa casquette qu’il avait oublié de remettre.

« C’est la tour prends garde !
« C’est la tour d’amour… ou… our… ur ! »

La voix montait, se mêlait au vent et devenait lointaine comme celle d’une fille qu’on étranglerait sur les dunes pendant une nuit d’équinoxe.

Je contemplais la casquette. Je finis par la prendre, du bout des ongles, étonné de la voir si graisseuse : on aurait dit de la peau de phoque.

Des deux côtés des oreillettes en cuir, des mèches blondes pendaient, de belles mèches de soie brillantes, des cheveux jeunes pour sûr et des plus fins.

Tout en tournant la coiffure sens dessus dessous, je vis qu’ils tenaient aux oreillettes de cuir par une espèce de peau plus souple, plus pâle, et que tous adhéraient à cette peau-là cousue le long du cuir avec de la ficelle grasse.

— Quelle drôle d’invention ! Où diable l’ancien a-t-il trouvé ces ornements-là ?

Je dégageai un peu les cheveux, je les écartai de cette peau presque transparente, imitant le parchemin, et…

Un fracas épouvantable retentit. Le phare trembla de la base au sommet. J’entendis le vieux qui gueulait mon nom, là-haut.

— La cage qui se brise, que je m’écriai, nous sommes foutus !

J’envoyai la casquette n’importe où, et je m’élançai dans la spirale.

La cage n’était pas brisée, mais à moitié ouverte vers le Nord. Une trombe d’eau, la dernière gifle du vent, ou, peut-être, un oiseau-caillou, fendant le cristal, avait démoli un régulateur, les lampes s’éteignaient, charbonnant et puant comme des torches, une fumée âcre, plus noire encore que la nuit, nous asphyxiait, se rabattant sur le chemin de ronde, nous empêchant de voir nos propres mains.

— Tiens bon ça ! dit le patron qui, à lui tout seul, un bras passé dans le vitrage brisé, se tailladant les chairs, supportait le poids de la machinerie.

Je pris sa place pendant qu’il essayait de rallumer les mèches en les aspergeant de pétrole enflammé. L’incendie n’était pas à craindre à cette hauteur, et d’ailleurs nous avions l’ordre de mettre le feu partout plutôt que de nous laisser éteindre.

— Hardi ! Là… Hisse ! Tiens bon le bout ! Tiens bon tout !… hurlait le patron dans la grande clameur du vent.

Il fallut trois heures pour arranger ce mécanisme.

Les mèches s’éteignaient malgré nos jets de pétrole, et les embruns passaient dessus comme des lambeaux d’étoffe mouillée, bouchant la lumière et nous bouchant les yeux. Des oiseaux (il me sembla bien que des ailes me frôlaient) tourbillonnaient au milieu de la fumée, augmentant son épaisseur, nous fouettant de leurs plumes hérissées. Moi, je ne tenais guère ce que je tenais. On me le tirait du haut du ciel, et plus je jurais pour faire lâcher les démons de l’air, plus il en venait au secours de leurs camarades.

Pendant qu’on se battait bien bravement, que la tête du vieux blanchissait dans la tourmente, toute pareille au globe de la lune, il y eut un petit répit… oh ! juste le temps de prononcer un Ave, nous respirâmes un coup, puis nous eûmes froid, d’un froid mortel : une cloche sonnait vers le Nord.

— Navire ! fit le vieux.

Un navire, par chez nous, à portée de son de cloche, c’était le naufrage inévitable.

Tout le jour il avait fait une brume si dense qu’on n’y aurait pas reconnu son bras droit. Des embruns glacés, des avalanches de pluie mêlées de grêle à croire que les nuages croulaient en petits morceaux ! La mer se redressait jusqu’au premier étage du phare, le cinglant de ses fouets de sel, même que nous avions mangé un poisson énorme, tombé sur le pas de notre porte. Après cette politesse, la vague se vengeait, et elle nous amenait des chrétiens !…

Ce son de cloche tintant, clair et suret comme vinaigre, dans ce tapage semblable au roulement continu du tonnerre, vous faisait l’effet d’une piqûre. On ne voyait rien en se penchant sur le parapet du chemin de ronde, ni feu d’avant ni feu d’arrière, et il était à présumer que les lumières de ce vaisseau ne se rallumeraient jamais.

— Faudrait peut-être se préparer pour le canot avec des bouées, que je dis au vieux, les dents claquantes.

— Pas la peine, qu’il fit d’un ton calme en nouant son mouchoir autour de son crâne déplumé, parce qu’il avait rudement chaud dans le vent froid, ils vont s’échouer à la pointe… sont péris d’avance.

— Ah ! les pauvres bougres ! Nous ne pouvons tout de même pas rester ici plantés, tranquilles… c’est des hommes…

— Nous aussi !

Je devinais bien qu’il n’y avait plus rien à faire. Le canot d’en bas, c’était une frime, bon à pêcher des moules le long de notre rocher. On ne pouvait pas leur porter du secours sans passer sur le dos de la Baleine (s’appelait ainsi l’écueil à fleur d’eau que nous relevions de chez nous). Alors, comme on ne passe pas en barque sur un écueil sans y rester corps et biens… fallait souffrir leur perte. Nous avions couru risque d’être emportés par le vent pour maintenir nos feux, notre devoir s’arrêtait là.

La cloche tintait toujours.

Nous redescendîmes chercher du filin, des tiges d’acier, et nous remontâmes, silencieux (le vieux oubliait sa petite chanson amoureuse), histoire (l’achever proprement notre ouvrage.

Le temps de remonter… la cloche ne tintait plus !

Me tournant vers le Nord, durant que la rafale se taisait quelques secondes, j’entendis des voix hurler et ce n’étaient pas celles des démons de l’air.

Le vieux n’ôta même pas sa casquette qu’il avait remise, en bas, par-dessus son mouchoir noué.

Il dit, tordant le filin autour du fer d’une poigne vigoureuse :

— Ça y est !

J’ai pas de dévotion, seulement la nuit était si noire, le vent si lamentable… Je fis le signe de la croix.

Le vieux me regardait, ses yeux virèrent :

— Ben quoi, qu’il fit mécontent, puisque Dieu est mort !