La Tour d’amour/06

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Georges Crès et Cie (p. 105-129).
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VI


On n’a pas d’idée de ce que c’est que la pluie, en mer, et sur un phare. Ça brouille tout, ça mouille tout, ça vous fond la cervelle, ça vous dilue les moelles, on coule, on s’égoutte peu à peu, on est moins consistant qu’un nuage, n’importe quel prétexte vous serait bon pour aller rejoindre l’eau, la grande eau finale.

Il pleuvait depuis une semaine.

Plus de bourrasque, plus de beuglement : un petit hou hou sempiternel, une plainte de vieille geignarde agonisante, et le bruit de la pluie, un bruit de pattes maigres sautillant toujours à la même place.

À trois milles devant soi, c’était comme de la laine grise cardée, de temps en temps, par la crête des lames. Les cieux et la mer s’unissaient pour vous fournir un pareil tableau d’embêtement.

J’avais fait le projet de m’aller promener à Brest, ou du côté de Sein, courir l’aventure d’une fiancée, pour me détendre les nerfs ! Mon jour de congé tombant après l’histoire du naufrage, j’osais pas sortir, ni demander le remplaçant.

Mon projet de noce fondait aussi comme moi, comme les nuages, il glissait dans l’eau, et l’Océan me buvait avec les grands vaisseaux, les petits serins, tous les hommes…

Pourtant, on tenait une distraction. Le vieux, vers l’heure de la marée forte, s’installait sur le bord de la dernière dalle de l’esplanade, un harpon à la main. La catastrophe signalée au ravitailleur, on nous avait répondu, du porte-voix :

— Navire anglais. Dermond-Nestle, retour du Cap. Veille aux épaves !

Et on cueillait l’épave. À la vérité, peu de chose encore, des tonnes ou des planches, quelques machineries de cuivre. Sur toute l’étendue de la côte, au bord de tous les récifs, il y avait des gars, vieux et jeunes, le harpon tendu. Et la marine télégraphiait partout où ce que la foudre peut servir de domestique le long des câbles.

Une jolie vie !

Moi, je faisais mon service les jambes de plus en plus molles, exaspéré en dedans, et sans aucune énergie pour me surmonter.

Un matin que les serins se battaient comme plâtre dans leur cage, la patience m’échappant, je les avais pris d’un geste fou et je les avais envoyés au large voir si la laitue y poussait. Leurs deux petites boules jaunes devinrent grises en tombant de cette hauteur dans le brouillard, puis tourbillonnèrent un instant, furent avalés par une lame.

Bonsoir les oiseaux !

J’aurais, maintenant, un singe, un chien, ou… une femme.

Le vieux, son harpon toujours dressé, ne disait trop rien, selon son habitude, mais ses yeux de poisson pourri s’illuminaient à se fixer sur l’endroit fatal. Il regardait le dos de la Baleine, ce prolongement noirâtre vers le Nord que le flot n’arrivait jamais à recouvrir complètement ; c’était de là que nous viendraient les cadeaux pour la marine. Il guettait à l’affût dès l’aube.

Un joli métier !

Si on ne pouvait pas sauver le pauvre monde, on devait récolter des planches. Ce n’était d’ailleurs pas facile. Toutes les épaves filaient en tournant sur elles-mêmes et, quand elles ne heurtaient pas le pied du phare, il n’y avait pas de chance de les revoir. Quelques-unes exécutaient un plongeon, disparaissaient mystérieusement dans les caves du rocher, ne remontaient plus, nourrissaient nos moules.

Un soir, je vins guetter en compagnie de mon ancien. Nous fumions nos pipes sous la pluie, n’échangeant point nos pensées, car nous n’en possédions guère de nouvelles. Il ruminait son alphabet, probablement ; moi, je comptais les jours à tirer avant la prochaine sortie de ce purgatoire. L’eau du ciel nous ruisselait dans le dos, sur les bottes, imbibait nos habits comme des éponges ; on en avalait des pintes malgré soi, rien qu’à sucer son tuyau de pipe, la fumée bleue se transformait en buée grise, on fumait de la pluie, quoi !

La lumière du phare tout flambant neuf, remis au point par une grosse provision d’huile, se changeait en une espèce de vapeur jaune, sulfureuse, assez semblable à la lueur qui se dégage des locomotives pénétrant, panaches rabattus, sous un tunnel. Les lames moutonnant dans cette lueur diffuse prenaient des tons de bitume, et ce n’était pas drôle.

Moins drôle encore fut l’épave qui nous arriva portée de rouleaux en rouleaux d’encre, toute livide au milieu de ce crépuscule maudit.

— Une tête ! patron… là, du côté de la Baleine… Un noyé, patron !

— Laisse venir ! qu’il répondit tranquillement.

Je sentis que l’eau de l’averse me coulait plus fort dans le dos.

C’était un homme ; presque assis sur la mer, une ceinture de sauvetage le maintenait flottant. Il allait en chemise, la poitrine gonflée, gras à crever, le front en arrière, les cheveux collés, ses yeux morts regardant encore très fixement quelque chose au loin, sa bouche grande ouverte continuant à pousser le cri qui ne sortait plus… Celui-là était fini depuis huit jours, car il montrait des taches de moisi sur sa peau, l’air comme truffé.

Il passa, tourna, valsa, nous salua bien honnêtement, et, tout en évitant notre harpon, il fila, ventre à la mer.

— Ils sont avancés ! que murmura Barnabas bourrant une autre pipe.

— Oh ! patron ! Les bras m’en tombent !

Je tremblais d’horreur. Il osait plaisanter, lui. Moi, je ne pouvais pas. J’aurais voulu faire dire une messe. Au phare de Trévennec, ils possédaient une chapelle, au moins. Ici on était plus seul qu’en aucun lieu du monde.

Puis il vint une tonne, mais elle se fendit contre la première dalle et s’abîma.

Ensuite il vint des cordages, un bout de mât, des boîtes de conserves. Nous en primes une où il y avait des mots anglais.

C’était des haricots verts (je savais un peu ces mots).

Et un autre noyé ; celui-là, un marin étendu tout habillé sur une table, le front caché dans ses bras. On aurait juré qu’il dormait.

Je rentrai un moment au phare, pour inscrire… les passants. Quand je me ramenai vers le vieux, je poussai un cri d’épouvante. Il en passait une bande, des hommes qui se nouaient les uns aux autres, un radeau fait de corps morts, des tas de jeunes hommes, une sorte de pensionnat de tous habillés pareils, pressés, tourbillonnants, une foule de nageurs allant vers la terre, car, vraiment, c’était bien l’heure de rentrer.

Le dernier traînait sa tête au bout d’un filin rouge qui lui sortait du cou.

Je restais là planté, la gorge serrée, le harpon tendu.

— Mais qu’est-ce que nous pouvons y faire, nom de Dieu, qu’est-ce que nous y pouvons ! que je répétais, ne sachant plus ce que je disais.

— Rien ! Y sont tous remontés du fond, excepté celui de la ceinture, répliqua le vieux, philosophiquement.

Ah ! il en avait vu, lui, des naufrages ! Il savait comment ça se pratiquait du fond à la surface, et le pays des macchabées ne contenait point de secret pour lui, le monstre.

Un monstre ! Non. Il faisait tout son devoir, solide au poste quand soufflait la tempête. Il portait encore la trace des blessures graves reçues en défendant la lanterne de là-haut contre les fureurs du vent. Il ne rechignait pas devant les corvées. Il buvait peu, ne dormait presque plus, ne demandait jamais de congé. Un vieux maniaque, mais un luron tout de même.

Pourtant, le cœur me levait de l’entendre m’expliquer ces histoires-là, de sa voix de vieille sourde en enfance ; il parlait, à présent, jacassait comme une pie :

— Les ceintures ? Oh !… ils en ont tous des ceintures, ça leur sert à mieux se sentir crever ! Quand on coule à pic, c’est fini tout de suite. Avec leurs garces de ceintures, ils espèrent, ils gueulent, ils se démènent… jamais ça ne les sauve. J’en ai vu un passer vers la pointe qui remuait encore, un jour d’il y a trois ans. Il a tellement remué qu’il a chu la tête en bas durant que ses jambes se raidissaient en l’air. Les noyés, c’est si bête ! Quand y s’arrêtent le long de la Baleine, ils verdissent là, au soleil, jusqu’à la prochaine montée des vagues. Le flot les reprend, les roule, et ils redescendent pour chercher les bons courants. Cette fois la fournée s’amène au grand complet. C’est des tas de gens riches, des passagers de première ; les matelots les ont dorlotés jusqu’au moment final ; on a pourvu tout le monde de sa belle couronne d’enterrement… et ça leur procure l’agrément du grand voyage. Les matelots sont plus libres dès que la petite classe est à la trempette. À preuve… hein… n’en avons vu qu’un ? Et je parie qu’on ne reverra point de marin, au moins ce soir.

— Vous pensez donc, l’ancien, que cette procession-là va durer par chez nous, bon sang de Dieu ?

— Ouais, mon petit gars, t’es ben dégoûté, ricana le vieux dont les yeux sinistres jetaient des lueurs vertes, ça ne fait que commencer. Je collectionne point les morts, tu peux aller te coucher si les fressures te gargouillent. Je dis pas que je sauverai tous les vivants, car y en a plus de nos côtés, je ramasserai… (il hésita)… de la conserve toujours ! Tiens v’là justement une bouteille.

J’étais glacé. Je ne parvenais pas à rire. Je jetai mon harpon sur les dalles :

— Patron, que je lui dis solennellement, il vous manque une âme. Prenez garde ! C’est pas deux chrétiens perdus sur mer, comme nous le sommes ici, qui doivent rigoler d’un malheur pareil. Qu’on n’ait pas de religion, j’admets ça, mais qu’on s’amuse de voir couler des torrents de morts, ça me démonte. Je suis capable de vous fausser compagnie, vous savez ?

— Ben quoi ! Fous le camp ! J’ai pas été te chercher. Qu’est-ce que tu mouchardes encore chez moi ? Est-ce que tu crois que je sais pas d’où tu sors ?… (il éleva le ton, furieux tout à coup). On t’a dit de me surveiller, hein ? Mais je suis pas tellement nigaud. T’as fauté aussi, toi. T’as laissé éteindre les lampes, là-haut, un soir que t’étais sûrement de garde… et tous ces cochons de morts-là, tu pourrais ben les avoir sur la conscience, tu m’entends, le Maleux. Je parle clair, peut-être !

Je reculai comme s’il m’avait frappé en plein visage. Il disait une chose juste ; et si le naufrage avait eu lieu le jour de mon oubli !… car c’était certain, mon oubli, tellement certain que je l’avais dû consigner moi-même sur le journal de notre bord.

— Patron, oui, j’ai fauté… cependant… j’ai ma conscience, je ne suis pas un assassin.

Tous ces cadavres tourbillonnaient autour de moi, maintenant, à m’en donner le vertige. Ils ne passaient plus, et je les voyais encore, les uns la bouche ouverte pour leur dernier appel, les autres les yeux fixés à jamais sur leur dernière étoile. Ils allaient, allaient par troupe, par file, deux à deux, six ensemble, un tout seul, tout petit comme un enfant, et ils ressemblaient à une grande noce qui s’éparpille le long du dernier branle du bal.

— Non, que je répétai tout abruti, non, je ne suis pas un assassin ! monsieur Mathurin Barnabas.

— Ben quoi ! Moi non plus ! qu’il me répondit en tournant la tête vers un baril arrête sur le coin du deuxième escalier.

Et il harponna le baril.

Je remontai au phare, les jambes flageolantes, les paupières baissées.

J’en avais assez de voir ma vie !

Mon dîner fut court. Je brisai un morceau de biscuit, et je regagnai le chemin de ronde.

Là-haut, l’air serait plus pur.

Dans ma chambre, je fis l’inspection d’un petit mécanisme que je devais fourbir. Je donnai de l’huile aux godets pour le bon fonctionnement des régulateurs, et, mon travail fini, je me mis à lire n’importe quoi, essayant de ne plus penser aux processions macabres.

Seulement, une idée cramponnait ma cervelle.

Pourquoi diable n’avait-on pas vu passer une seule femme ?

D’abord cette idée me consola un peu. Je lisais Paul et Virginie, une histoire très douce où la femme est aussi une noyée, vers la fin. Et je me rappelais les longs cheveux blonds (ou bruns, je ne sais plus trop) de la demoiselle étendue sur le sable de la rive quand Paul… Oui, pourquoi pas une femme ? C’est que d’abord on sauve les dames, selon la vraie politesse française, ensuite elles voyagent moins que les hommes. Elles restent chez elles bien au chaud, entourées des petits qui sautent après leurs jupes.

Le livre me tomba des mains.

Et toutes celles qui attendent leur homme sur les jetées, là-bas !

J’aurais tout de même bien aimé en consoler une.

Posséder une femme bien douce, bien aimante, vous attendant, son museau rose prêt pour le baiser du retour…

— Comme les chats !…

Et l’antienne de la petite mauresque me revenait.

Je l’avais revue à mon second séjour à Malte, mais elle n’était pas libre, et elle m’avait seulement donné sa photographie. Cette photographie abîmée par les mouches de Marseille, que je gardais pieusement.

Oh ! les femmes !

Je m’endormis, moitié rêvant, moitié soupirant, et j’eus un drôle de rêve.

Je rêvais qu’une morte noyée… qui avait les cheveux du vieux, ses cheveux du soir…

L’habitude me réveilla juste au point de mon tour de garde. Je me mis debout, péniblement.

— C’est un sale rêve ! que je me dis, honteux de l’aventure.

…Enfin ce n’était pas de mon plein gré… et franchement dans la tour d’Ar-Men ça ne pouvais guère m’arriver autrement…

— C’est la tour d’Amour ! que je ricanais pour me moquer de ma propre faiblesse.

En songeant que j’habitais la Tour d’Amour, ça m’étonna de ne pas entendre le refrain coutumier de mon patron. Est-ce que le harponnage allait le retenir toute la nuit sur le bord de son escalier ?

Je fis ma tournée des lampes, et je nettoyai le vitrage, toujours empouacré d’une eau visqueuse avec cette éternelle pluie. Du bas de la cave des rocs montaient des mugissements, le flot poussait sa plainte creuse, se convulsait dans une violente rage de se sentir impuissant à nous démolir… la mer est si bonne ! Tout à coup un nouveau chant monta, non pas le long de la spire, venant de l’intérieur, mais du dehors, c’est-à-dire sur la vague. Le vieux chantait sa chanson, du côté de la Baleine, par le travers du phare, et il s’éloignait

Je restai un moment ahuri, me demandant si je ne perdais pas la tête ! Dame ! avoir vu passer tant de macchabées dans une seule soirée, c’est bien capable de vous troubler un peu l’entendement. Le vieux s’en allait, quittait le phare, et il chantait fort paisiblement sa chanson de damné.

— Comment s’en va-t-il ? En canot, parbleu !

Alors, tout s’éclaira d’une belle lumière. Il avait peut-être aperçu un chrétien vivant, et il voulait le sauver.

Un chrétien dans ces parages, lorsque le naufrage du Dermond-Nestle datait de neuf jours ?

— Hum ! je me dérange. Mon bonhomme, faut surveiller ta chaudière. Elle bout décidément trop fort, et tant de solitude pour commencer ne te vaut rien.

En effet, on ne se figure pas la situation d’un naufragé vivant sur le dos de la Baleine ; il n’y resterait pas trois heures debout ni assis. Pour s’échouer là, il faut être réduit à l’état de pâle molle, de paquet de linge qui ne lutte plus contre sa destinée.

Je me penchai, seulement la pluie brouillait toute perspective, les rayons des lampes se changeaient en vapeur jaune, et l’écueil immergeait à plus de deux cents mètres de chez nous.

La voix de la sorcière s’éloignait toujours.

Il est bon pilote, ce vieux ! pensai-je, résigné à prendre mon parti de toutes ses extravagances.

Au fond, je lui reprochais de ne pas avoir lancé le canot le soir même de la catastrophe. Ça, c’eût été plus naturel.

Je veillai le reste de cette nuit lugubre, supposant que je ne reverrais jamais Mathurin Barnabas.

Le lendemain, au déjeuner, mon patron s’asseyait devant une soupe chaude que j’avais eu l’audace de préparer de ma propre autorité.

Il était revenu de sa promenade nocturne et point sans peine, à ce qu’on en pouvait croire ! Ah ! le pauvre vieux, quelle triste mine ! Il vous en faisait une lippe ! Sa tête enfoncée dans les épaules, ses yeux chassieux, ses joues couleur de cire, ses mains tremblantes, son air plus sale et plus sournois que de coutume, vous indiquaient bien qu’il n’avait pas réussi son sauvetage.

Il mangea ma soupe goulûment, but un verre de son tafia, puis s’alla coucher, muet comme poisson.

Durant deux jours, il ne desserra pas les dents, faisant son service en horloge qui sonne l’heure, parce qu’elle est remontée, voilà tout.

Les morts ayant fini de nous rendre visite, je m’organisai pour m’offrir un congé au prochain ravitaillement. Le remplaçant étant toujours prêt sur la dunette du Saint-Christophe, il débarquerait à son tour, pendu par le palan, et moi je filerais.

J’emportais des notes au sujet de la perte du navire anglais, un long mémoire de boîtes de conserves, des numéros de planches et le signalement d’un tas de noyés.

Je me sentis enfler d’orgueil, à cause de ma mission quasi solennelle. Le malheur voulut que je me gâtai cette petite fête en jouant avec une lunette marine, là-haut, sur le chemin de ronde.

C’était la veille de mon départ. J’examinais curieusement les parages de la Baleine. Le temps était relativement clair, la houle moins dure et la pluie, balayée par un vent tiède, un vent de printemps, s’arrêtait pour laisser chauffer un peu les vagues.

Ça recommencerait, bien sûr, car le mauvais temps, c’est aussi une habitude dont le ciel ne se débarrasse guère, mais on respirait, cette minute-là.

Je mis ma lunette au point.

Quelque chose de blanc tachait le dos noirâtre de l’écueil.

Ce dos s’allongeait l’espace de plusieurs mètres, assez semblable à la quille d’un bateau retourné sens dessus dessous par l’ouragan, luisant, glissant, une vraie peau de phoque.

Pas une touffe d’algues, pas un pouce d’herbe, pas même de sable dans un creux. Le rocher simplement lisse que polissait l’eau depuis toute éternité.

En travers, un corps livide.

…Oui, un cadavre roulé là, jambes d’un côté, bras de l’autre, et le flot soulevait autour de sa tête une espèce de draperie brune.

Ce corps était absolument nu.

Je ne sais pas pourquoi j’eus tout de suite la fièvre parce qu’il était nu.

Il paraissait si blanc, si pur, si allongé en forme de fuseau et si joli.

— C’est une femme ! criai-je.

La draperie brune ?… des cheveux… de très grands cheveux dénoués. Une femme sans ceinture de sauvetage, celle-là. Une jeune femme qui achevait de se décomposer au tiède soleil de juin.

J’avais envie de pleurer et…

J’avais envie de rire, d’un mauvais rire de garçon qui se moque de la honte des filles nues.

Je descendis rapidement la spirale pour chercher le vieux.

Il allait préparer la grue d’arrimage, le ravitailleur ne pouvant tarder. Il enfonçait sa casquette sur ses oreilles, se dirigeait, plié en deux, oiseau de proie dont les ailes déplumées pendaient le long des rocs, vers l’esplanade, et son harpon traînait derrière lui comme une grande queue sans poil.

Je l’arrêtai d’un mot :

— Patron !

— De quoi ? grogna-t-il en tressaillant.

— Il y a encore un noyé sur le dos de la Baleine. Cette fois c’est du sexe !

Je ne me rappelle pas quelle intention je glissai dans ma phrase, mais elle suffit à bouleverser le vieux.

Brusquement il se redressa, devint très haut, lui si courbé, ses yeux flambèrent, illuminant toute sa face pâle, et il eut un geste de fureur, le harpon pointé sur ma poitrine :

— Ben oui, il y a une femme là-bas. Faut l’y laisser, mon garçon.

— Le jusant la roulera, père Barnabas, et nous l’amènera ce soir ; d’ailleurs, pas d’indication à relever pour ce dernier numéro, elle est nue des pieds au front, la pauvre dame.

— Le jusant ne roulera rien du tout.

— Pourquoi donc ? C’est même bien curieux qu’il l’ait pas déplacée depuis trois jours…

— Hein ?

J’avais mes raisons, moi. Je regardais très attentivement le vieux qui me menaçait du harpon, et je trouvais qu’il changeait de plus en plus de couleur.

Enfin l’arme terrible lui tomba des mains.

— Tu m’as vu le soir du canot, loi ?

— Oui, je vous ai vu, père Barnabas. C’est d’un beau courage… Quand on ne peut plus sauver personne !

— Elle était morte, murmura-t-il d’une voix chavirée. Alors, y a pas de mal à se rendre compte.

— Elle était toute nue aussi…, c’est bien extraordinaire qu’elle puisse pas démarrer de l’écueil…

Au fur et à mesure que je posais mes questions, il me semblait que je m’expliquais, intérieurement, des tas de choses louches.

— Ben quoi, ricana-t-il, pris au piège, épouvanté par un hurlement de sirène qui annonçait le ravitailleur. Tu vas peut-être pas me dénoncer ? Je l’aurais ben sauvée si elle avait été vivante, la pauvre garce. Seulement, elle est presque pourrie… alors… Un peu plus, un peu moins… Je l’ai fixée avec deux boulets.

— Cochon !

Nous demeurions l’un en face de l’autre, plus pâles que tous les morts charriés par la mer.

Nous nous étions enfin compris…

Le Saint-Christophe, renversant sa vapeur, exécuta un demi-tour, présenta son flanc gauche et nous héla du porte-voix, selon l’usage.

Sans ajouter une syllabe, d’un commun mouvement de bras, en peineurs qui font toujours la manœuvre ensemble, nous lançâmes la bouée, le fil de va-et-vient fut harponné, accroché au palan, la grue s’abaissa, pendant que le petit vapeur, lâchant des fusées blanches, sifflait à nous déchirer le tympan.

— Ho ! Hisse ! Hisse ! Hisse en haut !

D’un geste bien d’accord, nous halions sur le câble.

— Hisse en haut ! Hisse ! Hisse ! Ho

— Le paquet du ravitaillement nous arriva, ensuite ce fut le remplaçant, autre paquet de goudronnerie qu’il fallut sécher, réconforter d’un verre de rhum que j’offris.

Et à mon tour, je me suspendis au palan pour m’envoler jusqu’au Saint-Christophe, où je trouvai des bougres pleins de cordialité.

Je pouvais dire que, depuis six mois, je n’avais pas vu de personnes humaines.

J’en pleurais de joie.

Ce qui fit sourire l’officier.