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La Vertu d’Alfred/01

La bibliothèque libre.
Éditions Prima (Collection gauloise ; no 1p. 1-7).


LA VERTU D’ALFRED

i

La Lettre déchirée


Adrienne Rouchaud venait de s’éveiller.

Assise dans son lit, elle regardait complaisamment son visage que lui renvoyait la glace de l’armoire placée dans l’angle de la pièce et qu’elle pouvait facilement voir de sa couche.

Elle se détaillait elle-même, admirant la fraîche de son teint, la fermeté de ses seins découverts par la chemise chiffonnée pendant le sommeil, Elle souriait à l’image que reflétait le miroir, découvrant des dents blanches que ne déparait encore aucune aurification. Elle secouait la tête, étalant sur ses épaules ses beaux cheveux bruns dans lesquels elle n’avait remarqué encore aucun fil d’argent, Étirant ses bras dont elle considérait avec plaisir la rondeur, elle se murmurait à elle-même :

— Je suis toujours aussi belle.

Avoir trente ans, être veuve et riche c’est-à-dire posséder ces deux biens si précieux entre tous : la liberté et la fortune, n’était-ce pas tout ce que pouvait désirer une jolie femme comme elle, pouvant plier la vie à tous ses caprices ?

Cependant, un pli barrait son front.

Elle poussa un long soupir :

— Oui fit-elle, se parlant toujours à elle-même, je suis belle et pourtant je suis trompée !

Éternel mystère de l’amour. Cette femme qui semblait être la plus désirable des maîtresses, avait une rivale.

La veille, elle avait découvert chez son amant une lettre de femme.

Quel instinct l’avait poussée à ramasser dans une corbeille ces lambeaux de papier déchirés ? Elle n’aurait su le dire.

Toujours est-il que la vue de ces débris l’avait fascinée ? Sans doute le papier parfumé avait-il décelé à son esprit féminin une correspondance amoureuse.

Elle s’était emparé des morceaux de la lettre qu’elle avait enfouis précipitamment dans son sac. Et le soir, rentrée chez elle, seule, dans sa chambre, elle les avait patiemment recollés sur une feuille de papier.

Ce jeu de puzzle délicat et difficile lui avait demandé trois longues heures.

Pendant ce temps, ses nerfs avaient été à une rude épreuve.

Pourtant elle y était parvenue, et, une fois les morceaux froissés dépliés, rapprochés les uns des autres après une minutieuse attention, elle avait enfin pu lire et se convaincre de son imfortune. Alors, les mots et les lettres, tracés cependant d’une écriture très fine, lui étaient apparus gigantesques et l’avaient frappée comme autant de coups de stylet.

Voici, en effet, ce qu’elle avait lu sur la missive reconstituée :

« Mon grand chéri,

« Je serai chez toi demain matin à onze heures comme convenu, puisque tu seras seul.

« Je me fais une fête de déjeuner en tête à tête avec toi, comme l’autre jour, et de passer ensuite ensemble une bonne après midi pendant laquelle nous serons complètement l’un à l’autre et pourrons nous aimer tant que nous voudrons.

« Que la journée va être longue, mon Paul, en attendant demain matin. Jamais cela n’arrivera.

« Ta Jeanne impatiente de t’appartenir et de se pâmer sous tes baisers. »

Cette Jeanne, c’était naturellement la meilleure amie d’Adrienne.

Mais qu’avait-elle donc pour que Paul la lui préférât ? Elle n’était certainement pas plus jolie. Et c’est à quoi Adrienne songeait encore en se regardant dans son miroir.

Ni plus jolie, ni certainement plus caressante.

Car cet amant qui la trompait ainsi outrageusement, il n’avait rien à lui reprocher sous aucun rapport. Elle était bien sûre qu’il ne pouvait rencontrer de maîtresse plus passionnée, plus vibrante sous l’étreinte, plus chatte qu’elle l’était pour lui.

Ces hommes, tous les mêmes, des monstres dont le meilleur ne valait pas autant dans tout son corps qu’une femme dans son orteil.

Et Dieu sait si elle l’avait aimé, ce Paul, si elle l’aimait encore ! N’avait-elle pas trompé pour lui M. Rouchaud qui était le plus parfait des maris ? Il est vrai qu’elle avait des excuses, M. Rouchaud étant beäucoup plus âgé qu’elle.

Adrienne avait fait un mariage de raison, en ce sens qu’elle ne possédait rien, alors que M. Rouchaud était la tête d’une fortune assez rondelette, gagnée d’ailleurs fort honorablement dans le commerce des bois de charpente.

Mais, de son vivant, feu Ambroise Rouchaud s’était très bien conduit à l’égard de sa femme, lui accordant tout ce qu’elle désirait, la dorlotant de son mieux, lui procyrant tout le luxe que ses moyens lui permettaient.

Enfin, il avait été le modèle des époux jusqu’à fin puisqu’il avait laissé à sa veuve toute sa fortune, l’instituant par un testament en bonne et due forme, sa légataire universelle au détriment de sa famille, laquelle était représentée par une sœur mariée en province avec un modeste fonctionnaire. Cette sœur de feu Rouchaud était mère de deux enfants qui avaient été élevés dans l’espoir d’être un jour riches, grâce à l’héritage de l’oncle Ambroise.

La déconvenue avait, on le conçoit, été très grande et Mme Valentin née Rouchaud, avait d’abord vitupéré contre « l’intrigante », mais Adrienne avait su habilement calmer la colère de sa belle-sœur, en assurant qu’elle s’intéresserait plus tard au neveu et à la nièce de son mari. C’était le moins qu’elle pouvait faire pour témoigner sa reconnaissance envers un homme qui avait eu à son égard toutes les délicatesses, y compris celle de se retirer discrètement de la vie, assez tôt pour qu’Adrienne pût encore jouir de l’existence.

La famille Valentin-Rouchaud, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, entretenait des relations en apparence très cordiales avec la veuve de l’oncle Ambroise.

Adrienne, après avoir rendu pieusement les derniers devoirs à son mari, était retournée à ses amours personnifées par M. Paul Duclaux, qui avait naturellement été l’ami du défunt et dans les bras duquel la belle Adrienne prenait la part d’affection que son époux était incapable de lui donner malgré toute sa bonne volonté.

Jusqu’à ce jour, Paul s’était montré passionnément épris de sa maîtresse qui était heureuse d’une telle constance. Et voilà que soudain une lettre déchirée ramassée par hasard, lui révélait que son amant la trompait avec sa meilleure amie, Jeanne Beauger, une artiste qu’il avait rencontrée chez une amie d’Adrienne et que celle-ci elle-même lui avait présentée.

— Ce sont deux misérables, disait-elle rageusement, deux misérables !… Et je me vengerai !

« D’abord, ma petite Jeanne, tu Vas voir si je vais t’en donner, moi, « une bonne après-midi » avec ton Paul… « Son Paul ! Voyez-vous cela ! Alors, moi, on me plaque et on doit se ficher de moi dans les grands prix… Attendez, mes petits agneaux, Attendez !… Vous allez voir de quel bois je me chauffe !…

À ce moment la servante frappa à la porte de la chambre.

— Entrez, Julie ! répondit Adrienne.

Julie était une jolie fille de vingt ans, aux yeux pétillants, à la poitrine bien formée, brune appétissante qui riait toujours.

Elle entra, et remettant un pli à sa maîtresse :

— Voici, dit-elle, une lettre pour madame.

— Une lettre ? fit Adrienne avec surprise. De qui donc ?

Elle décacheta l’enveloppe et commença la lecture de la missive.

Au fur et à mesure qu’elle lisait, un ennui se montrait sur son visage.

Et il y avait de quoi.

La lettre, en effet, était de sa belle-sœur, cette Mme Valentin habitant le fond de la province, qui lui écrivait :

« Ma chère Adrienne,

« Cette lettre ne précédera que de quelques heures l’arrivée chez vous de notre fils Alfred.

« Nous l’envoyons à Paris pour chercher une situation, C’est maintenant un grand jeune homme de vingt ans bientôt. Il ne sait encore dans quelle voie se diriger, mais vous pourrez peut-être lui trouver quelque chose dans vos relations.

« Comme vous avez toujours dit que vous vous intéresseriez aux neveux de votre mari, nous n’avons pas hésité un seul instant à nous adresser à vous.

« D’autre part, comme Alfred ne connaît personne à Paris, nous avons pensé que vous pourriez le loger chez vous et veiller sur lui afin de lui éviter les mauvaises fréquentations qui guettent toujours dans la capitale un jeune homme seul.

« Nous vous remercions d’avance de tout ce que vous ferez pour Alfred et nous excusons d’avoir ainsi disposé de vous.

« Croyez à nos sentiments bien affectueux.

Lucienne Valentin.

Lorsqu’elle eut achevé la lecture de cette lettre, Adrienne qui n’était pas déjà très bien disposée, s’écria :

— Eh bien ! Elle ne se gêne pas, Lucienne Valentin, née Rouchaud :

« Nous nous excusons d’avoir disposé de vous ». Tu parles qu’ils disposent de moi ? Non, mais, quel toupet ! En voilà une idée de vouloir me faire servir de chaperon à un gamin de vingt ans qui va m’appeler « ma tante ! » long comme le bras… Comme c’est amusant !

« Enfin, je m’occuperai de cette histoire là ce soir… Ce matin j’ai mieux à faire.

Elle sonna de nouveau sa camériste et lui dit :

— Julie, lisez cette lettre. Vous verrez si ma belle-sœur exagère.

« Si je vous la fais lire, c’est pour éviter de vous donner des explications au sujet de ce jeune homme qui va arriver d’un moment à l’autre.

« S’il vient en mon absence, vous le recevrez poliment, mais sans plus. Vous lui dresserez provisoirement un lit sur le divan dans le petit salon. On verra après ce qu’on en fera. D’ailleurs, j’espère le réexpédier le plus vite possible à sa famille qu’il a eu bien tort de quitter.

« Qu’est-ce qu’il vient fiche ici ? Je me le demande.

— Moi aussi, madame.

— Vous aussi, naturellement. Il faut être du fond de sa province pour arriver ainsi à l’improviste chez les gens qui ne vous attendent pas.

« Pour le moment, Julie, je vais m’habiller, car je dois sortir de bonne heure…

— Madame déjeunera à quelle heure ?

— Je ne déjeunerai pas. Je suis invitée par mon amie Jeanne.

Et en disant cela, Adrienne eut un petit rire nerveux qui voulait dire :

— Comme je vais troubler leur tête-à-tête à ces deux-là !

Elle rejeta draps et couvertures et sauta vivement en bas de son lit. Une fois encore elle se regarda dans la glace et poussa un long soupir.

— Madame est très bien, déclara la servante.

— Vous trouvez, Julie ! Cependant, il paraît qu’il y a mieux puisqu’on me trompe.

— Ce n’est pas possible.

— C’est tellement possible que cela est vrai. Mais je vais me venger.

— Oh ! Madame fera rudement bien. Les hommes, c’est tous des propres à rien.

— Qu’est-ce que vous en savez ?…

— J’en sais ce que j’en sais…

Et à son tour Julie poussa un long soupir tout en aidant sa maîtresse à passer un peignoir avant de pénétrer dans son cabinet de toilette.

Deux heures après, Mme veuve Adrienne Rouchaud, très élégante, sortait de chez elle et, appelant un taxi, se faisait conduire chez M. Paul Declaux, qui ne l’attendait certainement pas, la croyant en voyage chez une parente malade… ce pourquoi il avait donné en toute tranquillité, rendez-vous chez lui à la blonde et séduisante Jeanne Beauger.