La Vertu d’Alfred/02

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 1p. 7-13).

ii

La Convive inattendue.


— Je t’aime !

— Encore un bécot !

— Donne tes lèvres !

— Oh ! Tu m’énerves !

— Ah ! Ah !

— Oh ! Oh !…

Paul et Jeanne prenaient l’apéritif.

Du moins les verres vides sur le guéridon témoignaient que l’apéritif avait été pris.

Les deux amants, qui s’étaient assis sur le canapé-divan-lit de la pièce tout d’abord bien sagement l’un à côté de l’autre, en étaient maintenant à des caresses plus réelles.

La gamme des baisers ayant été épuisée puis celle des enlacements, ma foi ils en étaient arrivés au moment où, les sens étant les plus forts, il n’y a plus qu’à leur obéir.

Ils obéissaient d’ailleurs de bon cœur et sans restrictions, puisqu’ils ne s’étaient donné rendez-vous que pour cela.

C’est à l’instant précis où Jeanne succombait sous l’étreinte de Paul que tout à coup la porte s’ouvrit et Adrienne apparut…

Le spectacle qui s’offrait à ses yeux n’était pas fait pour calmer sa colère… Elle ne put que pousser une exclamation :

— Cochons ! s’écria-t-elle…

Car c’est le propre de chacun de trouver dégoûtant chez les autres ce à quoi l’on goûte soi-méme grand plaisir…

Il était impossible aux deux amants de nier… et d’affirmer qu’ils prenaient tranquillement l’apéritif…

Adrienne profita de leur embarras :

— Ah ! oui, dit-elle… Vous ne m’attendiez pas. Évidemment, il n’y avait pas de place pour moi dans cette bonne après-midi qu’on devait passer en tête-à-tête…

Paul essaya timidement de placer un mot :

— Écoute, Adrienne, je vais te dire…

— Tais-toi… Tu n’as rien à dire… Cette femme, qui se prétendait mon amie, va se retirer immédiatement… et nous allons régler nos comptes tous les deux…

— Cette femme !… Vous pourriez parler autrement, tout de même…

— Vous aussi, vous osez parler…

Et Adrienne s’avançait, menaçante, vers Jeanne…

Paul s’interposa :

— Voyons, dit-il, un peu de calme. Je reconnais qu’Adrienne a le droit de se fâcher…

— Je le pense…

Mais Jeanne, s’adressant à son amant, lui dit :

— J’espère bien que tu ne vas pas lui obéir, et me chasser de chez toi…

— Je ne chasse personne…

— Non, dit Adrienne, mais cela veut dire : Adrienne, va-t’en…

« Eh bien ! non, mon petit, je ne m’en irai pas. Si Madame, reste, nous aurons une explication à trois, voilà tout.

Et, ce disant, Adrienne s’assit,

Après quoi, retirant un papier de son sac, elle dit, s’adressant à Jeanne :

— Voici une lettre qui serait certainement intéressante pour un monsieur que je connais bien et qui est assez naïf pour subvenir à votre entretien… Cela lui fera sûrement grand plaisir d’apprendre que vous êtes impatiente d’appartenir à votre Paul…

Paul se précipita :

— Rends-moi cela, dit-il.

Et il voulut arracher la lettre des mains d’Adrienne.


Assise dans son lit (page 1).

Mais celle-ci lui échappa et rangea le précieux document dans son corsage.

— Cela vous prouve, chère amie ajouta encore Mme Rouchaud, que tandis que vous attendiez « impatiemment » l’heure d’appartenir à votre Paul, celui-ci jouait avec moi, ici même, la comédie de l’amour…

— Finissez-en. Dites-nous ce que vous voulez…

— Ce que je veux, chère amie… Je veux que vous laissiez mon amant tranquille… Je n’entends pas du tout vous céder la place ici…

« Et puisqu’il y a un si bon déjeuner préparé en tête à tête, c’est moi qui le prendrai avec « mon » Paul…

Paul, entre ces deux femmes qui se disputaient sa personne, commençait à se trouver mal à l’aise, d’autant plus qu’il n’entendait renoncer ni à l’une ni à l’autre… Et le traître se demandait comment il allait pouvoir en sortir, sans perdre ni Jeanne ni Adrienne, lorsqu’un incident nouveau se produisit.

Jeanne avait vivement sauté sur Adrienne, et, fouillant d’une main agile dans le corsage de sa rivale, elle avait repris la lettre compromettante qu’Adrienne avait eu tant de mal à reconstituer.

Adrienne n’était pas encore revenue de sa surprise que sa rivale lui disait ;

— Ah ! Tu veux me faire chanter avec ta lettre !… Eh bien ! Voila… tiens, cette fois tu ne me la reprendras pas.

Et du document précieux elle fit une boulette de papier qu’elle avala d’un seul trait…

Pour le coup la rage d’Adrienne ne connaissait plus de bornes…

Elle se jeta sur Jeanne qui fit un bond en arrière en criant :

— Paul ! Tu ne vas pas me laisser assassiner par cette furie !…

De toute nécessité, Paul était obligé d’intervenir pour séparer les deux femmes…

Adrienne, alors tourna sa fureur contre lui :

Comme il lui touchait le bras, elle s’écria :

— Oh ! Le misérable !… Il me bat maintenant pour cette traînée !… Tu es donc devenu une brute depuis que tu la fréquentes !…

Puis elle ajouta :

— C’est bien ! Puisqu’il le faut, je cède la place, je vous le laisse « votre Paul ». Tâchez de le mieux garder que moi…

« Mais ne croyez pas tous les deux que je vous laisserai tranquille… Ah non ! par exemple… Je me vengerai…

Et sur ces mots menaçants, Adrienne sortit…

Paul et Jeanne, lorsque la porte se fût refermée sur elle, se regardèrent… Jeanne sanglotait, affalée sur le divan…

— Mon Dieu ! Mon Dieu !… gémissait-elle… Penser que tu avais déchiré ma lettre ainsi et qu’elle l’avait retrouvée…

— Ma petite Jeanne, voyons, lui disait Paul, ne pleure pas… puisqu’elle est partie…

— Oui, mais elle a dit qu’elle se vengerait…

— Tu es bête !… On dit toujours ça, mais on ne le fait pas… Et puis, qu’est-ce que tu veux qu’elle fasse !

— Je ne sais pas, moi… Elle ira raconter des histoires…

— Eh bien ! Tant pis, après tout. S’il le faut, moi, j’assurerai ta vie !… Ce sera bien mieux, nous serons à nous deux, sans nous cacher…

— Oh ! oui, ce sera en gentil, mon Paul !…

À cette pensée Jeanne se consola. Elle ne redoutait plus, la vengeance d’Adrienne.

Et Paul essuya avec des baisers les larmes de sa jeune amie. Puis, ma foi, ils reprirent sur le canapé-divan-lit la conversation interrompue par l’arrivée inattendue d’Adrienne.

Ils avaient tort cependant de dédaigner les menaces de celle-ci, car elle était sortie de chez son amant, bien disposée à les mettre à exécution. La seule chose qui n’était pas fixée dans son esprit, c’était le moyen qu’elle emploierait. Il était absolument nécessaire qu’elle se vengeât de l’un et de l’autre cruellement.

Pour Jeanne c’était facile, il n’y avait qu’à lui trouver une rivale qui lui enlèverait Paul, comme elle le lui avait enlevé à elle-même. Mais cela ne punirait pas Paul qui était le principal coupable…

Adrienne réfléchissait à tout cela en marchant dans la rue.

Au fur et à mesure qu’elle approchait de son logis, ses idées suivalent leur cours : elle échafaudait mille combinaisons sans en trouver une qui lui donnât satisfaction. Cependant, elle ne pouvait pas laisser les choses comme ça ; il lui fallait une vengeance…

Elle arrivait chez elle. Sur le seuil, elle se souvint de la lettre de sa belle-sœur et de l’arrivée prochaine de son neveu… Encore une contrariété… Ce jeune Alfred venait à une bien mauvaise heure…

Adrienne se souvenait de sa conversation du matin avec Julie et des instructions qu’elle avait données à celle-ci pour préparer le lit d’Alfred dans le petit salon…

Décidément, cet intrus était bien importun.

Julie vint lui ouvrir.

— Tiens, madame, dit-elle.

— Cela vous étonne.

— Oui, Madame avait dit qu’elle ne rentrerait pas déjeuner.

— C’est vrai… Je n’y avais plus pensé…

— Madame a l’air tout chaviré…

Adrienne regardait sa servante…

Ce n’est rien… dit-elle… un malaise…

— Ta, ta, ta… Madame m’a dit ce matin qu’elle était trompée… Madame vient de faire une scène à son ami… certainement… et c’est ce qui l’a toute bouleversée ainsi.

— De quoi vous mêlez-vous ?…

— Oh ! De rien… Madame m’excusera…

Adrienne contemplait encore une fois longuement la femme de chambre.

— Est-ce que j’ai quelque chose qui déplaît à Madame ? fit celle-ci étonnée de cette inspection prolongée…

— Non, pas du tout… Dites-moi, depuis que vous êtes ici… cela fait un mois environ, M. Paul Declaux n’est pas venu souvent…

— Je ne me rappelle pas ce Monsieur…

— Oh !… Il ne vient que très rarement.

C’était en effet, une habitude prise depuis son veuvage par Adrienne de ne recevoir presque jamais son amant chez elle…

C’est pourquoi il était inconnu de la camériste…

— Ce qui est regrettable, ajouta Adrienne comme se parlant à elle-même, c’est que mon neveu ne soit pas une nièce…

— Je ne comprends pas bien ce que Madame veut dire.

— Ça ne fait rien ! Ce n’est pas absolument nécessaire… Cette idée-là mürira…

Et Adrienne se retira dans sa chambre…

Quelle idée avait-elle eu ? Et pourquoi pensait-elle qu’il était dommage que son neveu ne fût pas une nièce ?…