La Vertu d’Alfred/06

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 1p. 37-44).

vi

Cousin et Cousine


Alfred pourtant, tout en se prêtant à la comédie imaginée par sa tante, trouvait que celle-ci exagérait sa surveillance autour de lui.

Le jeune homme se sentait encore moins libre que lorsqu’il vivait dans sa famille.

Il avait acquis, depuis son arrivée à Paris, une certaine hardiesse et il résolut de faire comprendre à sa parente qu’il lui serait agréable de sortir quelquefois seul. En outre, il brûlait du désir de déchiffrer un peu de l’énigme posée par Adrienne en substituant Julie à sa sœur, et en le faisant changer d’état-civil.

Il y était d’autant plus encouragé que sa tante était devenue de plus en plus aimable avec lui, et qu’à part le travers qu’elle avait de ne vouloir jamais le quitter — ou à peu près — elle le traitait très affectueusement. Adrienne avait même pris l’habitude de tutoyer son neveu, bien que celui-ci n’eut pas encore osé abandonner à son égard le vous respectueux.

D’autre part, le séjour du jeune Valentin se prolongeait à Paris sans qu’il ait encore entrevu la possibilité de parler à Adrienne du véritable motif de son voyage et risquer une allusion à son mariage avec Aglaé, la fille du notaire et à la nécessité pour lui d’apporter quelques billets de mille pour les jeter, dans la corbeille de mariage, à côté de la dot de sa fiancée.

Certain soir qu’il se trouvait, après le dîner, en tête à tête : avec Adrienne, il en profita pour risquer sa requête :

— Ma cousine, dit-il (il s’était enfin habitué à l’appeler ainsi), ma cousine, je vous ai promis de ne plus chercher à compromettre Julie. Vous devez vous apercevoir que j’ai tenu cette promesse, mais il y a deux choses que je voudrais vous dire.

— Lesquelles donc ?

— D’abord je désirerais savoir tout de même combien de temps cette comédie va durer et où vous voulez en venir,

— Où je veux en venir. Vraiment, cela t’intéresse, jeune curieux. Tu m’avais pourtant bien promis de m’obéir aveuglément sans me demander mes raisons.

— Sans doute, Mais, tout de même…

— Eh bien ! Je vais, malgré cela, te laisser entrevoir un peu de la vérité. La comédie finira bientôt. Fais seulement attention ; M. Declaux, tu as dû t’en apercevoir, tourne beaucoup autour de Julie. Tâche de les surprendre au bon moment et de défendre, comme il sied à un frère, la vertu de ta pseudo-sœur…

— Vous voulez donc vous venger de M. Declaux…

— Si je veux me venger de lui, le misérable !…

Alfred, tout ignorant qu’il fût de bien des choses, commençait à comprendre, sans cependant deviner jusqu’où allait la supercherie de sa tante.

Cependant, il lui dit :

— Vous pouvez compter sur moi, S’il vous a fait quelque injure, je vous aiderai à l’en punir,

Cette façon de se poser en chevalier servant de ses rancunes plut beaucoup à Adrienne, qui dit en riant :

— À la bonne heure ! Voilà un cousin qui est un galant homme ! J’en ferai quelque chose.

Alfred crut le moment propice pour exprimer son second désir :

— Ma cousine, dit-il. Vous venez de le dire, je suis un galant homme ! Donc je ne suis plus un petit garçon…

— Sans doute.

— Alors, si je ne suis plus un petit garçon, pourquoi exercez-vous sur moi une surveillance si étroite ? Je vous ai promis de ne plus faire la cour à Julie, mais je ne vous ai pas promis autre chose… Je pense que d’autres… personnes me sont peut-être permises…

— Oh ! par exemple !… Est-ce possible ! s’exclama Adrienne avec une indignation qui surprit son neveu.

— C’est très possible !… Ma foi, j’ai vingt ans… et pardonnez-moi ma cousine, je me sens parfois des ardeurs que… je voudrais bien satisfaire.

— Voyez-vous cela… ce jeune Alfred… Il se sent des ardeurs !…

— Il n’y a pas de quoi rire.

— Et que veux-tu que je fasse ? Je ne vais tout de même pas prendre ce que tu me racontes là au sérieux.

— Ma cousine, je voudrais bien que vous me laissiez sortir seul de temps en temps.

— Eh bien ! Il ne manquerait plus que cela !… Tu oublies que ta mère t’a confié à moi, qu’elle compte que je la remplacerai pour t’éviter « les tentations qui guettent toujours un jeume homme seul à Paris ». C’est ce que je fais, mon petit Alfred, et ainsi je remplis strictement mon devoir… Ne pense pas que je me relâcherai un moment de cette surveillance. Il y a trop de dangers dans la capitale pour que je t’accorde la liberté que tu me demandes… Nous verrons cela plus tard…

Alfred était stupéfait. Sa tante était décidément une énigme. Il avait bien deviné qu’elle s’embarrassait peu de préjugés, et l’histoire même de sa vengeance contre M. Declaux le lui prouvait encore… Et voilà qu’elle se montrait soudain jalouse de sa vertu… à lui !…

— Allons, dit Adrienne, si tu veux me faire plaisir, ne me parles plus de cela.

L’entretien, ce soir là, n’alla pas plus loin.

Mais Alfred ne se tenait pas pour battu. Quelques jours plus tard, alors qu’il venait du théâtre avec sa tante (cette fois on n’avait pas emmené « sa sœur ») et tandis que celle-ci enlevait son chapeau, le jeune homme qui avait accompagné Adrienne jusque dans sa chambre voulut frapper un grand coup :

— Ma cousine, lui dit-il, je ne comprends pas. Vous voulez que je reste sage et vous m’emmenez au théâtre voir des choses et surtout des femmes qui m’excitent toujours au point que lorsque je rentre, je suis comme fou…

— Comment, tu reviens encore sur ce sujet ?

— Oui, j’y reviens. Je ne peux pas faire autrement que d’y revenir. Car si vous continuez à me priver de ma liberté, comme j’ai promis de ne plus m’adresser à Julie et que je veux tenir ma promesse, ce sera tant pis pour votre nouvelle femme de chambre…

— Diable ! Voyez-vous ce Don Juan qui veut suborner toutes mes servantes les unes après les autres. Mais, mon pauvre petit, elles ne seront pas toutes à ta disposition. Et tu es bien présomptueux de supposer que celle-ci ne te résistera pas plus que Julie…

— Alors, laissez-moi un peu de liberté.

— Et qu’en ferais-tu, petit malheureux, de ta liberté ? Crois-tu donc que je n’ai pas deviné tout de suite que, dans ton aventure avec Julie, si celle-ci n’y avait pas mis beaucoup du sien, tu serais encore à te demander si tu oserais seulement lui parler…

— Cependant.

— Il n’y a pas de cependant !…

Et Adrienne éclata de rire :

— Non, Alfred qui veut une petite amie !… Mais tu ne saurais seulement pas quoi lui dire si tu étais seul avec elle…

— Je ne saurais pas, c’est vous qui le dites.

— C’est trop amusant !…

Adrienne regardait Alfred d’une si étrange façon… que le jeune homme rougit jusqu’aux oreilles.

— Tu rougis comme une jeune fille… Je te vois rougissant ainsi devant ta petite amie. Qu’est-ce qu’elle penserait de toi ?

— Oh ! C’est bien différent. Vous, vous es pas ma petite amie…

— Alors, si tu étais seul avec ta petite amie, tu ne rougirais pas ?…

— Oh ! non !

— Et qu’est-ce que-tu ferais ?…

— Dame !… Je ne peux pas vous le dire…

— Tu ne peux pas me le dire, et pourquoi donc ?… Tiens nous allons voir si tu saurais vraiment comme il faut s’y prendre…


Adrienne lui vint en aide (page 43).

« Voilà, suppose qu’au lieu d’être ta tante, je sois ta petite amie. Nous avons passé la soirée au spectacle et nous rentrons tous les deux… nous sommes seuls comme nous voici… alors, qu’est-ce que tu fais ?

— Oh ! ma tante… !

— Eh bien ! quoi, ma tante !… Montre un peu pour voir. Ça n’a pas d’importance, puisque c’est pour nous amuser… Allons !…

— Eh bien… voilà… d’abord je lui prendrais les deux mains dans les miennes… et je les embrasserais…

Adrienne, que ce jeu amusait, tendit ses deux mains :

— Oh ! ma tante ! Vous voulez…

— Je veux…

Alfred prit les deux jolies mains qui lui étaient offertes et déposa un baiser sur chacune d’elles.

— Ça n’est pas trop mal ! Mais deux amoureux ne se contentent pas de s’embrasser les mains… Après ?…

— Après… après… Je lui dirais : « Vous êtes belle et je vous aime ! »

— Ah !… continue…

— Je ne peux pas, ma tante…

— Et pourquoi donc, ne peux-tu pas, puisque c’est pour me montrer ?…

— Je n’ose pas…

— Si tu n’oses pas, ta petite amie ne sera pas contente. Vois-tu, les femmes aiment beaucoup qu’on ose…

— C’est qu’après, je la prendrais dans mes bras, je la serrerais bien fort… Et puis… je… je…

— Tu… Tu… allons… dis…

— Je dégraferais sa robe…

— Ça, par exemple, je voudrais voir comment tu ferais…

— Je ne peux pourtant pas aller jusque là en plaisantant avec vous…

Adrienne haussa les épaules :

— Voyons, entre une tante et son neveu, ça ne veut rien dire. Tu peux bien dégrafer ma robe, justement la femme de chambre est couchée…

— Puisque vous le voulez… alors…

Et Alfred s’approcha… puis se mit en devoir de défaire la robe de sa tante. Il faut dire qu’il était malhabile et que ses doigts tremblaient fort. Heureusement Adrienne lui vint en aide, tout en riant, la robe tomba, et la jeune femme apparut en un suggestif déshabillé…

— Et maintenant ? dit-elle…

— Oh ! maintenant… c’est trop grave…

— Vraiment ?… Je suppose qu’après un pareil exploit, tu n’en resterais pas là. Si ta petite amie t’apparaissait ainsi tu ne la regarderais pas comme tu me regardes…

— Si… mais je l’embrasserais partout sur les cheveux, sur les yeux, dans le cou…

— Ah !… Ah !… Comment ferais-tu cela ?… Montre-moi un peu…

— Oh ! ma tante…

— Laisse-moi donc tranquille avec tes « ma tante ». Tu ne dirais pas « ma tante » à ta petite amie… Tu l’appellerais par son petit nom… Adrienne par exemple, si c’était moi…

Pour le coup, Alfred perdit toute mesure…

— Prenez garde, dit-il, vous jouez avec le feu !…

— Bigre !… Heureusement je n’ai pas peur d’être brûlée…

— Vous avez tort…

Ma foi, Adrienne était tentante et désirable comme tout. La plaisanterie durait depuis longtemps… Alfred l’attira lui, disant :

— Tant pis… c’est vous qui l’aurez voulu…

Et il se mit à l’embrasser follement répétant :

— Puisque tu es ma petite amie, je vous aime… je t’aime… je t’aime…

Adrienne ne disait plus rien.

Fut-ce elle qui l’entraîna ou lui qui la poussa vers le lit ?

Toujours est-il que, quelques instants plus tard, en ouvrant les yeux, elle se retrouva couchée à côté d’Alfred…

Celui-ci la contemplait et son regard semblait dire :

— Est-il vrai que je l’ai possédée ?…

— Alfred ?… dit-elle.

— Adrienne ?…

Cette fois il n’y avait plus ni tante, ni cousine…

— Pour un débutant, tu promets…

Alfred répondit du tac au tac :

— Ma chérie, les bonnes promesses sont celles qu’on ne tarde pas à tenir…

Et il prouva aussitôt à sa tante-cousine-petite amie qu’il tenait les siennes incontinent…

Il avait enfin compris pourquoi Adrienne veillait sur lui si sévèrement, elle était jalouse !…

À présent, il n’aurait plus besoin de sortir seul, et sa chaîne lui semblait très douce… Il ne pensait plus ni à la tendre Aglaé ni à l’effrontée Julie…

Naturellement, dès le lendemain matin, il était au courant complètement des projets de vengeance d’Adrienne et jurait de les faire triompher…

Ils s’éveillèrent tard, et Julie, qui, maintenant, commandait à toute la domesticité, ne fût pas peu étonnée de ne voir se lever ni sa maîtresse, ni son pseudo-frère… Soupçonna-t-elle la vérité, nul ne saurait le dire… Pourtant, elle souriait d’un air entendu au déjeuner du midi, en demandant à Alfred :

— Eh bien ! mon frère… as-tu passé une bonne nuit ?