La Vertu d’Alfred/05

La bibliothèque libre.
Éditions Prima (Collection gauloise ; no 1p. 31-36).

v

Le plan d’Adrienne


C’était une idée machiavélique que celle conçue par Adrienne pour se venger de l’infidèle Paul et de la traîtresse Jeanne. Elle avait passé toute sa journée à la retourner dans tous les sens, à la mettre au point, à la parfaire complètement.

Elle lui était venue en pensant à toutes les contrariétés qui l’avaient assaillie depuis le matin.

Elle se résumait en ceci : faire épouser à Paul sa femme de chambre en la faisant passer pour sa nièce. C’est pourquoi elle s’était tant de fois répété qu’il était dommage qu’au lieu d’Alfred, sa belle-sœur ne lui eût pas envoyé sa fille. Dans ce cas, elle aurait réexpédié celle-ci à ses parents, ou mieux l’aurait confiée à une pension de famille des environs de Paris, et aurait fait prendre sa place par Julie.

Mais, en y réfléchissant, elle s’était dit qu’après tout son neveu lui servirait pour affirmer que Julie était réellement sa sœur. Ce qui l’avait d’abord inquiétée, c’était de savoir comment elle s’y prendrait pour faire accepter au jeune homme de tenir ce rôle. C’est pourquoi elle s’était demandé dans la soirée : Comment le décider ?…

Or, son arrivée inattendue venant déranger les épanchements d’Alfred avec Julie lui avait fourni le prétexte qu’elle cherchait en vain.

Aussi avait-elle été beaucoup moins fâchée qu’elle ne le prétendait de l’aventure esquissée entre sa femme de chambre et son neveu, Elle n’avait pas été dupe et avait très bien compris que Julie avait mis beaucoup du sien pour se faire séduire par le jeune Alfred qu’Adrienne avait deviné très inexpérimenté en amour.

Mais l’occasion était trop favorable pour qu’elle n’en profitât pas. Alfred, à présent ferait tout ce qu’elle voudrait dans la crainte d’être renvoyé à ses parents avec une missive dénonçant le scandale qu’il avait provoqué.

— Pauvre Alfred ! disait Adrienne… Il est gentil tout de même, ce gosse-là.

Et elle s’endormit en savourant à l’avance sa vengeance, se représentant M. Paul Declaux, avocat distingué, fils de magistrat, conduisant à l’autel et à la mairie dans sa robe blanche de mariée, la fille de paysans beaucerons, qui avait été la femme de chambre de son ancienne maîtresse…

Pour une vengeance, c’était une vengeance.

Le tout était qu’elle réussit…

Le lendemain, en se levant, Adrienne s’asseyait devant son secrétaire, et, sur du papier mauve parfumé et marqué à son chiffre, elle écrivait la lettre suivante à Jeanne,

« Ma chère amie,

« Je ne veux pas attendre plus longtemps pour venir m’excuser de mon algarade d’hier. Deux amies comme nous ne doivent pas se fâcher pour une chose aussi futile que le caprice d’un homme.

« J’ai bien réfléchi. Entre Paul et moi, il y avait surtout une longue habitude. Ma premiére colère passée, je suis revenue à plus de bon sens et je me suis dit que j’avais obéi à un mouvement d’humeur causé par une blessure d’amour-propre.

« Paul ne m’aime plus. Moi non plus. Je m’accoutume sans colère et sans dépit à l’idée qu’il peut en aimer une autre, et même que cette autre soit mon amie Jeanne.



Sans attendre, il enlaçait Julie (page 25).

« Il ne faut pas qu’il reste trace entre nous de cette brouille ridicule. Dis à Paul que je ne lui en veux pas, que je m’incline devant le fait accompli.

« Et pour vous le prouver à tous deux, je me ferai un plaisir de vous recevoir chez moi, quand vous le voudrez, « en amis ».

« Sans rancune. Je t’embrasse.

Adrienne »

Cette missive terminée, l’ancienne maîtresse de Paul en fit une autre à l’adresse de son ex-amant.

Elle emprunta cette fois le ton langoureux d’une amie délaissée qui se résigne à son sort, tout en gardant un bon souvenir des moments d’autrefois. Et elle terminait en disant :

« Je te laisse aller vers celle que tu m’as préférée. On ne peut pas forcer quelqu’un à vous aimer toujours. Ce que je te demande seulement, c’est de me garder un peu d’amitié en souvenir du passé. »

Adrienne relut deux fois les lettres, puis, satisfaite de leur rédaction, elle les cacheta et les fit porter à la poste.

Lorsque Jeanne et Paul reçurent, dans la soirée, cette étrange correspondance, ils ne surent que penser.

Le soir, en se retrouvant dans la garçonnière du jeune avocat, ils échangèrent leurs impressions.

— Crois-tu, disait Jeanne, ce qu’elle a osé m’écrire. Elle me dégoûte, c’est un manque de dignité comme on n’en a jamais vu. J’aimais encore mieux ses menaces.

Moi aussi, opinait Paul, qui était vexé au fond de la phrase d’Adrienne sur l’amour remplacé par l’habitude.

— J’espère bien que tu ne remettras pas les pieds chez elle.

— Oh non !

— Fais bien attention, C’est là qu’est la ruse ! Elle veut te reprendre.

— Mais elle n’y réussira pas. C’est fini, bien fini entre elle et moi à présent.

— Bien sûr… Tu me le jures !

— Je te le jure.

Et un baiser ponctua ce serment.

— En tous cas, observa Jeanne, cela prouve qu’elle est convaincue qu’il n’y a rien à faire pour le moment…

— Ni pour le moment, ni jamais…

Après quelques instants de silence, Jeanne reprit :

— Ça ne fait rien. On devrait tout de même y aller une fois, rien qu’une fois pour voir quel accueil elle nous ferait. D’abord, c’est nouveau, elle qui ne voulait jamais recevoir personne…

— Nous irons si tu veux, déclara Paul. Moi, tu sais, je n’y tiens pas…

— Tu n’es pas sûr de toi ?

— Oh ! si !… Qu’est-ce que tu me demandes là ? Aucune autre femme que toi n’existe plus pour moi.

Inutile de dire que Paul avait une folle envie de retourner chez Adrienne où il n’avait plus pénétré que de loin en loin depuis la mort d’Ambroise Rouchaud.

Quant à Jeanne, elle n’était pas moins désireuse de savoir ce que pouvait bien comploter son amie de la veille, car elle ne se faisait aucune illusion sur les assurances de sympathie contenues dans la lettre qu’elle avait reçue.

Mais comment aurait-elle pu deviner l’idée fantastique qui avait germé dans la cervelle d’Adrienne ?

Ainsi tous deux mordaient, sans s’en douter, et autant qu’Adrienne pouvait l’espérer, à l’hameçon qui leur était tendu.

Adrienne, de son côté, poursuivait l’exécution de son plan.

Deux jours plus tard, de nouveaux domestiques avaient remplacé ceux qu’elle avait congédiés et Julie, stylée par elle, s’était muée en une jeune demoiselle timide et rougissante qu’elle pouvait, en toute confiance, présenter comme sa cousine de province.

La jeune camériste avait eu tôt fait d’apprendre son rôle, Elle était assez fine pour avoir compris tout le parti qu’elle pourrait tirer de cette substitution.

Quant à Alfred, il s’était résigné à appeler Julie sa sœur, en attendant l’occasion qu’il espérait bien retrouver, de la traiter avec une sympathie beaucoup moins platonique.

Mais la tante veillait jalousement sur les deux jeunes gens, empêchant tout rapprochement dangereux…

Il avait bien fallu dévoiler à Julie une partie de son plan.

Elle lui avait dit :

— Je vous présenterai à un Monsieur Declaux. Vous serez aimable avec lui sans oublier la réserve et la timidité de votre nouvelle position sociale… L’important, c’est qu’il vous fasse la cour. Pour le reste, je vous donnerai des instructions quand le moment sera venu. Mais surtoutt, ne précipitez pas le mouvement !

Julie, naturellement, promit tout ce qu’Adrienne voulut. Elle se disait seulement qu’elle déciderait elle-même, à l’instant opportun, s’il y avait lieu ou non de précipiter le mouvement.

Enfin, le jour des présentations arriva.

Adrienne invita plusieurs amis à l’occasion du séjour à Paris de ses cousins de province, et naturellement Paul et Jeanne furent parmi les invités.

Adrienne fit largement les choses et offrit un dîner, au cours duquel elle eut soin de placer Paul à côté de sa prétendue cousine.

Personne n’y vit malice, pas même Jeanne, qui était trop préoccupée à observer l’attitude de la maîtresse de la maison à l’égard de son amant. Celui-ci cependant ne fut pas sans remarquer sa voisine de table, à qui il parlait de sa ville natale, — qu’il connaissait pour y être passé au cours d’un voyage.

Julie soutint très bien le choc.

Elle répondait par des monosyllabes en rougissant comme elle le devait et elle sut si bien dire « oui, monsieur » ou « non, monsieur » en baissant les yeux que Paul était, au dessert, enthousiasmé de la petite provinciale.

Alfred, lui, continuait à agir sans comprendre, et à parler ou se taire suivant les ordres de sa tante-cousine.

Le jeune homme avait maintenant une grande admiration pour sa parente, bien qu’il ne comprit toujours pas quel but elle poursuivait.

Les jours passèrent. Adrienne sortait maintenant, flanquée de ses deux cousins. Elle les conduisait à des thés, voire même au théâtre.

Et presque toujours, lorsque Julie l’accompagnait, elle s’arrangeait pour se rencontrer avec Paul. Celui-ci, de son côté, faisait tout ce qu’il pouvait afin de se trouver sur le chemin de son ancienne maîtresse, surtout pour retrouver celle qu’il croyait une pure et innocente jeune fille.

Les choses marchaient donc en tout point comme Adrienne le désirait. Il ne s’agissait plus que de les précipiter.