La Vertu d’Alfred/08

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 1p. 52-57).

viii

Aglaé s’inquiète


Cependant, tandis que tous ces événements se déroulaient à Paris, M. et Mme Valentin attendaient toujours la lettre de leur fils leur annonçant que la tante avait enfin consenti à le doter richement.

Il faut ajouter que les parents d’Alfred attendaient patiemment. Ils recevaient fréquemment des nouvelles du jeune homme qui, sans leur donner de détails — et pour cause — leur assurait que tout allait pour le mieux, qu’il avait plus qu’il ne pouvait l’espérer, gagné les bonnes grâces de la tante, mais ajoutait qu’il fallait être diplomate et ne rien brusquer.

À la vérité, si Alfred était heureux comme tout, il était plus embarrassé que jamais pour poser à Adrienne la question d’argent.

Et l’on comprendra son embarras si l’on réfléchit qu’il s’agissait de demander à sa maîtresse de lui procurer les moyens de se marier richement.

Il y avait même complètement renoncé depuis le jour où il avait pour la première fois, serré Adrienne dans ses bras.

Et puis, disons la vérité : Adrienne était jolie femme, c’était une amante parfaite, et Alfred n’avait nulle envie de la quitter pour retourner épouser la fille du notaire de sa ville natale. Il y avait même belle lurette que la pauvre Aglaé était complètement oubliée et que le jeune homme avait abandonné l’idée d’en faire sa femme.

Il aurait dû évidemment ne pas tromper plus longtemps cette jeune personne. Mais cela aussi lui était bien difficile, car il ne pouvait le faire sans donner à la fille du notaire, autant qu’à ses parents, des raisons sérieuses… et il ignorait lesquelles. En outre, sa famille s’étonnerait qu’il restât plus longtemps à Paris s’il n’avait plus rien à y faire… elle exigerait peut-être qu’il retournât dans son pays…

Pour toutes ces raisons, Alfred avait évité de répondre autrement que par des phrases vagues aux demandes de ses parents.

Et ceux-ci s’impatientaient.

— Enfin, disait un soir Mme Valentin à son mari, voilà six mois qu’il est à Paris. Il devrait déjà avoir réussi… Il y a, dans tout cela, quelque chose qui n’est pas naturel.

— Sans doute, affirmait M. Valentin, sans doute. Mais Alfred a peut-être raison d’être prudent. Tu sais bien que dans sa dernière lettre, il nous écrivait : « Ma tante est pleine de confiance pour moi ; elle me donne de grandes marques d’affection (sur ce point il ne mentait pas), mais le moment psychologique n’est pas encore venu. C’est une femme excellente, mais elle m’a dit souvent : « Tu peux tout me demander, sauf de l’argent ». Il faut que j’arrive à lui faire comprendre que m’offrir une dot, ce n’est pas tout à fait la même chose que de l’argent qu’elle donnerait de la main à la main. »

« Rappelle-toi cela. Ce garçon est prudent. Il a raison… plus que nous qui sommes loin et ne pouvons nous rendre compte…

— Et moi je t’assure… J’ai comme l’intuition qu’Alfred nous cache la vérité.

« Sais-tu ce que je crois ? moi ? C’est que cette aventurière le traite très mal, ne lui prodigue aucune marque d’affection, mais qu’il n’ose pas revenir sans avoir réussi… Il faudrait lui écrire de rentrer nous voir… ou bien mieux, aller a Paris.

— Aller à Paris ?

— Pourquoi pas. Nous irons pour le voir… c’est très naturel… Au besoin j’irai seule. Mais, sans prévenir, de façon à ce que je puisse mieux me rendre compte.

— Peut-être !… Comme tu voudras ! Mais auparavant, on pourrait tenter une dernière fois d’écrire à Alfred.

Justement, à ce moment, on sonnait à la porte du logis.

C’étaient Aglaé et sa mère qui venaient demander s’il y avait des nouvelles.

— Toujours les mêmes… c’est-à-dire encore rien de précis.

Et Mme Valentin recommença pour la mère d’Aglaé à exposer ses appréhensions, tout en faisant certaines réserves toutefois, car il ne fallait pas laisser entrevoir à la notairesse un échec possible qui pourrait faire manquer le mariage.

— Tout doit venir de la timidité d’Alfred, assura Mme Valentin. Et j’ai décidé d’aller moi-même à Paris voir ma belle-sœur. Mieux que mon fils, je pourrai lui parler et, puisqu’elle lui temoigne tant d’affection, lui faire comprendre qu’elle doit l’aider à s’établir.

En rentrant chez elle, la mère d’Aglaé déclara à sa fille :

— Mon enfant, je crois bien que le jeune Alfred nous reviendra comme il est parti…

— Oh ! non ! Maman ! Non… Ce ne serait pas possible !

— Rien, au contraire, ne me paraît plus probable. Je ne veux pas te faire de peine mais je crains bien que nous ne soyons obligés de rompre les fiancailles. Tu as, Dieu merci, assez d’autres prétendants…

— Et moi je ne veux pas… J’ai promis à Alfred, je ne peux pas revenir ainsi sur ma parole. Et quand bien même il ne réussirait pas à obtenir un don de sa tante, peut-être trouvera-t-il à Paris une situation qui nous permettrait de tenir notre rang…

— Non ! Non !… S’il ne rapporte pas ce qu’il est allé chercher, nous romprons.

Depuis cette conversation, Aglaé s’inquiétait. Elle s’inquiétait tellement qu’elle résolut d’écrire en cachette à son fiancé.

Et voilà comment Alfred reçut un matin une lettre de la fille du notaire lui disant qu’elle était très inquiète, lui racontant que sa mère voulait rompre leurs fiançailles, et qu’il fallait qu’il se dépêchât d’obtenir l’argent de « la vieille tante riche » pour venir bien vite l’épouser…

La pauvre Aglaé avait senti son cœur battre bien fort en jetant cette lettre dans la boîte… et elle attendait impatiemment la réponse.

Or, le soir du jour où Alfred avait reçu la missive d’Aglaé, il paraissait très préoccupé.

Lorsque, comme chaque soir, il quitta le canapé-divan du petit salon pour venir rejoindre dans son lit sa maîtresse, Adrienne ne fut pas sans remarquer que son jeune amant ait éprouvé une grande contrariété.

Couchée à côté de lui, câline, elle le questionna.

— Je n’ai rien, disait-il… Je n’ai rien.

— Si… c’est une lettre que tu as reçu qui t’ennuie. Ça ne va pas chez toi ?

— Mais si… mais si… il n’y a rien, je t’assure.

— Quand on dit « il n’y a rien » comme ça, c’est au contraire qu’il y a beaucoup de choses…

Et, ayant un doute, elle demanda :

— Alfred, montre-la-moi, cette lettre…

— Oh ! Elle n’avait pas d’importance…

— Raison de plus alors pour me la laisser lire…

— Je ne sais plus ce que j’en ai fait…

— Je crois bien, moi, que tu l’as mise dans la poche de ton veston.

— Oui, mais je l’ai déchirée après…

— Ça, ça n’est pas vrai !… Oh ! Il y a un secret dans cette lettre, que je ne dois pas connaître… Alfred… Est-ce que, toi aussi, déjà ?

— Oh ! non ! Adrienne, je te jure… Mais c’est bien comme je te le dis, j’ai déchiré la lettre.

— Et moi je parie tout ce que tu veux que je la retrouve dans la poche de ton veston.

Alfred n’avait pas eu le temps de protester que, avec vivacité, Adrienne avait sauté en bas du lit et s’était sauvée dans la pièce à côté…

Le jeune homme, affolé, courait après elle…

Mais sa maîtresse plus vive que lui, revenait bientôt, tenant la lettre dans ses mains.

Alfred alors prit un parti héroïque.

Il se jeta à genoux devant Adrienne, disant :

— Je te demande pardon… Je vais tout te dire…

Et il raconta tout, en effet, ses fiançailles avec Aglaé, et le complot ourdi par ses parents pour faire donner une dot par la tante de Paris, et comment sa mère le harcelait dans ses lettres pour qu’il arrivât enfin à un résultat…

Adrienne écoutait, tenant toujours la lettre dans sa main.

— Alors, cette lettre, dit-elle…

— Ne la lis pas, c’est Aglaé qui m’écrit. Elle ne sait pas, elle ne te connaît pas, alors elle dit des choses qui te déplairaient.

Mais allez donc empêcher une femme de lire une lettre de sa rivale… car, déjà cette Aglaé était pour Adrienne une rivale.

Alfred tremblait, se demandant comment sa maîtresse allait prendre l’expression « la vieille tante riche ».

— Oh ! dit-elle « la vieille tante riche », ça, c’est drôle !

Puis se tournant vers son amant :

— Alfred, tu l’aimes beaucoup, cette petite-là ?

— Oh ! tu sais… c’était arrangé entre les parents, on devait se marier, alors…

— Oui. Et maintenant tu ne l’aimes plus ?

— Peux-tu me demander cela, quand nous passons ensemble de si heureux moments ?

— Alors, si tu ne l’aimes plus… cela doit t’être indifférent de lui rendre sa parole.

— Oui, mais ma famille…

— Ne t’en inquiète pas… Je m’en charge…

— Dans ce cas, je rends sa parole à Aglaé…

— À la bonne heure ! Et maintenant, puisque je suis en train de faire et de défaire des mariages, et comme je ne veux pas qu’une autre jeune fille vienne encore essayer de t’enlever à moi… Alfred, si tu veux, je t’épouse…

Pour le coup, Alfred en était abruti. Avec Adrienne, il était habitué aux surprises extraordinaires, mais celle-là dépassait tout ce qu’il avait déjà vu et entendu. Sa tante lui proposait maintenant, après avoir été sa cousine, sa « petite amie », sa maîtresse, de devenir sa femme !…

Aussitôt, Adrienne ajoutait :

— Tu comprends. Ainsi, nous arrangerons tout. Moi, je te garde, et tes parents sont contents, car, en m’épousant, tu retrouves toute la fortune de ton oncle Rouchaud…

— Oh ! Oui ! approuva Alfred, radieux.

— Alors, mon chéri, viens vite nous recoucher.

Ce qu’ils firent sur-le-champ et célébrèrent leurs fiançailles, comme on se l’imagine, dans les transports les plus passionnés.


— Alors, mon chéri, viens vite nous recoucher.

La malheureuse Aglaé avait bien raison de s’inquiéter. Mais elle avait eu bien tort d’écrire. Sa lettre avait, en effet, précipité les événements et consommé son malheur.