La Vertu d’Alfred/09

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 1p. 58-64).

ix

Au nom de la loi…


Des gens qui furent stupéfaits, anéantis, assommés, ce furent M. et Mme Valentin, lorsqu’ils recurent le surlendemain au matin une lettre, non pas de leur fils, mais d’Adrienne, qui avait tenu à leur écrire elle-même pour leur annoncer sa résolution.

Cette lettre adressée à Mme Valentin était ainsi conçue :

« Ma chère Lucienne,

« Depuis qu’Alfred est à Paris, c’est la première fois que vous recevez de ses nouvelles par mon intermédiaire. Rassurez-vous, il ne lui est arrivé rien de fâcheux et si j’écris aujourd’hui en notre nom à tous les deux, c’est que j’ai tenu à vous annoncer moi-même le grand événement…

Mme Valentin lisait cette lettre à haute voix à sa fille et à son mari qui écoutaient religieusement. Elle fit une pause à cet endroit… et reprit :

… le grand événement.

« Alfred était venu chercher auprés de moi — il me l’a enfin avoué — une dot pour mettre dans sa corbeille de noces…

« Une dot c’était peu et mesquin. Je jette dans la corbeille, moi, toute la fortune que mon premier mari m’a laissée…

— Tu ne te trompes pas, tu lis bien ? demanda M. Valentin en écarquillant les yeux.

— Non, non, je ne me trompe pas… Il y a bien « toute la fortune ».

— Continue.

— Voici la suite !

« Mais je m’y jette aussi avec ladite fortune, ce qui veut dire qu’Alfred n’épousera pas Mlle Aglaé Durand, mais avec votre consentement, dont je ne doute pas, Mme veuve Adrienne Rouchaud, laquelle vous embrasse, non plus comme des frère et sœur, mais comme de futurs beaux-parents… »

— Ça, par exemple, ça dépasse tout ce que je pouvais imaginer, déclarait M. Valentin, mais c’est fou ! c’est impossible ! Je ne peux pas donner mon consentement à une pareille union.

— Pourquoi donc, après tout ?

— Mais parce que… parce que Adrienne a trente ans et qu’Alfred n’en a que vingt.

— Et après, qu’est-ce que ça fait, si ça leur plaît ?

— Et puis parce qu’on n’épouse pas sa tante…

— Oh ! une tante par alliance !

— Et les Durand, qu’est-ce qu’ils diront, les Durand ?

— Ils diront ce qu’ils voudront… Je sais une chose, c’est que nous retrouvons tout l’héritage de l’oncle Rouchaud.

— Tu dis : « Nous retrouvons ». Tu devrais dire « Alfred retrouve. »

— Alfred ne nous oubliera pas, ni nous, ni sa sœur…

— Enfin, je veux réfléchir avant de répondre,

— Faisons mieux que cela. Partons pour Paris.

— Sans prévenir.

— Naturellement, sans prévenir. En arrivant à l’improviste, nous serons mieux au courant.

— Sacré Alfred, va !… Il appelait cela des marques d’affection de plus en plus grandes…

— Comment tu supposes que…

— Qu’ils n’ont pas attendu notre consentement pour… naturellement.

Le lendemain, les époux Valentin et leur fille débarquaient et se faisaient conduire en voiture chez Adrienne.

Mais là une surprise nouvelle et bien plus grande encore que celle de l’avant-veille les attendait.

Lorsqu’ils demandèrent si Mme Rouchaud était là, on leur répondit :

— Mais non. Aujourd’hui, elle marie sa cousine !

— Sa cousine ! Quelle cousine ?

— Eh bien ! sa cousine, quoi, elle n’en a pas trente-six. C’est la sœur de son cousin, M. Alfred…

— Comment dites-vous, la sœur de M. Alfred ?

— Oui, même que le mariage civil a eu lieu hier et que c’est aujourd’hui le mariage religieux à Saint-Honoré-d’Eylau…

— Et M. Alfred, où est-il ?

— Dame !… Vous pensez bien qu’il est au mariage, lui aussi.

— Allons-y vite !…

Et les Valentin reprirent leur taxi pour se faire conduire à l’église indiquée où ils arrivèrent juste pour voir sortir le cortège nuptial, la mariée tout en blanc, une inconnue pour eux, au bras de Paul Declaux, suivie d’Adrienne s’appuyant sur le bras d’Alfred.

M. Valentin se précipita, congestionné, dérangeant la belle harmonie des couples :

— Arrêtez ! Arrêtez ! s’écria-t-il… Cette femme est une aventurière ! Elle n’est pas ma fille… la sœur d’Alfred… la voici…

Et il désignait sa fille à côté de lui.

Mais on l’écarta brutalement, en disant : C’est un fou !

Alfred pourtant écrivit rapidement quelques mots au crayon et lui fit porter ce billet :

« Ne te troubles pas, papa. Et viens nous retrouver aux Champs-Élysées pour le lunch !… Là tu pourras dire tout ce que tu voudras, au moment des discours. »

M. Valentin montra le billet à sa femme :

— Que dis-tu de cela, Lucienne ?

— Je ne dis rien. Je suis suffoquée… Mais allons toujours au lunch.

Et ils se rendirent, en effet, dans le restaurant des Champs-Élysées où le lunch était servi, offert par les parents du marié, qui avaient largement fait les choses.

La jeune épousée se tenait très bien. Elle ne disait pas grand’chose, mais elle faisait passer les plateaux avec les petits gâteaux, et tout le monde trouvait très gracieux ce geste pourtant si naturel de la part de Julie, qui y excellait et pour cause.

Bientôt, on se groupa et un jeune avocat, au nom de ses collègues du barreau, prit la parole pour féliciter son heureux collègue.

C’est à ce moment que la famille Valentin fit son entrée…

En apercevant son beau-frère, Adrienne alla à lui :

— Vous arrivez au bon moment, on n’attendait plus que vous.

Mais le père d’Alfred se drapa dans une dignité affectée :


Mais Julie le rattrapa (page 63).

— Que veut dire cette plaisanterie ? dit-il.

— Mais ce n’est pas une plaisanterie, c’est un grand mariage…

— J’y veux mettre mon mot.

— Et qu’allez-vous dire ?

— Que cette femme n’est pas ma fille.

— Allez-y, ce sera drôle…

— Oui, papa, vas-y… Ça n’était pas dans le programme tout à fait… mais ça fera bien quand même.

— Alfred, quel est ce langage ?…

Déjà les regards des invités se tournaient vers les nouveaux venus. Paul s’avança :

— Monsieur, dit-il au beau-frère d’Adrienne, je n’ai pas le plaisir de vous connaître…

— Moi non plus, mais ce que je peux vous affirmer, c’est que vous avez été indignement abusé…

Et M. Valentin, élevant la voix, s’écria :

— Je répète que cette femme n’est pas ma fille, qu’elle n’est aucunement la sœur de mon fils Alfred ici présent…

Paul sourit :

— Vraiment ?…

Mais Adrienne s’avança, et, au milieu du cercle qui s’était formé autour d’eux, elle dit à son tour :

— Monsieur a parfaitement raison… mon cher… la personne que vous avez épousée n’est pas sa fille…

— Qu’est-ce que cela signifie ?… dit Paul,

Et s’adressant à sa jeune femme :

— Que veulent-ils dire ?…

— Monsieur n’est pas mon frère… pour ça, c’est vrai…

— Mais alors… qui êtes-vous donc ?

— Qui elle est ?… Mon ancienne femme de chambre… que j’ai trouvé amusant de vous faire prendre pour épouse légitime, puisque vous étiez si amoureux d’elle…

— Comment, Madame, vous avez fait cela ?…

— Oui, Monsieur, j’ai fait cela…

Et elle ajouta, bas pour Paul :

— Mon petit, voilà comment je me venge, moi…

— Et vous vous êtes prêtée à cette infâme comédie, s’écria Paul en s’adressant à Julie…

— Dame ! Vous me faisiez la cour, n’est-ce pas… alors…

Le père de Paul s’avança :

— Par exemple, ne croyez pas que cela va se passer ainsi… Ce mariage est nul… Et je déposerai une plainte pour faux en état-civil, cela vous mènera loin.

Adrienne éclata de rire :

— Il n’y a pas de faux, Monsieur le Procureur, votre fils a bien régulièrement épousé Mlle Julie-Albertine Laroche, ici présente, qui est à présent sa femme… au nom de la loi…

« Quant à ma véritable cousine que voici, elle ne s’est jamais appelé Laroche, mais Valentin, comme son frère Alfred et son père.

— Parfaitement comme moi, appuya le beau-frère d’Adrienne…

— Ça n’empêche pas que j’ai été odieusement trompé…

— Ça n’empêche pas que vous êtes régulièrement marié…

— Et que je suis Mme Paul Declaux, déclara Julie en souriant… Monsieur mon mari, il faut en prendre votre parti…

— Je divorcerai.

— Il faut un motif !…

— En tous cas, cette femme n’entrera pas chez moi…

— Voyez donc, s’écria Julie, vous n’avez pas toujours fait fi de moi ainsi…

— Une femme de chambre !… répétait M. Declaux père… Une femme de chambre porter mon nom…

— Et je le porterai, oui, Monsieur le Procureur… tant que je ne serai pas divorcée…

— C’est bien ! Nous nous retirons…

Et toisant Julie, il ajouta :

— On ne pénètre pas ainsi dans une honorable famille… ma fille…

— Votre belle-fille, parfaitement.

Quant à Paul, il était médusé…

Il voulut pourtant être beau joueur, et dit en s’adressant à Adrienne :

— Madame, je ne voudrais pas vous priver des services d’une servante aussi dévouée… Je vous la laisse…

Et il voulut se retirer.

Mais Julie le rattrapa :

— Pas du tout ! Pas du tout ! La femme doit suivre son mari. Je ne vous lâche pas…

La plupart des invités s’étaient retirés discrètement. Les quelques-uns qui restaient s’amusaient et Paul sentit que les rieurs n’étaient pas de son côté…

Il se retira donc, laissant Julie le suivre.

Celle-ci, d’ailleurs, une fois dehors, lui dit :

— Il ne faut pas m’en vouloir… C’était pour obéir à Madame… Mais je divorcerai bien si vous voulez…

Paul la regarda et il lui dit :

— Nous verrons cela plus tard. Pour aujourd’hui, puisque vous êtes ma femme, je vous prie de m’accompagner.

Elle l’accompagna si bien que le lendemain matin elle se réveillait dans le lit de l’ex-amant d’Adrienne.

Ils eurent alors une explication et Paul lui dit :

— Évidemment, tu ne peux pas rester ma femme… quoi que ça attraperait bien cette rosse d’Adrienne.

« Mais si tu veux, tu seras ma maîtresse… et tu prendras sa place. »

Julie ne demandait pas mieux, et cet accord fait sur l’oreiller fut signé de plusieurs baisers.

Cela n’empêcha pas Adrienne d’ailleurs de jouir de sa vengeance, car ce pauvre Paul fut si penaud de l’aventure, il craignit tant le ridicule qu’il ne reparut plus au Palais pendant plusieurs mois.

Tandis qu’il divorçait, Adrienne, elle, se mariait.

Elle épousait son neveu Alfred pour lequel elle se sentait une passion de plus en plus grande…

Elle se disait bien que pour l’avoir pris si jeune et si novice, son mari le lui ferait payer un jour en la trompant… Mais cela, c’était de l’avenir — lointain pensait-elle — et elle profitait en attendant du présent.

Quant à la famille Valentin, elle s’installa définitivement à Paris, et Adrienne ayant promis de doter la sœur d’Alfred lorsqu’elle voudrait se marier à son tour, tous furent heureux… L’histoire ne nous dit pas s’ils eurent beaucoup d’enfants.

FIN