Le Compagnon du tour de France/Tome II/Chapitre XXVIII

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CHAPITRE XXVIII.

Achille, ne sachant comment compléter sa Vente, avait bien jeté les yeux sur le Corinthien ; mais celui-ci n’éprouvait pour lui que de l’aversion, et Pierre conseilla au propagandiste de songer à tout autre adepte.

Le Corinthien, ne comprenant pas qu’un lien politique pût rapprocher le comte de Villepreux d’Achille Lefort, et n’imaginant pas que ce dernier fît de la Charbonnerie au château, s’était mis en tête qu’il y était retenu par les beaux yeux de la marquise. Il est certain qu’au travers de ses préoccupations révolutionnaires, Achille n’était pas absorbé au point qu’un rayon de cette beauté ne fût venu frapper et agiter un peu sa cervelle. Il faisait pour elle des toilettes presque aussi ridicules que celles d’Isidore, dans un autre genre. Il tirait parti de son épaisse chevelure et de ses favoris noirs à la Bergami, pour se faire une tête à caractère ; et comme il était assez bien fait de sa personne, et pouvait passer en province pour un beau garçon, comme il avait de la facilité à s’exprimer et une sorte d’éloquence de table d’hôte qui pouvait bien faire de l’effet sur une personne aussi peu éclairée que Joséphine, nous ne saurions affirmer que sa peine eût été absolument perdue, s’il fût arrivé au château huit jours plus tôt. Mais Joséphine était dans une disposition d’esprit à n’oser lever les yeux sur personne. Consternée de sa chute, effrayée de tout, elle se tenait presque toujours dans sa chambre depuis l’aventure des brouillards ; et Amaury, en proie à mille inquiétudes, passant de la reconnaissance au dépit et de l’espoir à la jalousie, ignorait s’il lui serait jamais permis de la revoir. Il ne l’apercevait plus que de loin, à travers les arbres. Après le dîner, la famille prenait le café sur une terrasse couverte d’orangers qu’Amaury pouvait voir de l’atelier. À cette heure, il avait toujours quelque travail à faire aux fenêtres, et, monté sur une échelle, il plongeait sur la terrasse, suivait tous les mouvements de la languissante marquise, et remarquait fort bien les attentions empressées dont elle était l’objet de la part d’Achille Lefort. Il aurait eu bien besoin d’ouvrir son cœur à son ami Pierre, et de lui demander conseil ; d’autant plus qu’il n’avait rien à lui révéler, puisque le hasard l’avait initié au secret de son amour : mais Pierre semblait éviter ses confidences. En proie lui-même à un rêve dont il craignait d’être forcé de s’éveiller, il s’enfonçait dans la solitude aussitôt que sa journée de travail était finie. Il errait dans le parc aux mêmes endroits où il avait rencontré Yseult, n’osant espérer l’y rencontrer encore, et l’y rencontrant presque toujours, soit avec Achille Lefort, et venant à lui sans détour, soit seule, ayant l’air de ne pas le chercher, et pourtant ne l’évitant pas. Leurs conversations roulaient toujours sur les idées générales. Aucune familiarité extérieure ne s’était établie entre eux ; mais l’intimité du cœur grandissait et prenait de la force. Il y avait une estime et une admiration mutuelles qui trouvaient chaque jour de nouveaux aliments et de nouvelles causes.

Dans cet endroit du parc la végétation était fort épaisse, et il n’y avait guère de danger d’être troublé par les malignes interprétations des curieux. C’était un quartier fermé d’une petite barrière, et consacré à la culture des belles fleurs qu’Yseult chérissait. Hôtes, parents et domestiques avaient l’habitude de respecter ce parc réservé, et de n’y entrer jamais, que la barrière fût ouverte ou fermée. Il y avait une volière et un jet d’eau au milieu d’un boulingrin parsemé de plates-bandes en corbeilles. Autour de cette pièce de gazon une double rangée d’arbres et d’arbustes formait une allée circulaire. Un treillage en bois fermait le tout. Pierre rencontrait ordinairement mademoiselle de Villepreux à peu de distance de cet enclos. Lorsqu’elle était avec Achille, elle les y introduisait tout deux. Lorsqu’elle était seule, elle faisait quelques tours de promenade devant la porte d’entrée avec Pierre ; et quand elle jugeait que l’entrevue avait été assez longue, elle entrait dans son parterre, après lui avoir souhaité le bonsoir avec une grâce simple et chaste que Pierre comprenait et respectait jusqu’à l’adoration. Il s’éloignait alors rapidement, et allait attendre sa sortie au bout de l’allée, caché dans un massif. Il était heureux de la voir passer ; et quand la nuit était trop sombre pour qu’il distinguât sa forme légère, il était heureux encore d’entendre le frôlement de sa robe dans les herbes. Pour rien au monde Pierre n’eût voulu, dans ce moment, s’approcher d’elle. Il sentait le prix de la confiance qu’elle lui accordait en l’abordant toujours avec bienveillance, et il comprenait ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas, beaucoup mieux que certaines gens à qui l’usage du monde ne donne jamais ni tact ni mesure. Ainsi, il faisait, au sujet de ces promenades et de ces rencontres, des observations aussi délicates qu’eût pu les faire l’homme de mœurs les plus exquises. Il remarqua, entre autres choses, que de même que mademoiselle de Villepreux n’entrait jamais seule avec lui dans le parc réservé, elle n’y entrait jamais seule non plus avec Achille. Les jours où il arrivait le dernier à ces tacites rendez-vous (ce qui était bien rare), il la trouvait avec le jeune carbonaro, descendant et remontant l’allée extérieure ; et lorsqu’ils avaient fait quelques tours à eux trois, elle disait gaiement : — Allons voir les oiseaux ! On entrait dans le parterre ; et si Pierre montrait quelque hésitation, elle insistait pour qu’il y entrât.

Un soir, Pierre, qui conservait malgré lui un peu de soupçon jaloux, se blottit dans sa retraite accoutumée ; c’était un gros érable touffu, qui sortait d’un massif et se penchait sur l’allée. En montant dans cet arbre on était parfaitement caché, et on pouvait tout voir et tout entendre. Il vit arriver Yseult avec Achille ; il les vit passer et repasser au dessous de lui ; il les entendit parler, comme les autres jours, conspiration, révolution et constitution. Il y eut un moment où Achille s’arrêta sous l’érable en disant : — Il paraît que nous ne verrons pas notre ami Pierre ce soir.

— C’est singulier, répondit Yseult, car nous le voyons presque tous les soirs. Il est avide de vos enseignements.

— Ou plutôt des vôtres, mademoiselle.

— Moi ! que puis-je enseigner ? Il me semble bien plutôt que j’apprends beaucoup en parlant avec cet homme du peuple, qui me paraît vraiment sage et porté aux grandes choses. Ne vous semble-t-il pas ainsi, monsieur Lefort ?

Achille avait deviné le secret d’Yseult. Il favorisait cette inclination mystérieuse en feignant de ne s’apercevoir de rien. Il n’était point porté à ce rôle seulement en vue de son Carbonarisme, mais aussi par affection véritable pour Pierre ; et puis par l’attrait qu’une aventure de ce genre a toujours pour les jeunes esprits ; et puis peut-être enfin pour le plaisir de se venger ainsi, d’une certaine façon, des secrets mépris du vieux comte. Il était là comme une sorte d’entremetteur sentimental dans le roman le plus chaste et le plus sérieux, en même temps que le moins sensé et le moins réalisable. À voir ce roman du large point de vue de la justice naturelle et de la raison philosophique, il n’y avait rien de plus moral et de plus élevé ; à le voir de la lucarne étroite de l’usage et des convenances sociales, c’était, quelque chose d’absurde et de révoltant. Achille voyait les deux faces, admirant l’une et se divertissant de l’autre, avec cette rancune profonde que la race bourgeoise nourrit contre la race patricienne.

Il ne manquait donc aucune occasion de mettre en rapport la châtelaine et l’artisan. C’était lui qui, à l’heure de la sieste quotidienne du grand-père, entraînait la jeune fille, d’arguments en arguments politiques, jusqu’à l’allée du parc réservé. Ce fut donc grâce à lui que Pierre entendit avec quelle sympathie Yseult s’exprimait sur son compte. Il s’étonna de l’ardeur que Lefort mit à renchérir sur ses éloges, et il remarqua qu’il ne fut point question d’aller voir les oiseaux. Quand la nuit fut tout à fait venue, et qu’on eut perdu l’espérance de le voir, on retourna au château ; et Pierre, délivré de sa jalousie, ivre de joie, alla souper chez son père avec le Berrichon, à qui il trouva de l’esprit, et le père Lacrête, qui lui sembla avoir du génie, tant il était porté à la bienveillance ce soir-là. — À la bonne heure, lui dit le père Huguenin, te voilà joyeux et bon enfant ! Sais-tu, Pierre, que tu as souvent de trop grands airs avec ta famille ? Tu fréquentes trop les nobles, mon enfant ; ça gâte le cœur et l’esprit.

Il n’y avait alors d’étranger au château que Lefort. M. Lerebours était occupé au pressoir à voir fermenter la vendange nouvelle. Raoul passait sa vie dans les châteaux voisins, où il s’amusait davantage, et où il n’était pas obligé de se tenir à quatre pour s’empêcher de souffleter ce philosophe crotté, ce philanthrope de carrefour, ce législateur d’estaminet, en un mot ce cuistre de M. Lefort.

Il y a dans la vie de château des heures d’impunité qui passent toute vraisemblance. Les deux jeunes dames traversaient une de ces phases où tout semble favoriser l’oubli du monde et l’essor de l’imagination. Un soir Joséphine pleurait, le coude appuyé sur le bord de sa fenêtre. Elle désirait revoir le Corinthien, mais elle ne l’osait pas ; elle n’était pas sûre que tout le monde n’eût pas deviné son secret, et se demandait lequel il fallait choisir, ou du mépris de tout le monde, ou de celui de l’homme qu’elle abandonnait après s’être abandonnée à lui. Tout à coup elle entendit un bruit sourd derrière une petite porte pratiquée dans la boiserie de son alcôve, et qui avait peut-être protégé les amours de quelque châtelaine du temps de la Ligue avec quelque heureux page en l’absence de l’époux guerroyant. Cette porte ouvrait un passage qui, dans l’épaisseur des murs, faisait plusieurs détours dans le château et finissait à une impasse. On avait muré cette issue mystérieuse, désormais regardée comme inutile. Mais une trappe située dans les boiseries de la chapelle avait conduit l’ardent Corinthien, de découverte en découverte et de décombres en décombres, jusqu’à cette impasse. À force de calculer et de s’orienter, il avait deviné qu’une certaine porte secrète, située dans l’appartement de la marquise, et dont mademoiselle Julie, sa femme de chambre, parlait quelquefois à l’office comme d’un repaire à revenants, devait aboutir précisément à l’endroit où il s’était arrêté. Il avait pris une lampe, une pince et un marteau, et s’était plongé dans le labyrinthe. Depuis trois jours il travaillait à percer le mur. Le bruit de son marteau était amorti par l’épaisseur de la maçonnerie. C’était une entreprise pénible et palpitante, comme celle d’un prisonnier qui travaille à son évasion. Quand le mur fut percé, le bruit se fit entendre, et la marquise, qui n’était guère moins superstitieuse que sa femme de chambre, fut prise d’une telle frayeur qu’elle s’enfuit jusqu’au bas de l’escalier pour appeler du secours ; mais je ne sais quel instinct de prudence l’empêcha de céder à cette peur et de la raconter au salon, où l’on se réunissait de dix heures à minuit, après la sieste du comte.

Pendant ce temps, Amaury avait ouvert la brèche et s’était glissé jusqu’à la porte secrète. Il l’avait trouvée fermée en dedans ; mais l’ayant secouée et s’étant assuré que ce bruit n’attirait personne, il l’avait ouverte avec un crochet. Maintenant, certain de sa victoire, il avait refermé la porte à double tour et emporté la clef.

De retour à l’atelier, il s’empressa de réparer le panneau dont il avait seul découvert l’usage mystérieux. Il le replaça lui-même, afin que personne n’y mit la main et ne fût associé à son secret ; mais il l’arrangea de manière à pouvoir l’enlever sans peine et sans bruit chaque fois qu’il le voudrait ; et cette entreprise terminée, triomphant dans sa pensée des terreurs de la marquise, et défiant Achille Lefort de le supplanter ou tout au moins de le tromper, il alla rejoindre Pierre au moment où celui-ci recevait de son père, pour la centième fois, le conseil de se méfier des bontés de la noblesse.

Dès lors, le Corinthien goûta un bonheur terrible, et qui décida du reste de sa vie. Protégé par l’impunité que lui assurait la conquête du passage secret, il connut l’amour dans toute sa puissance sauvage et dans tous ses raffinements voluptueux. C’était la première fois que Joséphine était aimée, et ce fut la seule fois qu’elle aima. Certes, leur passion n’eut point l’idéal et la chasteté vraiment angélique de celle qu’éprouvaient Yseult et Pierre Huguenin. Tandis que ceux-ci dominaient l’attrait et jusqu’à l’idée de la volupté par l’enthousiasme de l’esprit et l’austérité de la foi, le Corinthien et la marquise, subjugués par l’énergie du désir et par la fougue des sens, s’enivraient de leur mutuelle jeunesse et de leur égale beauté. Mais du moins c’était un amour sincère, et pur d’une certaine façon ; car ils croyaient l’un à l’autre, et ils croyaient en eux-mêmes. Ils se juraient une fidélité dont le sentiment était en eux, et il y avait des moments d’exaltation où la marquise se rêvait un sublime courage pour proclamer Amaury son amant et son époux à la face du monde le jour où le marquis des Frenays, succombant aux infirmités prématurées qui le menaçaient, la laisserait libre de former un nouveau lien. Amaury ne regardait point l’avenir sous cette face ; il lui importait peu que le marquis des Frenays prît son parti de vivre ou de mourir, et que Joséphine pût se réconcilier avec la société et avec l’Église. Il ne se souvenait pas qu’elle fût riche ; il avait un profond mépris pour une richesse qu’il n’aurait pas acquise par son talent. Il ne voyait en elle que la femme jeune, belle et passionnée ; il l’adorait ainsi, et la suppliait de l’aimer toujours, lui jurant de se rendre bientôt digne du bonheur qu’elle lui avait donné et de la confiance qu’elle avait eue en son étoile. L’idée de la gloire se trouvait liée dans son âme à celle de son amour. Il y avait en lui un orgueil plein d’audace et de reconnaissance.

À coup sûr, ce sentiment n’avait en soi rien de coupable ni d’insensé. Mais il eut bientôt le sort de toutes les ivresses où l’homme se plonge sans un idéal de vertu ou de religion. Nous avons bien tous le droit d’être heureux, d’aspirer aux œuvres du génie et au suffrage des hommes. Il nous est permis d’être fiers de l’objet de notre amour, et de compter sur les victoires de notre volonté intelligente. Mais ce n’est pas là toute la vie de l’homme ; et si l’amour de soi n’est pas étroitement lié à l’amour des semblables, cette ambition, qui eût pu triompher de tout à l’état de dévouement, souffre, s’aigrit, et menace de succomber à chaque pas lorsqu’elle reste à l’état d’égoïsme. L’amour, qui étend cet égoïsme à deux êtres fondus en un seul, ne suffit point pour le légitimer. Il est beau et divin comme moyen, comme secours et comme égide ; il est petit et malheureux comme but et comme unique fin.

Le Corinthien n’était point égoïste, dans l’acception mesquine et laide qu’on donne à ce vice. Comme ami, il était tendre et dévoué ; comme compagnon, il s’était toujours montré serviable et généreux ; comme amant, il n’était ni ingrat ni superbe ; il restait respectueux et repentant dans son cœur à l’égard de la Savinienne. Mais son âme était plus impétueuse que forte, son souffle plus avide que puissant. Il portait dans son sein toutes les dangereuses curiosités, tous les insatiables désirs de la jeunesse. Ce fut donc un malheur pour lui de rencontrer l’amour de Joséphine au milieu du développement de son être, et à cette heure de la vie où nous recevons des circonstances une impulsion décisive sans la force nécessaire pour l’apprécier, la diriger ou la combattre. Peut-être le vertueux et solide Pierre Huguenin n’eût-il pas été mieux trempé pour une pareille épreuve. Peut-être n’eût-il pas aimé d’une manière plus exquise, si, au lieu de rencontrer une âme apostolique comme celle d’Yseult, il eût été livré aux mêmes séductions que son ami. Quoi qu’il en soit, le Corinthien se corrompit rapidement dans son bonheur, et la pauvre Joséphine, tout en y portant l’abandon et l’ingénuité de sa douce nature, fut pour lui la pomme fatale qui, du jardin céleste de l’adolescence, devait l’envoyer en exil sur le désert aride de la vie positive.

Achille avait quitté momentanément le château. Il avait trouvé une Vente plus facile à organiser du côté du Poitou, et il s’était rendu à l’appel de quelque confrère aussi acharné que lui au maintien de la Charbonnerie prête à périr. Il devait revenir néanmoins compléter et consacrer celle de Villepreux, à laquelle il ne renonçait pas le moins du monde, et qu’il voulait baptiser, pour plaire à mademoiselle de Villepreux, la Jean-Jacques-Rousseau.

Son départ remplit de douleur et d’effroi le cœur de Pierre Huguenin. Il s’imagina qu’il n’aurait plus d’occasion et de motif pour revoir Yseult dans le parc. Mais tout à coup la Providence, ou plutôt la pudique complicité de l’amour, suggéra d’heureux prétextes à de nouvelles entrevues.

Un orage avait renversé la volière du parc réservé. Yseult parut tenir extraordinairement à ses oiseaux, et demanda à Pierre Huguenin de leur construire une nouvelle demeure. Il fit sur-le-champ le dessin d’un joli petit temple en bois et en fil d’archal, qui devait enfermer le bassin et le jet d’eau, avec ses grandes marges de gazon, de roseaux et de mousses pour les oiseaux aquatiques. Des arbustes d’une assez belle taille devaient tenir tout entiers dans cette cage spacieuse ; des plantes grimpantes devaient l’envelopper d’un réseau extérieur de verdure ; enfin un grand parasol de zinc devait préserver de la pluie et du soleil trop ardent les oiseaux délicats des régions étrangères.

L’impatience qu’Yseult témoignait de voir élever ce monument ornithologique engagea le père Huguenin à consentir à ce que son fils et le Berrichon s’y consacrassent pendant quelques jours. Une quinzaine devait suffire à ce travail. Mais il dura bien davantage.

D’abord le Berrichon n’y entendait rien du tout. Il eut beau affirmer que Pierre était plus difficile que de coutume, et déclarer qu’il y avait de l’injustice à lui faire recommencer minutieusement des pièces qu’il avait établies avec tout le soin possible, Pierre, lui prouvant avec douceur, mais avec persévérance, que cet ouvrage était trop délicat pour lui, l’employa seulement à lui préparer les pièces dans l’atelier, et à courir de tous les côtés pour lui faire cent commissions par jour. Il l’envoya trois fois à la ville voisine pour lui chercher du fil de fer. Le premier était trop fin, le second trop gros, le troisième n’était ni assez fin ni assez gros. Du moins, c’était ainsi que le Berrichon, dans son naïf mécontentement, racontait la chose au Corinthien, au grand divertissement de celui-ci. C’est que, lorsque la Clef-des-cœurs assistait Pierre tout le jour, mademoiselle de Villepreux ne venait examiner l’ouvrage qu’une ou deux fois ; et quand Pierre était seul, elle y venait trois ou quatre fois, et restait plus longtemps. Elle n’était pas seule dans les commencements. La marquise ou son père l’accompagnait, et presque toujours le jardinier était dans le parterre. Mais peu à peu elle s’habitua à venir seule, et à rester, même après le coucher du soleil et le départ du jardinier. Pierre voyait bien qu’elle commençait à s’affranchir, sans y prendre garde, de ce joug des convenances auquel jusque-là elle s’était aveuglément soumise. Il lui en avait su gré alors ; car il avait compris qu’elle ne le traitait pas comme une chose, mais comme un homme, et que cette chaste réserve témoignait, non de la méfiance, mais une sorte de respect pour sa position : c’était comme une longue et délicate réparation qu’elle lui avait donnée du mot mémorable de la tourelle. Mais lorsqu’elle oublia ce parti pris, et ne craignit plus de rester seule avec lui dans le parc réservé, il lui en sut encore plus de gré ; car c’était la marque d’une sainte confiance et d’une tranquillité d’âme presque fraternelle. Pierre, loin de souffrir de ces relations calmes et pures, les bénissait et les chérissait, n’en rêvant pas d’autres, et n’aspirant pas au bonheur dangereux qui enfiévrait le Corinthien. Il aimait trop pour désirer. Yseult lui apparaissait comme un être céleste qu’il aurait craint de profaner en effleurant seulement les plis de sa robe. Il tremblait bien de tout son corps en la voyant venir du fond de l’allée, et sa main pouvait à peine alors soutenir le poids du maillet ou du ciseau. Lorsqu’il l’entendait nommer, une rougeur brûlante montait à son visage ; et si parfois les songes de la nuit lui apportaient son fantôme à travers un délire involontaire, une sorte de honte douloureuse penchait son front le lendemain, et tenait ses yeux baissés devant elle. Mais lorsqu’elle lui adressait la parole, elle remuait toute son âme, et la faisait remonter à ces hautes régions de l’enthousiasme, où il n’y a plus ni trouble ni terreurs, parce qu’il y a le sentiment d’un hymen intellectuel légitime autant qu’indissoluble.

Personne ne songeait à incriminer ces relations, ou plutôt personne ne les avait remarquées. On savait que le comte avait élevé sa fille dans des idées et des habitudes d’une certaine égalité avec tout le monde. D’ailleurs les allures d’indépendance qu’il lui avait données, cette éducation philosophique que les uns appelaient à l’anglaise et les autres à l’Émile, et qui avait fait d’elle une personne si naturelle et si calme, écartaient toute supposition fâcheuse. Les serviteurs, aussi bien que les voisins, avaient un respect ou une indifférence d’instinct pour cette humeur grave et solitaire qu’ils ne comprenaient pas, et qu’ils attribuaient à une langueur organique. Sa pâleur faisait dire d’elle, depuis qu’elle était au monde : « Cet enfant ne vivra pas. » Et pourtant elle n’avait jamais été malade ; mais comme elle n’avait point eu la gaieté impétueuse de l’enfance, on ne supposait pas que ses passions dussent jamais prendre l’essor, et qu’ayant oublié d’être petite fille elle pût s’aviser d’être femme. Telle était l’opinion de ceux qui l’avaient vue naître et se développer. Quant à ceux qui, ne la connaissant point, ne voyaient en elle que la prétendue fille de l’Empereur, ils auraient volontiers bâti sur son compte de plus beaux romans, selon eux, qu’une intrigue avec un garçon menuisier.

Il arriva qu’à la fête du village Pierre entendit quelques paroles indiscrètement curieuses à ce sujet, et ne put se défendre de les relever. Le lendemain, tandis qu’il travaillait à la volière, Yseult vint, comme de coutume, jouer avec son chevreuil qui vivait dans le parc réservé, et donner la becquée à ses jeunes oiseaux qu’elle élevait dans des cages provisoires. Puis elle prit son livre, et fit quelques tours le long de ses plates-bandes ; et enfin elle revint auprès de Pierre, à qui elle avait souhaité seulement le bonjour, et se décida à entamer la conversation. Pierre voyait bien qu’il y avait quelque chose d’insolite dans sa manière d’être : car elle avait l’habitude de l’aborder plus ouvertement, de lui demander des nouvelles de son père et de lui raconter les nouvelles des journaux, tandis qu’il l’aidait à détacher le chevreuil ou à refermer les cages.

— Maître Pierre, lui dit-elle en souriant avec finesse, j’ai aujourd’hui une fantaisie : c’est de savoir ce qu’on dit de moi dans le pays. — Comment pourrais-je vous l’apprendre, mademoiselle ? répondit Pierre, surpris et intimidé de cette demande. — Oh ! vous le pouvez très-bien, reprit-elle avec enjouement, car vous le savez ; et il paraît même que vous avez la bonté d’être mon champion quelquefois. Julie a raconté à ma cousine que vous aviez réduit au silence, hier, sous la ramée, deux jeunes gens qui parlaient de moi assez singulièrement. Mais son récit était si bien tourné que madame des Frenays n’y a presque rien compris. Ne pourriez-vous pas me dire tout simplement ce que l’on disait de moi, et à quel propos vous vous êtes déclaré mon défenseur ? — Je dois peut-être vous demander pardon de l’avoir fait, répondit Pierre avec embarras ; car il est des personnes tellement au-dessus des atteintes de la sottise, que c’est presque les outrager que de les défendre. — C’est égal, reprit damoiselle de Villepreux, je sais que vous avez plaidé ma cause avec zèle, et j’en suis reconnaissante ; mais je veux savoir de quoi j’étais accusée. Vraiment, ne refusez pas de contenter ma curiosité.

Pierre était de plus en plus troublé, et ne savait comment raconter l’affaire. Yseult insistait avec une gaieté de sang-froid qui lui était propre, et, pour mieux écouter, venait de s’asseoir posément sur une chaise rustique avec un certain air moitie sœur, moitié reine, qu’elle seule au monde savait conserver dans les moindres actes de sa vie. Forcé dans ses derniers retranchements, et sentant bien qu’il lui devait rendre compte de sa conduite dans une circonstance où il avait publiquement parlé d’elle, il s’arma de résolution ; et, tâchant d’être gai, quoiqu’il tremblât et souffrît mille tortures, il lui raconta ainsi l’anecdote de la veille : — J’étais assis sous la ramée avec le Corinthien et quelques autres de mes amis, lorsque plusieurs jeunes gens, clercs de notaire ou fils de fermiers des environs, sont venus boire de la bière à côté de nous. Ils nous ont adressé la parole les premiers, et, après beaucoup de questions oiseuses, ils nous ont demandé si les jeunes dames du château dansaient dans les fêtes de village, et si l’on pouvait les inviter. Vous veniez de passer près de la ramée avec M. le comte et madame la marquise des Frenays. Le Corinthien a pris sur lui de répondre que vous ne dansiez ni l’une ni l’autre. Je ne sais s’il a bien fait, et s’il n’eût pas été mieux de dire qu’il n’en savait rien. C’est du moins là ce que j’aurais répondu à sa place. Un de ces messieurs a dit alors que madame des Frenays dansait tous les dimanches dans la garenne avec les paysans, qu’il en était bien sûr, et même qu’on lui avait dit qu’elle dansait à ravir. Le Corinthien n’aimait pas la figure de ce monsieur ; il est certain qu’il avait le ton assez impertinent, et que, chaque fois qu’il mettait son coude sur la table, il dérangeait notre nappe et faisait tomber quelque chose. Le Berrichon avait ramassé son couteau trois fois, et il perdait patience encore plus que le Corinthien. Et comme ce monsieur, qui est, je crois, un maquignon, insistait toujours sur le même point, et disait qu’Amaury lui avait mal répondu, le Berrichon s’est mêlé de la conversation, et a prétendu que, si la marquise dansait avec les gens du village, ce n’était pas une raison pour danser avec des étrangers… Mais vraiment je ne vois pas, mademoiselle, en quoi cette histoire peut vous intéresser.

— Elle m’intéresse beaucoup, au contraire, et je vous supplie de continuer, dit Yseult. Et, comme Pierre hésitait, elle ajouta pour l’aider : — Ces beaux messieurs ont dit alors que, si nous ne dansions pas avec des étrangers, c’est que nous étions des bégueules impertinentes… Allons dites tout ; vous voyez bien que cela m’amuse et ne peut me fâcher.

— Eh bien, soit ! Ils ont dit cela, puisque vous voulez absolument le savoir.

— Et ils ont dit encore autre chose ?

— Je ne m’en souviens pas.

— Ah ! vous me trompez, maître Pierre ! Ils ont dit de moi en particulier que j’avais tort de faire la princesse, car on savait bien mon histoire.

— Cela est vrai, dit Pierre en rougissant.

— Mais je voudrais la savoir, moi, mon histoire ! Voilà ce qui m’intéresse, et ce que jamais cette sotte de Julie n’a voulu dire à ma cousine !

Pierre était au supplice. L’histoire l’intéressait bien plus qu’Yseult. Que n’eût-il pas donné pour savoir la vérité ! L’occasion sa présentait enfin de la connaître d’après les réponses de mademoiselle de Villepreux, ou de la deviner d’après sa contenance ; mais il lui semblait qu’en articulant le fait il laisserait voir l’agitation de son cœur, et que son secret viendrait sur ses lèvres ou dans ses yeux. Enfin il prit son parti avec un courage désespéré.

— Eh bien, puisque vous exigez que je le répète, dit-il, ils ont prétendu que vous aviez voulu vous marier avec un jeune savant qui était précepteur de monsieur votre frère, que ce jeune homme avait été chassé honteusement, et que vous aviez failli en mourir de chagrin…

— Et que, sans cette catastrophe, reprit Yseult, qui écoutait avec un sang-froid terrible, j’aurais conservé ce teint de lis et de roses qu’on voit briller sur les joues de ma cousine ?

— Ils ont dit quelque chose comme cela.

— Et qu’avez-vous répondu à ce dernier chef d’accusation ?

— J’aurais pu leur répondre que je vous avais vue à l’âge de cinq ou six ans, et que vous étiez pâle comme aujourd’hui ; mais je n’ai pas songé à nier l’effet, occupé que j’étais de nier la cause.

— Est-ce que vous vous souvenez vraiment de m’avoir vue enfant, maître Pierre ?

— La première fois que vous vîntes ici, vous aviez les cheveux courts comme un petit garçon, mais aussi noirs que vous les avez aujourd’hui ; vous portiez toujours une robe blanche et une ceinture noire, à cause du deuil de votre père : vous voyez que j’ai une bonne mémoire.

— Et moi, je me souviens que vous m’avez apporté deux ramiers dans une cage, et que vous aviez fait cette cage vous-même. Je vous donnai un livre d’images, un abrégé d’histoire naturelle.

— Que j’ai encore !

— Oh ! vraiment ? Mais voilà une digression qui ne me fera pas perdre de vue ce que je voulais savoir. Qu’avez-vous répondu à ces messieurs ?

— Qu’ils ne savaient ce qu’ils disaient, et qu’il y avait peu d’invention dans leurs romans.

— Et alors ils se sont fâchés ?

— Un peu. Mais quand ils ont vu que nous n’avions aucune peur, ils ont quitté la table en disant que le tort était de leur côté, parce que, quand on s’assied auprès des manants, on doit s’attendre à quelque éclaboussure. Si je n’avais retenu de force le Berrichon, je crois qu’il aurait fallu se battre. J’eusse été au désespoir que pareille chose arrivât par suite d’une conversation où vous aviez été nommée.

Yseult sourit d’un air de remerciement, et garda le silence pendant quelques instants. Tout ce que Pierre souffrit dans l’attente de ses réflexions est impossible à exprimer. Enfin elle prit la parole, et lui dit d’un air sérieux :

— Voyons, maître Pierre, pourquoi étiez-vous indigné de l’accusation portée contre moi ? Le fait d’avoir voulu me marier avec un petit précepteur vous paraîtrait-il si honteux et si criminel qu’il fallut, pour le nier, s’exposer à faire un mensonge ?

Pierre pâlit et ne répondit point. Il n’écoutait nullement la question pleine de clarté qui lui était adressée ; il ne songeait qu’à cette passion dont on semblait lui faire l’aveu, et qui le précipitait du ciel en terre.

— Allons, reprit mademoiselle de Villepreux avec ce ton bref et un peu absolu qui rappelait, disait-on, celui de l’Empereur, il faut me répondre, maître Pierre. Je tiens à ma réputation, voyez-vous, et je désire l’établir clairement dans l’esprit des personnes que j’estime. Pourquoi avez-vous nié que j’eusse aimé un professeur de latin ? Dites !

— Je ne l’ai pas nié. J’ai dit simplement que toute espèce de supposition sur certaines personnes était impertinente et déplacée de la part de certaines gens.

— Cela est bien aristocratique, monsieur Pierre ; je ne vais pas si loin que vous : je suis, vous le savez, pour la liberté de la presse, pour le libre vote, pour la liberté de conscience, pour toutes les libertés publiques. Il y aurait donc inconséquence à demander une exception en ma faveur.

— J’ai eu tort sans doute de le prendre sur ce ton ; mais ce serait à recommencer que je ne serais pas plus sage. Votre nom me faisait mal dans la bouche de ces bavards grossiers.

— Eh bien, je vous absous ; mais c’est à la condition que vous allez me dire ce que je vous demandais tout à l’heure. En quoi blâmez-vous…

— Mon Dieu, je ne blâme rien ! s’écria Pierre, à qui ce jeu faisait saigner le cœur. Si vous avez le projet de vous marier avec un savant, je trouve cela tout aussi orgueilleux que de vouloir épouser un général, un duc ou un banquier.

— Ainsi vous ne seriez pas mon défenseur en pareille circonstance ? Vous m’accuseriez, au contraire ?

— Vous accuser, moi ? jamais ! Vous avez bien assez de grandes choses dans l’âme pour qu’on vous pardonnât, s’il le fallait, quelque petit travers d’esprit.

— Eh bien, j’aime votre réponse, et j’aime votre jugement sur mon Odyssée avec le professeur. Cela me paraît vu de plus haut que ne pourrait le faire aucune des personnes que je connais. Il est étrange, maître Pierre, que, n’ayant jamais vu ce qu’on appelle le monde, vous le compreniez mieux que les gens qui le composent. En vous appuyant sur la logique pure et sur la sagesse absolue, vous avec démasqué une grande erreur à laquelle se laissent prendre la plupart des hommes et des femmes de ce temps-ci.

— Puis-je vous demander laquelle ? car il paraît que j’ai fait de la prose sans le savoir.

— Eh bien, voici. Les romans sont à la mode. Les femmes du monde en lisent, et puis elles les mettent en action le plus qu’elles peuvent, et rien de tout cela n’est romanesque. Il n’y a pas une seule véritable affection sur mille aventures qu’on attribue à l’amour le plus exalté. Ainsi on voit des enlèvements, des duels, des mariages contrariés par les parents et contractés au grand scandale de l’opinion ; on voit même des suicides, et dans tout cela il n’y a pas plus de passion que je n’en ai eu pour le professeur de mon frère. La vanité prend toutes les formes ; on se perd, on se marie ou l’on se tue pour faire parler de soi. Croyez-moi, les vraies passions sont celles qu’on renferme ; les vrais romans sont ceux que le public ignore ; les vraies douleurs sont celles que l’on porte en silence et dont on ne veut être ni plaint ni consolé.

— Il n’y a donc rien de vrai dans l’histoire du précepteur ? dit Pierre avec une naïve anxiété qui fit sourire mademoiselle de Villepreux.

— Si elle s’était passée comme on la raconte, reprit-elle, je vous réponds qu’on ne la raconterait pas. Car si j’avais eu de l’inclination pour ce jeune homme, il serait arrivé de deux choses l’une : où il eût été digne de moi, et mon grand-père n’eût pas contrarié mon choix ; ou je me serais trompée, et mon grand-père m’eût fait ouvrir les yeux. Dans ce dernier cas, j’aurais eu, je crois, la force de ne montrer ni fausse honte ni désespoir ridicule, et l’on n’aurait pas eu le plaisir de voir pâlir mon teint. Mais, comme il y a toujours quelque chose de réel au fond de toutes les inventions humaines, il faut que je vous dise ce qu’il y a de vrai dans ce roman. Mon frère avait effectivement un professeur de latin et de grec, qui n’était pas très-fort, à ce qu’on assure, sur son grec et sur son latin, mais qui l’était bien assez, puisque mon frère était résolu à n’apprendre ni l’un ni l’autre. J’avais quatorze ans tout au plus, et de temps en temps, par pitié pour ce pauvre professeur qui perdait son temps chez nous, je prenais la leçon à la place de Raoul ; au bout d’un an, j’en savais un peu plus que mon maître, ce qui n’était pas beaucoup dire.

Un beau jour, je remarquai que, tout en mangeant de fort bon appétit, il faisait de gros soupirs toutes les fois que je lui offrais de quelque plat. Je lui demandai s’il était souffrant ; il me répondit qu’il souffrait horriblement, et je me mis à le questionner sur sa santé, sans me douter qu’il venait de me faire une déclaration. Je trouvai le lendemain dans mon rudiment un singulier billet, tout rayé de points d’exclamation ; et je le portai à mon grand-père, qui en rit beaucoup, et me recommanda de ne pas laisser deviner que je l’eusse reçu. Il eut un assez long entretien avec le professeur, et le lendemain celui-ci avait disparu. Je ne sais quelle femme du monde ou quelle femme de chambre inventa un scandale domestique, le renvoi brutal et humiliant du professeur et mon désespoir. Le fait est que mon grand-père avait confié à ce jeune homme une petite mission politique en Espagne, dont-il s’acquitta aussi bien qu’un autre, et qu’à son retour il fut reçu dans la maison avec autant de bienveillance que s’il ne se fût jamais rien passé qui eût dû l’en faire bannir. Il ne fut jamais question du billet entre nous, et il n’en écrivit plus. Il semble même l’avoir complètement oublié ; car je l’ai entendu bien souvent se moquer sans pitié des gens assez présomptueux pour se risquer auprès des femmes. C’est du reste un brave garçon, que j’estime beaucoup, quoique ses travers me fassent quelquefois sourire, et je crois que c’est là aussi votre sentiment à son égard.

— Est-ce que je le connais ? dit Pierre stupéfait.

Yseult passa d’un air malin ses doigts sur ses joues, comme pour y dessiner la forme des gros favoris noirs d’Achille Lefort. Elle ne le désigna pas autrement, et posa ensuite son doigt sur ses lèvres avec un sourire plein de finesse et d’enjouement. Cet instant d’abandon et de gaieté la montra à Pierre sous un aspect de beauté qu’il ne lui connaissait pas, et la confiance délicate qu’elle lui témoignait le pénétra jusqu’au cœur.