Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 1/02/05

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§ 5. — LES CORRECTEURS À L’ÉTRANGER
AU XVe ET AU XVIe SIÈCLE


Il faut bien reconnaître, au reste, que les exemples de la considération accordée aux correcteurs et les mérites dont ils faisaient preuve ne furent point exclusivement l’apanage de la France. D’Italie, de Suisse, d’Allemagne, de Belgique, de Hollande, d’Angleterre, d’Espagne maints témoignages sont demeurés de la valeur scientifique de ces lettrés qui, soit volontairement, soit pour d’autres motifs, se firent les collaborateurs des maîtres de l’art nouveau.

Il est un point de l’histoire de la correction typographique que nous eussions aimé connaître : quel fut le littérateur, initié aux recherches de Gutenberg et de ses associés, qui, le premier, eut l’insigne honneur d’amender, de corriger en même temps que le texte le travail des artistes de Mayence ? La tradition a-t-elle conservé ce précieux détail ?

Peut-être notre Bibliothèque Nationale[1], si riche en documents, où parfois les recherches sont fertiles en surprises heureuses, nous aurait-elle livré ce renseignement que d’autres sans doute connaissent ; mais nos loisirs ne nous ont pas permis de satisfaire notre curiosité. Tout au moins pouvons-nous rappeler ici, grâce à un article fort documenté d’un journal technique[2] qui, en son temps, eut quelque célébrité et quelque influence, le souvenir de l’un des correcteurs de l’atelier de Fust et de Pierre Schœffer, les associés de Gutenberg avant novembre 1455.

Johann Brunnen (en latin Johannes Fons, en français Jean Fontaine) fut, suppose-t-on, un profès, un moine fort instruit, de quelque couvent de Mayence. « Heureux et fier de prêter son concours aux travaux typographiques de Schœffer », il eut, comme nombre de ses contemporains — et aussi des nôtres ! — le désir fort humain de transmettre à la postérité le nom à lui légué par ses ancêtres ; mais, ses vœux l’obligeant, sans doute, à l’observance de l’une des principales vertus chrétiennes, la modestie, il tissa autour de sa personnalité un voile qui lui permit de libérer sa conscience du péché d’orgueil. Cette pratique fut, d’ailleurs, à l’époque de la Renaissance, comme elle est de nos jours, on le sait, une coutume fort courante ; toutefois le « pseudonyme » était alors d’autre sorte. Mais citons ici notre informateur :

« Il existe une grammaire latine[3] en vers d’une rareté singulière ; elle se compose de onze feuillets seulement. À la première page est imprimé, en guise de titre, le distique suivant :

O patris æternis fons derivate scalebris,
O Fontis ab internis nunc rutila tenebris.

« Voici le sens qu’une étude attentive nous autorise à lui donner :

Ô fontaine, dont les eaux s’élancent d’une source éternelle et divine, te voilà dégagée des ténèbres qui t’enveloppaient et tu vas couler au grand jour.

« Voici le colophon également en vers :

Actis terdeni jubilaminis octo bis annis
Moguntia Rheni me condit et imprimit annis.
Hinc Nazareni sonet oda per ora Johannis
Namque sereni luminis est scaturigo perennis.

Seize années viennent de s’écouler depuis le milieu du siècle[4] ; je parais imprimée à Mayence, sur le Rhin. Que ta voix, ô Jean, fasse donc retentir un chant de joie en l’honneur du Dieu de Nazareth ; n’est-il pas, en effet, la source vive de la pure lumière. »

La voix de Jean était, très vraisemblablement, celle de l’auteur, dont le prénom, le nom de baptême, nous est ainsi révélé. Nous verrons dans un instant quel pouvait être le nom patronymique de cet écrivain, moine, poète et grammairien.

« De la grammaire dont nous venons de parler existe une seconde édition, dont nous donnons ici — texte et traduction — six distiques, imprimés à la fin du feuillet 17, verso :

  Quis ?   Codiculum, qui me fundis, fons es rationum ;
Cannam qui fontis (fons bonæ) nosse velis
Quid ? Si non de Concha sed Fonte est nomen et omen
Me fontis mactam lingile grammaticam
Cui ? Atque, Maturino, tibi dedicor, inclyte magni
Nunc logothecarum patris in arce comes.
Cur ? Me fieri cogunt redeuntia famina Joseph
Conchæ ; fors læva sæva que fata simul,
Ubi ? At Moguntina sum fusus in urbe libellus,
Meque domus genuit unde charagma venit
Quando ? Terseno sed in anno terdeni jubilæi
Mundi post columen qui est benedictus. Amen.

Humble livret, la source qui m’a donné naissance est la source pure de la raison ; crois-moi, lecteur, curieux de connaître mon origine,

Le renom et la vertu d’une onde lui viennent, non de la coquille qui la verse, mais de la source elle-même. Appelle-moi donc la grammaire de la bonne Fontaine.

C’est à toi, Maturin, que je suis dédié, à toi aujourd’hui l’illustre compagnon des logothètes dans le palais de ton noble père.

Je reparais encore pour obéir à la voix de Joseph Coquille, sort heureux et triste à la fois.

C’est Mayence qui me vit renaître et sortir de la maison de l’inventeur de l’imprimerie ;

Et c’est dans la dix-huitième année de la trentième cinquantaine d’années à compter de la naissance du Sauveur béni de ce monde. Ainsi soit-il ! »

En ces douze lignes nous rencontrons ainsi les renseignements condensés de nos jours en une page entière à laquelle auteur, éditeur et typographe accordent tous leurs soins : le format, humble, modeste ; le titre, une grammaire ; le nom de l’auteur, Fontaine ; le noble seigneur sous la protection duquel est placé le livret, Maturin ; le savant, peut-être le procureur monacal ou encore le libraire qui encouragea Fontaine à la rédaction de l’œuvre, Joseph Coquille ; l’édition, la deuxième ; la ville où elle vit le jour, Mayence ; l’officine où elle s’imprima, la maison de l’inventeur de l’imprimerie ; la date à laquelle elle parut, 1468.

Johannes Fons ne borna point ses productions littéraires à la rédaction de la modeste grammaire dont il vantait si agréablement l’excellence : il composa, nous dit-on, nombre « d’autres vers qui intéressent plus directement l’imprimerie et qui furent publiés à la fin du volume des Décrétales de Grégoire IX, ouvrage paru en 1473 ».

Notre auteur paraît avoir été un collaborateur assidu de l’atelier de Fust et de Schœffer. Nous avons dit, quelques lignes plus haut, sa modestie pour un point particulier ; nous ne pensons pas, toutefois, qu’en toutes choses notre moine « supposé » ait éprouvé les mêmes sentiments, ait eu la même manière d’agir.

Dans un prospectus[5], le plus ancien sans doute de ceux que nous connaissons, Pierre Schœffer annonçait, en 1470, l’apparition, pour le 29 septembre, d’une édition des Lettres de saint Jérôme[6]. Nous écrivons « Pierre Schœffer » ; peut-être cependant le rédacteur du prospectus était-il, plus exactement, Johann Brunnen qui ne manqua point de décerner quelque compliment intéressé à l’imprimeur — vir famatus, homme réputé, de renommée — et de s’accorder à lui-même une louange discrète, mais un peu osée.

Le rédacteur « affirme la prééminence de la future édition sur toutes celles qui l’ont précédée ou qui peut-être s’impriment en même temps qu’elle : cette supériorité résulte de la réunion fort difficile de tant d’épîtres, de la table commode qui la recommande et de la correction du texte :

Nous connaissons les travaux de Jean André, évêque d’Aléria, et de Guy le Chartreux sur les Lettres de saint Jérôme ; mais, comme nous savons par expérience que dans les œuvres de l’homme il n’est rien de parfait, ce sera du moins notre mérite et notre consolation qu’on ne pourra guère trouver d’édition supérieure à la nôtre quant à la correction… Le troisième mérite de notre ouvrage sera celui de toute la correction désirable ; il suffira de dire qu’on y a consacré beaucoup de travail. Si ce texte est sans faute, les vœux du correcteur seront comblés… »

Et dans l’Introduction, Johann Brunnen, revenant sur le même sujet, dit encore :

Ne vous hâtez pas, lecteur, de toucher au texte de cet ouvrage avant de l’avoir étudié avec soin et en détail, car nous avons consacré à sa correction tout le zèle et tout le travail dont nous sommes capables…

Hélas ! en dépit du zèle du correcteur de Pierre Schœffer, en dépit de son travail, à l’encontre de ses vœux, le texte des Lettres de saint Jérôme est loin d’être sans faute : « Dans les œuvres de l’homme, il n’est rien de parfait ! »

Johann Brunnen connut-il Gutenberg ou, plutôt, eut-il avec le « père de la typographie » quelques relations littéraires et techniques ? De ce que la grammaire dont nous avons parlé plus haut « sortit de la maison de l’inventeur de l’imprimerie » certains ont cru pouvoir conclure que Johannes Fons avait été le correcteur, le premier correcteur, de l’atelier où notre art vit le jour. On nous permettra de ne point nous arrêter sur ce sujet. En 1455, à la suite de dissentiments sur la nature desquels une pleine lumière ne sera sans doute jamais projetée, Gutenberg dut abandonner, à ses associés Fust et Pierre Schœffer, en même temps que l’immeuble ou il avait passé de si nombreuses veilles, ses presses et le matériel, objets de tant de peines et de soucis. Si, en 1466, après la terrible tourmente de 1462, des mains ou pieuses ou intéressées avaient pu reconstituer « dans la maison de l’inventeur de l’imprimerie » l’atelier primitif, Gutenberg, hélas ! n’animait plus de sa présence une officine qu’il avait dû quitter onze années plus tôt.

Après leur départ de Mayence, les compagnons Conrad Sweynheym et Arnold Pannartz vinrent, en 1465, s’installer en Italie au couvent de Subiaco, où les moines bénédictins furent pour eux de précieux collaborateurs ; ils imprimèrent un Donat, dont aucun exemplaire ne nous est parvenu, puis une édition in-folio des Œuvres de Lactance terminée en octobre 1465 et qui est le premier livre imprimé en Italie dont on connaisse la date. En 1467, le pape Paul II les faisait venir à Rome, où ils établissaient leurs presses dans le palais des frères Pierre et François de Maximis, gentilshommes romains. Le premier volume qui sortit de leurs presses en 1467 fut les Épîtres de Cicéron.

En 1468, l’évêque d’Aléria Jean André écrivait au même pape, dans une dédicace placée en tête d’une édition des Épîtres et des Traités de saint Jérôme : « Que d’actions de grâces ne vous rendra pas le monde littéraire et chrétien ! N’est-ce pas une grande gloire pour Votre Sainteté d’avoir procuré aux plus pauvres la facilité de se former une bibliothèque à peu de frais et d’acheter pour vingt écus des volumes corrects que dans les temps antérieurs on pouvait avoir pour cent, quoique remplis de fautes des copistes ? »

Presque à la même époque, un nommé Uldaricus Gallus, un Allemand dont le nom d’origine était Han (en français coq, d’où gallus), s’établissait également à Rome. Son correcteur aurait été l’évêque Joannes Antonius Campanus : à la louange de l’imprimeur, le correcteur composa une épigramme qui fut insérée à la fin des Philippiques de Cicéron, éditées « par Uldaricus Gallus sans date de l’année, mais néanmoins, comme il est à croire, auparavant l’an 1470 ».

Alde Manuce naquit, en 1449, à Sermonetta près de Velletri, province de Rome ; il mourut à Venise le 6 février 1514. Après avoir enseigné le grec et le latin, il fonda à Venise, en 1490, une imprimerie, où ses héritiers allaient exercer de longues années, faisant de lui, sous le nom d’Alde l’Ancien, le chef d’une dynastie d’imprimeurs qui devait devenir célèbre. Alde Manuce, nous l’avons déjà dit, fit graver par l’orfèvre Francia un type de caractères nouveaux : ce modèle qui rappelait, affirme-t-on, l’écriture remarquable de Pétrarque, reçut d’abord le nom de « caractère aldin », puis plus tard celui d’italique[7].

Alde Manuce avait réuni autour de lui nombre de lettrés et d’artistes. Il faut surtout lui savoir gré d’avoir accueilli les savants hellènes que la chute de l’empire grec avait chassés de leur patrie. Pour échapper à la barbarie des Turcs, Lascaris, Calliergi, Musurus, sauvant de précieux manuscrits, se réfugièrent à Venise et secondèrent Alde Manuce dans ses grands travaux. À leur usage, l’imprimeur fit encore graver, par le fameux François de Bologne, les types grecs, avec lesquels il imprima, en 1497, la Grammaire grecque de Fr. Urbain Boliziano.

Nombre d’ailleurs ont loué non seulement la beauté des types employés par Alde Manuce, mais aussi la pureté du texte. Dans une longue étude, M. Firmin-Didot s’inscrit vivement contre cette dernière idée : « J’ai fait voir… que l’édition du Théocrite d’Alde était remplie de fautes de toute espèce, qui ne pouvaient être réellement attribuées qu’à l’extrême négligence de l’imprimeur. J’ai dit que la collection intitulée Poetæ græci principes, de Henri Estienne, ne présentait pas autant de fautes, ni surtout de fautes aussi grandes qu’il s’en trouve dans trois ou quatre pages prises au hasard du Théocrite d’Alde… J’ai cherché quelle était l’excuse qu’on pourrait alléguer en faveur d’Alde au sujet de la négligence qui a été mise dans la correction au texte des livres qu’il a imprimés, et c’est lui-même qui me l’a donnée : il dit qu’il était tellement occupé qu’il trouvait à peine le temps de lire une fois, légèrement et à la course, les épreuves des éditions qu’il publiait : Vix credas quam sim occupatus ! Non habeo certe tempus, non modo corrigendis, ut cuperem, diligentius qui excusi emittuntur libris cura nostra, sed ne perlegendis quidem cursis. »

La critique est un peu acerbe ; le reproche n’est pas moins vif que rigoureuse la conclusion : « Ce fameux imprimeur, qui fait honneur à l’Italie, ne mérite pas la place à laquelle une admiration indiscrète tend à l’élever[8]. » Mais, tout à l’encontre même de l’affirmation de M. Firmin-Didot, certains peuvent tirer de l’aveu d’Alde Manuce la déduction qu’à son époque (1490-1514) — conséquemment bien avant Robert Estienne (1524-1559)[9] — on attachait une réelle importance à une irréprochable « correction des textes ». La preuve en est manifeste, puisque Alde Manuce se croit obligé de s’excuser d’une lecture hâtive, insuffisante ; et M. Firmin-Didot lui-même le reconnaît en soulignant comme un fait exceptionnel — souci dont il n’aurait pas eu occasion de se préoccuper si le manque de soins avait été de pratique courante — « la négligence qui a été mise dans la correction au texte des livres ». Il ne semble pas, d’ailleurs, que toutes les productions d’Alde Manuce aient été susceptibles des mêmes reproches : en 1503, en effet, l’imprimeur vénitien exprimait le chagrin[10] qu’il éprouvait des contrefaçons de ses éditions, contrefaçons « mal imprimées et remplies de fautes », qui, dit-il, « nuisent à sa réputation… et à ses intérêts ».

On connaît l’étrange carrière d’Érasme (1467-1536) et sa vie fertile en incidents. Né à Rotterdam, cet orphelin dont les tuteurs avaient dissipé la modeste fortune est, contre son gré, engagé dans un ordre religieux alors qu’il est à peine âgé de dix-sept ans. Ne se sentant nulle vocation, à la solitude monacale il préfère les fonctions de précepteur dans plusieurs familles nobles. Philosophe, adepte de la morale égoïste et facile des Épicuriens, auteur d’un Éloge de la Folie (1501), Érasme est, en 1506, docteur ès arts ; il se lie d’amitié avec Jean de Médicis, futur pape sous le nom de Léon X, et devient plus tard conseiller de Charles-Quint. Esprit pétillant et vif, ce littérateur exerça, au xvie siècle, une influence considérable par sa latinité exquise, son goût sûr et l’élan qu’il donna à la culture des chefs-d’œuvre grecs et romains.

Voyageur infatigable que l’amour du sol natal ramène parfois au pays néerlandais, Érasme parcourt la moitié de l’Europe. Aux dernières années du xve siècle, il séjourne quelque temps à Paris. À cette époque, l’Allemand Jean-Philippe de Kreuznach, qui exerça de 1494 à 1519, imprimait le volume des Adages. Augustin-Vincent Caminade, alors correcteur chez Kreuznach, revoit les épreuves avec un soin tout particulier ; et, pour le récompenser de ses éminents services, imprimeur et auteur décident de mentionner son nom à l’achevé d’imprimer : Augustino Vincentio Caminado a mendis vindicatore, Anno MVc.

Après un séjour en Angleterre où s’efforce, mais en vain, de le retenir le roi Henri VIII, Érasme travaille, comme correcteur, à Venise, chez Alde Manuce l’Ancien qui imprime plusieurs de ses ouvrages. Plus tard, en 1521, Érasme se fixe à Bâle et corrige, dans l’atelier de son ami Fröben, quelques éditions de ses œuvres personnelles. — On connaît l’emblème d’Érasme, « le dieu Terme » avec la devise Nulli cedo (« Je ne suis inférieur à aucun »).

Fröben (1460-1527), un élève d’Amerbach, fut tour à tour typographe, correcteur, imprimeur. En 1491, il fonde à Bâle une imprimerie dans laquelle il travaille d’abord en association avec Amerbach, puis seul. Cet érudit, qui édita plus de trois cents ouvrages d’auteurs anciens et modernes, acquit une grande réputation non seulement par la beauté de ses impressions, mais aussi par la pureté et la correction de ses textes. Outre Érasme, il fut aidé dans ses travaux par Wolfgang, Lachner, Œcolampade, des lettrés de premier ordre qui justifièrent la triple devise de Fröben (devise en hébreu, grec et latin). Fröben mourut en 1527, laissant à son fils Jérôme et à son gendre le soin de la réputation de son imprimerie. Nous devons à ceux-ci, aidés de Sigismond Gélénius pour la correction et la revision des épreuves, l’édition des Pères grecs qu’ils commencèrent par les ouvrages de saint Basile.

Au xvie siècle, les Wechels exercèrent à Francfort et à Paris. Les érudits reconnaissent volontiers que les éditions sorties des presses de ces imprimeurs ont une valeur particulière. Il faut dire, toutefois, que celui qui contribua le plus à rendre leurs éditions précieuses fut le correcteur « Frédéric Sylburge, un des premiers grecs et des meilleurs critiques d’Allemagne. L’erratum d’un in-folio qu’il avait corrigé ne contenait quelquefois pas plus de deux fautes ». Sylburge travailla également chez Henri Estienne.

Nous savons que, de manière générale, le Clergé séculier et régulier non seulement fut accueillant pour la découverte de Gutenberg, mais aussi en favorisa grandement les progrès. Les évêques, les abbés, les moines, les prêtres ne dédaignent point de mettre leurs connaissances intellectuelles au service de l’art nouveau ; bien plus, ils acceptent parfois d’être eux-mêmes, nous l’avons vu, des collaborateurs manuels. Ainsi dans nombre de monastères le scriptorium conventuel fait place sans transition aucune à l’officine typographique : l’abbé est le maître qui ordonne et encourage ; le prieur claustral, à l’exemple de Balthazard de Thuerd, est le directeur, le prote ; les moines sont les compagnons instruits et soumis qui patiemment mettent au jour l’œuvre entreprise.

Ainsi en fut-il pour ce merveilleux in-folio gothique dont le titre malheureusement est disparu, mais dont la page du début : Incipit Ordo Missalis secundum consuetudinem Romanæ curiæ nous renseigne amplement, ainsi que l’explicit : Finit feliciter opus egregium susceptum ad laudem Dei pro fratrum Heremitarum divi Augustini de Observantiaj ussu et hospitio Reverendi Patris Andreæ Ples (Perles ?) vicarii generalis per Alemaniam fratrum Reformatorum Ordinis sancti Augustini, Consummatum atque perfectum solerti studio et diligentia operaque et impensis Fratrum Heremitarum Religionem praedictam in imperiali civitate Nurembergensi observantium anno salutis MCCCCLXXXXj. Pontifice Maximo Innocentio. Les Frères Hermites furent non seulement les éditeurs, mais aussi les auteurs, les correcteurs, les compagnons typographes, imprimeurs et « relieulx » qui exécutèrent cette œuvre remarquable. Nous disons « remarquable », car le vélin de ce Missel est encore d’une blancheur immaculée ; on dirait un ouvrage de luxe imprimé à l’aide d’une presse mécanique : le tirage, rouge et noir, est d’une régularité impeccable, ainsi que le registre ; le canon, exécuté sur peau de vélin, donne l’illusion d’un merveilleux manuscrit, illusion que contribuent à compléter deux miniatures d’une délicatesse et d’un réalisme extraordinaires ; enfin, la correction de cet incunable, un des plus précieux que nous ayons pu examiner, est d’une pureté que seuls peuvent expliquer la patience et l’érudition des moines, ainsi que le temps dont ils disposaient. De cette œuvre nos bons Frères Hermites pouvaient s’enorgueillir, malgré leur humilité ; il semble qu’ils n’y manquèrent point, car, l’explicit à peine terminé, ils ajoutent :

Quod opus hic cernis fratres fecere Heremitæ
Nurinberg quos alit urbs fertilis ingeniis
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Plantin[11] était d’une famille pauvre, originaire de la Touraine[12]. Après avoir vécu et, sans doute, travaillé à Lyon, à Orléans, il étudia quelque peu à Paris, où peut-être il apprit le latin ; puis, il se rendit à Caen : il y fit son apprentissage dans l’art de la reliure et de la typographie et revint ensuite à Paris. Pour se perfectionner, il visita les principaux ateliers des villes les plus importantes.

Arrivé à Anvers en 1549, Plantin y exerça d’abord la profession de relieur et de maroquinier. À la suite, dit-on, d’un accident qui lui survint quelques années après, il acquit les moyens de fonder une imprimerie qui prit une certaine importance, vers 1555, après l’apparition du premier livre imprimé par ses presses, l’Institution d’une Fille noble.

« Plantin, écrit M. Renouard, fut typographe habile, diligent dans les labeurs de son officine, très soucieux de la correction de ses livres, ainsi que de leur bonne exécution[13]… » « Cette dernière constitue véritablement son titre de gloire : choix et variété des caractères, composition irréprochable par l’espacement régulier des mots, heureuse disposition des blancs dans les chapitres et les alinéas ; emploi judicieux et plein de goût des frontispices et culs-de-lampe, etc., qualité excellente du papier ; tout fut par lui mis en œuvre pour produire, des éditions belles, correctes et durables[14]. » — « L’imprimeur d’Anvers ne fut pas un lettré, un érudit au sens complet du mot, comme on l’entendait à cette époque de Juste Lipse, d’Arias Montanus, de Raphelengien, de Kiliaan ; mais il connaissait le latin, le parlait et l’écrivait couramment : la correspondance conservée avec un soin religieux dans les archives du Musée Plantin, à Anvers, le prouve surabondamment ; il lisait le grec, et, s’il ne l’entendait ou le comprenait suffisamment pour indiquer dans ses productions la variante qui convenait, tout au moins eut-il le grand, l’énorme mérite, le talent même, après avoir accueilli et choisi les collaborateurs qui convenaient, de savoir faire faire ce qui convenait. » Grâce à l’aide que lui apportèrent ces lettrés, la valeur des productions de Plantin devint telle qu’il marcha bientôt de pair avec les plus grands imprimeurs, les Estienne et les Alde.

Au milieu d’autres ouvrages — livres saints, missels, bréviaires, travaux de littérature hébraïque, grecque et latine — la Bibliothèque Plantin conserve soigneusement l’exemplaire de la fameuse Bible polyglotte, qui porte les notes et les corrections d’Arias Montanus[15]. Confesseur de Philippe II roi d’Espagne, Arias Montanus avait été spécialement envoyé à Anvers par son maître, pour « diriger l’impression de la Bible et en corriger les épreuves ».

Un autre ouvrage de non moindre valeur, qui suffirait, à lui seul, à la réputation d’un homme, est le Thésaurus linguæ teutonicæ, auquel Plantin collabora activement ; telle était la valeur de ce dictionnaire que, malgré le temps, il est resté, aux pays où le néerlandais se parle plus particulièrement, le manuel de tous ceux qui étudient la langue et surtout celle du xvie siècle. — L’artisan principal de ce travail fut Cornelis van Kiel[16], ou Kiliaan, qui, de longues années, devait rester au service de l’imprimerie Plantin. Kiliaan était déjà, semble-t-il, correcteur dans une officine de Louvain lorsqu’en 1558, sur la demande de Plantin, il vint à Anvers ; il fut, d’abord, compositeur, puis contremaître. Les comptes de l’imprimerie signalent, seulement à la date du 24 juin 1565, l’accord aux termes duquel il lui sera payé « 4 florins pour chaque mois qu’il vaquerait à la correction pour certaines presses et compositeurs ». Kiliaan fut l’un des meilleurs parmi les lettrés qui travaillèrent à l’imprimerie ; son œuvre est considérable ; mais, il faut le dire, elle ne fut appréciée ni de Plantin lui-même ni de ses successeurs ; il fallut attendre jusqu’au xixe siècle pour que la plupart de ses travaux, et non des moins estimables, fussent mis au jour. Plus fidèle à la maison qui l’avait accueilli que nombre de ses collègues, Kiliaan corrigea jusqu’en 1607 chez Jean Morel, gendre et successeur de Plantin, des éditions qui furent aussi belles et aussi exactes que celles imprimées par Plantin lui-même.

Outre Arias Montanus et Kiliaan qui furent pour Plantin d’une aide si précieuse, il faut citer encore, au nombre des correcteurs qui travaillèrent à l’imprimerie d’Anvers François de Ravelinghien, dit aussi van Ravelinghen ou encore Raphelengien. Né à Lannoy, près de Lille, le 27 février 1539, Raphelengien abandonna le commerce pour étudier les langues anciennes et l’hébreu. Il enseignait déjà depuis plusieurs années le grec à l’Université de Cambridge lorsqu’il vint un jour, par hasard, visiter la maison de Plantin ; se croyant quelques dispositions pour les fonctions de correcteur, l’érudit aurait à ce moment offert ses services au maître imprimeur. Les raisons qui incitèrent Raphelengien à cette détermination étaient, sans doute, d’ordre matériel et moral ; plus tard, aux raisons qui lui avaient fait préférer cette situation se joignirent des motifs d’un ordre tout intime. Accueilli avec la plus grande bienveillance, même avec une faveur toute particulière, par Plantin, Raphelengien épousait, en 1565, une des filles du maître et dirigeait quelque temps l’imprimerie d’Anvers, avant de posséder celle de Leyde qu’il acquit de son beau-père par héritage. Un moment professeur d’arabe et d’hébreu à Leipzig, il mourut à Leyde en 1597.

D. Bomberg (d’Anvers) fut imprimeur à Venise où il mourut en 1549. Il se spécialisa surtout dans la publication d’éditions hébraïques. Soucieux constamment de porter son art à la perfection, il se ruina par ses dépenses ; on rapporte que le Talmud de Babylone, la plus belle de ses publications, lui coûta 300.000 écus.

Platina (1421-1481), qui avait été, en représailles de certains de ses écrits, emprisonné sur les ordres du pape Paul II, reçut, à titre de dédommagement, de son successeur Sixte IV la charge de bibliothécaire à la Vaticane. À cette époque il était déjà, dit son biographe le P. Laire, correcteur depuis quelque temps à l’imprimerie de Georges Laver. Malgré ses fonctions de bibliothécaire, Platina accepta encore de remplir les fonctions de correcteur dans l’atelier d’Arnold Pannartz, chez lequel il aurait fait paraître, en 1475, une traduction latine de l’Histoire de Josèphe. L’un des hommes les plus instruits et les plus laborieux de son temps, Platina est l’auteur de nombreux ouvrages où il fait preuve d’un jugement éclairé et d’une saine critique.

Egnazio (1473-1553), condisciple du pape Léon X et professeur d’éloquence à Venise, fit paraître, avec de nombreuses annotations, de bonnes éditions d’Ovide, de Suétone, de Cicéron, outre ses nombreux travaux personnels.

Bembo, un humaniste dont la vieillesse fut illustrée par l’honneur suprême du cardinalat, naquit à Venise en 1470 et mourut à Florence en 1547. Il étudia tour à tour à Padoue, à Messine en 1492 ; Constantin Lascaris, venu de Constantinople enseigner en Italie, aurait été son maître dans la langue grecque ; après avoir achevé ses études philosophiques à Ferrare, il se rendit à Venise. Une savante académie s’était formée en cette dernière ville dans la maison d’Alde Manuce l’imprimeur. Bembo en devint rapidement l’un des membres les plus remarqués et se fit un plaisir de corriger les belles éditions qui sortaient alors de l’officine la plus réputée d’Italie. Les d’Este, Julien de Médicis le prirent sous leur protection ; il put ainsi, à l’abri du besoin et des jalousies, se livrer à des travaux d’érudition qui firent de lui un des meilleurs écrivains de son époque.

Démétrius Chalcondyle naquit à Athènes vers 1424 et mourut à Milan en 1510. Réfugié en Italie après la chute de Constantinople, il contribua puissamment à la renaissance des études grecques en sa patrie d’adoption. Honoré de la protection et de la faveur des princes italiens, il habita tour à tour Florence où, sur l’invitation de Laurent de Médicis, il professa le grec vers l’année 1479 ; puis Milan, où l’appela Louis Sforza ; et aussi Venise, où ses travaux le retinrent. Alors qu’il était à Florence, il avait déjà été correcteur chez Merlius, imprimeur en cette ville ; à Venise, Alde l’employa pour corriger les épreuves de ses éditions. Dans la dédicace de son édition d’Euripide, le maître dit de son correcteur qu’il est « le premier des Grecs de cette époque et le seul dont la doctrine rappelle l’ancienne Athènes ». Le premier peut-être, Démétrius Chalcondyle fit paraître les éditions grecques des Anciens : Homère, deux volumes in-folio, à Florence, en 1488 ; Isocrate, un volume in-folio, à Milan, en 1493 ; Suidas, un volume in-folio, à Milan, en 1499. Son principal ouvrage serait une grammaire grecque, intitulée Ἐρὥτηματα, publiée à Milan, en 1493.

J. Commelin, né à Douai, s’établit imprimeur à Heidelberg où il mourut en 1597. Sa science de la langue grecque était extraordinaire, et ses éditions des classiques grecs et latins ne le cèdent que de peu à celles des Alde et des Estienne.

J. Crespin naquit à Arras. S’étant lié d’amitié avec Théodore de Bèze, il le suivit à Genève où il fonda une imprimerie en 1548 ; il publia quelques ouvrages personnels, et, notamment, un excellent lexicon grec et latin.

À ces noms il serait facile d’ajouter une longue liste d’érudits non moins renommés. Ceux que nous avons cités prouvent à l’évidence que, dès les débuts de l’imprimerie, la corporation des correcteurs comptait parmi ses membres les hommes les plus savants de l’époque. Ils illustrèrent la profession non moins qu’ils se tinrent pour honorés de la charge qu’ils avaient assumée et que les travaux remarquables qu’il leur fut ainsi donné d’accomplir les rendirent célèbres.



  1. Sur les correcteurs, la bibliothèque Nationale possède un volume dont nous n’avons pu, à notre grand regret, faute de loisirs, prendre connaissance : Correctorum de typographiis eruditorum centuria, par Conrad Zeltner, 1716, in-8. — Ce même ouvrage a été ultérieurement réimprimé avec un nouveau frontispice, sous le titre : Theatrum virorum eruditorum qui specialim typographiis laudabilem operam præstilerunt, Nurenberg, 1720, in-8.
  2. La Typologie Tucker, juin 1874, n° 14 (articles sur l’Origine de l’Imprimerie, par Maddeu). — Nous adressons nos meilleurs remerciements à notre ami M. G. Né, un curieux du passé typographique, qui nous a communiqué les renseignements qui suivent.
  3. Nous aurions aimé savoir qu’un exemplaire au moins de cette Grammaire latine se trouve parmi les collections de notre Bibliothèque Nationale.
  4. Soit 1466.
  5. Cet exemplaire, imprimé sur papier et comportant quarante-six lignes de texte, a été, en 1872, payé 100 thalers (375 francs) à la vente du libraire T.-O. Weigel, de Leipzig. — Le lecteur curieux de lire ce prospectus en trouvera le texte dans le Serapeum, année 1856, p. 338 et 339.
  6. La Bibliothèque Nationale possède deux exemplaires des Lettres de saint Jérôme.
  7. Voir page 60.
  8. Voir page 47.
  9. Années durant lesquelles Alde Manuce et Robert Estienne exercèrent respectivement la maîtrise d’imprimeur.
  10. Voir page 61.
  11. Christophe Plantin, imprimeur anversois, par Max Rooses, conservateur du Musée Plantin-Moretus.
  12. Plantin serait né à Saint-Avertin, près Tours, en l’année 1514. Sa pierre tombale dit en effet : « Il vécut 75 ans et mourut le 1er juillet 1589. »
  13. Annales de l’imprimerie Estienne, 1843, p. 122, col. 1.
  14. L. Degeorge, la Maison Plantin à Anvers, 3e éd., 1886, p. 128.
  15. Bencdict Arias Montanus (1527-1598) doit son surnom aux montagnes au milieu desquelles il vit le jour, Frexénal de la Sierra en Estramadure. Après avoir étudié à Séville et à Alcala, il se retira à l’âge de vingt-cinq ans environ au milieu des monts de Aracena pour se consacrer entièrement à l’acquisition d’une érudition remarquable. En 1560, il s’enrôle dans l’Ordre de Santiago, l’une de ces congrégations militaires auxquelles l’Espagne doit d’avoir pu secouer le joug des Maures infidèles. En 1563, sur les instances de l’évêque de Ségovie, Arias Montanus assiste aux délibérations dernières du Concile de Trente ; et, en 1568, Philippe II, qui récemment l’avait nommé son chapelain, l’envoie à Anvers — où il devait séjourner sept années — pour surveiller chez Plantin l’impression de la Bible.
  16. Né vers 1528, à Duffel, petit village à trois lieues environ au sud d’Anvers. Son père s’appelait Abts ; on suppose que le nom de Kiel était celui de la paroisse à laquelle il appartenait et qui était voisine d’Anvers. En 1882, un monument élevé par la commune de Duffel à la mémoire de Kiel (Kiliaan) rappelait le souvenir du célèbre philologue, qui fut le premier correcteur de l’imprimerie Plantin. Les Allemands ayant renversé le modeste monument au cours de la guerre 1914-1918, une nouvelle statue fut inaugurée le 29 août 1920. — Au cours de cette étude, le lecteur rencontrera le nom de ce correcteur donné sous les différentes formes employées par les auteurs : Cornelis van Kiel, Kilien (Max Rooses et les références qu’il cite), Kiliaan (M. Sabbe).