Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 1/02/06

La bibliothèque libre.
E. Arrault et cie (1p. 87-96).


§ 6. — LE CORRECTEUR À L’ÉPOQUE MODERNE


La pléiade de linguistes et de philologues qui entourèrent le berceau de l’imprimerie rivalisa de zèle avec les typographes pour atteindre dans les productions de l’art nouveau à une véritable perfection ; cette activité, cette érudition donnèrent du même coup aux fonctions de correcteur un lustre à nul autre pareil. Aussi une considération certaine devait, de longues années, s’attacher au titre de correcteur.

En 1620, fut créé au Louvre un modeste atelier typographique, qui, en 1640, devait, sous l’inspiration de Richelieu, devenir l’Imprimerie Royale ; avec l’assentiment du roi Louis XIII lui-même, un érudit fut choisi pour remplir les fonctions de correcteur et eut l’honneur insigne de diriger, au point de vue littéraire, les premiers pas de notre établissement national.

Trichet de Fresne — alias Dufresne — était-il déjà à cette époque en même temps érudit et typographe ? Avait-il, en d’autres ateliers de la Capitale ou, à l’instar de certains de ses devanciers, dans les boutiques de mainte autre grande ville, fait un court apprentissage de la casse et donné la preuve de ses capacités ? Nos recherches nous ont appris simplement que Trichet, né à Bordeaux en avril 1611, fut entouré par les savants de son temps d’une réelle considération et qu’il contribua puissamment, en collaboration avec Tanneguy le Fèvre et le Poussin, à la production des œuvres remarquables qui illustrèrent les deux premières années d’existence de l’Imprimerie Royale. Trichet fut, en outre, le successeur du célèbre Naudé, dans la charge de bibliothécaire de la reine Christine de Suède. Il mourut, à l’âge de cinquante ans, le 4 juin 1661, auteur de plusieurs ouvrages estimés, parmi lesquels il faut surtout signaler une Vie de Léonard de Vinci, Briefve Histoire de l’institution de toutes les religions, et quelques travaux de numismatique.

Suivant le témoignage de Saint-Simon, même au risque de mécontenter « le roi et Mme de Maintenon », M. de Chevreuse ne dédaigna point « de faire le personnage de correcteur d’imprimerie ».

Voltaire corrigeait et revisait, avec le soin le plus méticuleux, dit-on, toutes les épreuves de ses travaux.

Les auteurs de l’Encyclopédie, aidés du prote de l’imprimerie Le Breton, furent pour eux-mêmes leurs meilleurs correcteurs.

Un exemple de l’importance que l’on attachait, au xviiie siècle, à une bonne correction nous est donné dans la vie de Benjamin Franklin : « Bradford, un concurrent, dit Franklin lui-même, était encore chargé de l’impression des votes, des lois et de tout ce qui avait rapport à l’administration. Il avait imprimé, un jour, une Adresse de la Chambre au Gouverneur de la manière la plus négligente : elle était pleine de fautes. Nous la réimprimâmes avec élégance et correction, et nous en envoyâmes un exemplaire à chaque membre. On vit la différence. Nos amis, dans la Chambre, se sentirent plus forts pour parler en notre faveur ; et, l’année suivante, nous fûmes nommés imprimeurs de l’Assemblée. » Presque à la même époque, P. Marchant écrivait dans l’Avertissement de son Histoire de l’origine et des premiers progrès de l’Imprimerie[1] : « Je dois encore avertir que l’un d’eux [les libraires], savoir M. Jacques le Vier, jeune homme d’intelligence et d’acquit, et capable de quelque chose de plus que sa profession, vu la simple routine à laquelle elle est maintenant réduite[2], m’a parfaitement bien secondé dans le besoin que j’ai eu de lui, tant pour la copie de cet ouvrage, que pour la correction de son impression ; et que, si le public le trouve exactement imprimé, il lui en devra en partie l’obligation. »

Plus près de nous, il ne serait point difficile de rencontrer nombre de faits relatifs à la valeur attribuée aux fonctions de correcteur.

En 1799, Bertrand-Quinquet, dans son Traité de l’Imprimerie[3], écrivait, à propos de la correction, ces lignes suggestives : « De toutes les parties de l’art typographique nous sommes arrivés à la plus essentielle, à la plus difficile, à celle enfin qui assure davantage la gloire et la réputation de l’imprimeur. Peu de personnes savent apprécier combien il en coûte de peines et de soins pour donner au public un ouvrage correct ; il existe si peu de livres sans faute que l’on peut les compter ; et encore, parmi ceux-là doit-on cet hommage à la vérité que, pour pouvoir annoncer au frontispice la plus exacte correction, pour pouvoir y placer, comme Didot l’a fait à son Virgile, sine menda, il a fallu mettre au pilon plus d’une feuille imprimée et la recommencer de nouveau… L’Émulation est fille de la concurrence,… et celui-là seul qui saura bien imprimer, aura de l’ouvrage, comme la foule se portera chez le libraire jaloux de ne donner que de belles et de correctes éditions. »

« On ne saurait, dès lors, s’étonner de voir figurer au livre d’or de cette profession » nombre de lettrés « qui préludèrent, par la lecture des épreuves, aux chefs-d’œuvre dont ils devaient, dans la suite, enrichir la littérature et la science. Des romanciers, des poètes, des philosophes, des journalistes remarquables se sont rencontrés parmi ces hommes qu’un labeur continu met en contact perpétuel avec les écrivains de tout genre. »

Il est d’ailleurs un fait avéré, qui n’a point manqué parfois d’exciter la verve et les railleries : « De tout temps l’imprimerie a été l’asile des talents méconnus ou éprouvés par la fortune, qui sont venus prendre rang parmi les correcteurs d’épreuves aussi bien que parmi les typographes. » On peut rappeler le souvenir de M. Dubner, qui fut l’ami et le collaborateur de M. Ambroise Firmin-Didot. Avec le concours d’un autre savant helléniste, Ch. Muller, M. Dubner consacra tous ses moments, toute sa science à la publication et à la correction du Thesaurus græcæ linguæ et de la Bibliothèque des auteurs grecs.

Firmin-Didot, dans une lettre datée du 1er novembre 1866, ajoute à ces noms d’autres noms non moins illustres : « Pour ne parler que de ceux que j’ai connus, le souvenir de Rœderer et de Béranger se présente à ma mémoire ; et ma famille se rappelle encore l’abbé de Bernis qui lisait des épreuves chez mon bisaïeul François Didot. »

Béranger fut non seulement correcteur, mais aussi compositeur. Lui-même en fait l’aveu dans une lettre écrite, le 22 décembre 1849, à M. Anatole Savé, un jeune apprenti typographe qui lui demandait conseil sur des vers de sa façon : « … Tout ce que je puis vous dire à ce sujet, c’est que bien longtemps encore après avoir quitté le composteur, il m’est souvent arrivé de le regretter ; et, quant aux vers, je ne sais trop encore si je dois me féliciter de ce que j’ai fait, tant cette pauvre profession laisse d’incertitude sur la valeur réelle des œuvres, quelques succès qu’elles obtiennent. »

« Cette liste serait incomplète si à tous ces noms nous négligions d’ajouter celui de l’homme réputé le plus profond penseur de notre époque : P.-J. Proudhon, qui a exercé, lui aussi, pendant longtemps les fonctions de correcteur à Besançon et à Paris. »

Encore faut-il cependant y joindre bien d’autres noms aussi fameux : François Buloz (1803-1877), le créateur de la Revue des Deux Mondes, qui fut prote-correcteur à l’imprimerie Everat, à Paris ; Michelet, Hégésippe Moreau, le Dr Peters, Pierre Leroux, Joseph Boulmier, Armand Marrast ; Auguste Bernard, qui devait devenir inspecteur général de l’Instruction publique.

Aussi ne faut-il point s’étonner de l’appréciation que porte sur ces collaborateurs un maître qui devait s’y connaître. Balzac fut imprimeur à Paris ; de regrettables circonstances firent que l’illustre romancier supporta toute sa vie les conséquences d’une entreprise malheureuse. Il n’eut garde cependant de mésestimer les artisans qu’il avait vus à l’œuvre, et son opinion n’en est certes que plus précieuse : « À Paris, il se rencontre des savants parmi les correcteurs. » Pour qui connaît les inextricables difficultés qu’offraient au correcteur les manuscrits et les épreuves de Balzac, l’éloge est de valeur considérable.

Sans doute, il n’y a pas lieu de s’inscrire à l’encontre de considérations qui souvent ne sont que l’expression exacte de la vérité : « Force est bien au maître imprimeur de se contenter, la plupart du temps, d’hommes chez qui le soin, l’attention, une connaissance profonde des règles et des difficultés typographiques, une longue habitude de la profession, le tout joint à un fonds d’instruction solide, sont des garanties suffisantes pour la pureté du texte des livres qui sortent de leurs mains. » Mais l’on ne saurait non plus repousser cette conclusion qui nous paraît devoir s’imposer sans conteste possible : « Quand des savants et des lettrés de cet ordre n’ont pas dédaigné de corriger des épreuves, qui ne tremblerait de leur succéder ? Car on aurait mauvaise grâce à nous objecter que le temps de l’imprimerie savante est passé, et que plus n’est besoin pour le correcteur de ces aptitudes qu’il lui était indispensable de posséder autrefois. Si les ouvrages de littérature grecque ou latine, si les éditions curieuses d’auteurs anciens, si les traductions à glose savante sont passés de mode, la tâche du correcteur n’a pas cessé pour cela d’être ardue et délicate : la grande variété des livres qui s’exécutent dans une imprimerie semble exiger, pour la correction des épreuves, des encyclopédistes, c’est-à-dire des hommes possédant l’universalité des connaissances humaines. »

Cependant nombre d’auteurs sont loin d’avoir sur cette question une opinion analogue. À bon droit, le lecteur s’étonnera de rencontrer parmi ces écrivains les rédacteurs de la Grande Encyclopédie Ladmirault : «… Le rôle des correcteurs contemporains ne saurait atteindre le degré d’importance de leurs prédécesseurs ; ils ne sauraient faire revivre les anciennes traditions ; il faudrait pour cela que la nature des ouvrages comportât la correction dans son acception la plus large, et tel n’est pas le cas. »

Autres temps, autres mœurs, autres pensées ! Diderot et d’Alembert, pour la rédaction de tous les articles de l’Encyclopédie relatifs à l’imprimerie[4], firent appel au concours et aux connaissances du prote-correcteur de l’imprimerie Le Breton, nommé Brullé. À plus de cent cinquante ans de distance, le texte de Brullé n’a rien perdu de sa valeur et de son importance. Pour la technique du livre, il constitue une mine où puiser avec assurance des renseignements de valeur. — La Grande Encyclopédie Ladmirault aurait pu imiter l’exemple de son prédécesseur : elle n’aurait pu qu’y gagner en documentation, en précision ; la valeur qui se serait attachée, sur ce point particulier, à de trop courts articles, n’aurait point souffert de discussion.

Pierre Larousse, qui avait pour ses correcteurs une considération particulière, suivit, semble-t-il, dans le Grand Dictionnaire Universel du xixe siècle les errements de Diderot et d’Alembert ; et nulle comparaison ne saurait s’établir entre le mérite du texte relatif à l’art typographique du Grand Dictionnaire et celui de la Grande Encyclopédie. Sans doute, les auteurs de ce dernier ouvrage ne surent pas, sur ce point, discerner où était leur véritable intérêt.

Cependant, à la même époque, les éditeurs du Dictionnaire des Dictionnaires, à l’exemple de Robert Estienne, exposaient leurs épreuves, et Gauthier-Villars promettait une récompense aux personnes qui relèveraient une erreur dans les fastidieux calculs d’une table de logarithmes.

Les preuves manifestes de l’erreur des rédacteurs de la Grande Encyclopédie ne manquent d’ailleurs pas : à elles seules elles rempliraient aisément ce volume entier ; deux, toutefois, suffiront pour l’esprit le moins prévenu.

La première est tirée du Procès-verbal de l’Assemblée générale de la Société des Correcteurs de Londres (fondée en 1854), qui fut tenue le 17 septembre 1867, sous la présidence du romancier populaire anglais Ch. Dickens, pour examiner la situation précaire faite au correcteur dans l’imprimerie moderne, au double point de vue des salaires et de la considération :

« Dickens. — … Je sais par mon expérience personnelle quelles sont les fonctions des correcteurs d’imprimerie. Je puis témoigner de la manière dont ces fonctions sont ordinairement remplies ; je déclare qu’elles ne demandent pas simplement un œil exercé, mais qu’elles exigent une grande intelligence naturelle, beaucoup de connaissances acquises, un esprit vif à saisir les rapports des choses, le tout joint à une excellente mémoire et à un jugement sain.

« Je reconnais avec un véritable sentiment de reconnaissance que je n’ai jamais fait imprimer un volume sans que les correcteurs n’y aient signalé tantôt un oubli, tantôt une inconséquence, tantôt une bévue ; sans qu’ils m’aient mis sous les yeux, sous une forme palpable, quelque indication me démontrant jusqu’à l’évidence qu’un regard patient et exercé avait porté à travers tout mon ouvrage sa savante investigation. Je ne doute pas que tous les membres de la grande famille littéraire ne donnent leur assentiment à cette attestation qui n’est qu’un acte de justice… »

La seconde est non moins probante : la Société des Correcteurs de Paris, approuvée le 26 juillet 1866 par le Ministre de l’Intérieur, écrivait, le 24 juin 1868, dans le journal l’Imprimerie, « dans un très bon style et avec beaucoup de clarté », dit une annotation : « La Société, nous avons la satisfaction de le dire en terminant, ne reste pas tout à fait inactive : elle a voté, dans cette même séance, le projet d’une lettre, rédigée par M. Polguere, son vice-président, lettre adressée à l’Académie française pour attirer son attention sur les nombreuses réformes à opérer dans l’orthographe : « L’Académie a l’intention pour la prochaine édition de son Dictionnaire de se conformer à l’orthographe d’usage. La Société fait observer que cela n’est plus possible aujourd’hui. En effet, les correcteurs autrefois s’abandonnaient à leurs inspirations : les uns suivaient Boiste ou Lavaux, les autres continuaient les errements adoptés dans les imprimeries où ils se trouvaient. Cette anarchie a cessé depuis l’édition du Dictionnaire de l’Académie de 1835. On s’y est rallié partout, et, depuis cette époque, livres et journaux sont corrigés d’après l’orthographe de l’Académie. Qu’est devenu l’usage avec cette discipline ? Il a totalement disparu, et l’Académie, pour en retrouver des traces, dans les publications, serait obligée de remonter au delà de son édition de 1835. Telle n’est pas son intention sans doute. Elle voudra continuer son œuvre de 1835 en l’améliorant, en tenant compte des critiques des grammairiens et des observations toutes récentes de M. Didot. » « Puis, sans entrer dans la discussion de ces critiques, souvent contradictoires, les correcteurs signalent à l’Académie les irrégularités de son Dictionnaire qui rendent le travail de la correction très pénible. Comment, disent-ils, se rappeler à point nommé que les mots assonance, consonnance, dissonance et résonnance doivent être écrits les uns par un seul n, les autres par le double n ? Pourquoi fève prend-il l’accent grave, et séve l’accent aigu ? Pourquoi sangloter s’écrit-il par un seul t, et ballotter par deux ? Souffler avec un double f, et boursoufler avec un seul ? — Pourquoi des différences dans la conjugaison des verbes en eler et en eter ? — Nous pourrions multiplier ces exemples ; mais nous croyons qu’ils suffisent pour démontrer que la pratique la plus longue et la mémoire la plus heureuse sont impuissantes à fixer dans l’esprit ces formes contradictoires. »

« En terminant, les correcteurs se contentent de former un vœu : C’est que, disent-ils à l’Académie, la nouvelle édition de votre Dictionnaire soit uniforme et conséquente dans toutes ses parties. » Enfin, ils expriment le désir que quelques-uns d’entre eux soient entendus par la Commission académique.

« Le 3 juillet, M. Bernier, président de la Société, recevait de M. Villemain, secrétaire perpétuel, une lettre des plus bienveillantes, et, le 10 du même mois, il était reçu par la Commission. Après un échange d’observations sur l’orthographe d’usage, M. Villemain, le prince A. de Broglie et M. Prévost-Paradol ont conclu en invitant M. Bernier « à faire dresser une liste des modifications que croira devoir proposer la Société des Correcteurs et à communiquer cette liste à la Commission ». Et le compte rendu ajoute : « Le vœu des correcteurs était si modéré, si manifestement raisonnable que l’Académie ne pouvait faire autrement que de l’accueillir, et l’on doit reconnaître qu’ils ont fait preuve ici de beaucoup de tact. »

Les correcteurs de 1868 firent certes alors « revivre les anciennes traditions » ; la nature du travail dont ils avaient assumé la tâche « comportait bien la correction dans son acception la plus large ».

On nous pardonnera de rappeler ici le souvenir d’un correcteur qui, à la même époque, honorait de son nom et les lettres et la typographie[5].

« En plein rêve de jeunesse, alors que son esprit et son cœur débordaient des plus nobles ambitions, André Lemoyne[6], au milieu des événements de 1848, vit disparaître toute la fortune paternelle dans une catastrophe imprévue. Jeune et instruit, il eût pu se tourner vers la politique ou le journalisme, où, grâce à son talent d’avocat et à l’ardeur de ses convictions, il se fût taillé une brillante situation. André Lemoyne préféra devenir un simple artisan et ne devoir qu’au travail de ses mains le pain et la sécurité de ses jours : stoïquement, sans amertume, ni regret, il s’enrôla dans la phalange des travailleurs du Livre. Entré comme apprenti typographe dans l’imprimerie Firmin-Didot, André Lemoyne, que ses connaissances étendues et variées désignaient à l’attention de ses chefs, devint bientôt correcteur. Son érudition et son caractère lui conquirent, dans ce poste, des amitiés solides et l’estime d’auteurs illustres qui jugeaient à sa valeur la précieuse collaboration de ce travailleur discret. C’est dans ces fonctions que Lemoyne vit un jour, pour la première fois, la gloire venir vers lui : un académicien, M. de Pongerville, « en habit bleu à boutons d’or, pantalon gris perle à sous-pieds, chapeau blanc à longues soies », venait, au nom de l’Académie française, apporter ses félicitations et serrer la main au modeste correcteur qui se révélait un poète de premier ordre. »

André Lemoyne fut en effet un vrai poète : « dans la pratique de son métier de correcteur il avait découvert toutes les nuances, toutes les somptuosités du « verbe » ; nourri aux meilleures sources classiques, il avait sucé jusqu’à la moelle l’os savoureux de notre vieille littérature ; il en connaissait l’harmonieuse beauté et les ressources infinies ; il en comprenait la souplesse et la logique ; il l’aimait avec un respect, avec une admiration sincères. S’il concédait parfois qu’il est des difficultés, des contradictions, des illogismes qu’on peut sans dommage élaguer de la luxuriante frondaison de la grammaire et de l’orthographe, jamais il ne voulut admettre qu’on pût toucher aux règles ou aux formes grammaticales. Avec quelle amertume, lui d’ordinaire si doux, ne dénonce-t-il pas les infiltrations de mots étrangers :

… Je pense à toi, pauvre langue française,
Quand tu disparaîtras sous les nombreux afflux
De source germanique et d’origine anglaise :
Nos arrière-neveux ne te connaîtront plus !

« Travailleur d’élite probe et fidèle, Lemoyne ne pouvait oublier que pendant près de trente années il avait été du nombre de ces humbles et précieux auxiliaires de l’imprimerie, du nombre de ces érudits anonymes qui veillent au respect des belles traditions, du nombre de ces correcteurs qui éclairent les expressions obscures, redressent les phrases boiteuses et sont, suivant Monselet, les « orthopédistes » et les oculistes de la langue. Alors qu’il avait depuis longues années abandonné l’atelier pour remplir les fonctions de bibliothécaire archiviste à l’École des Arts décoratifs, n’avait-il point cet orgueil de montrer à ses intimes la blouse noire qu’il avait endossée au temps de sa jeunesse et de son âge mûr. N’est-ce point encore sur cette blouse qu’il épingla fièrement la croix, alors qu’il fut fait chevalier de la Légion d’honneur ? Au reste, ne proclamait-il point avec une ostentation de bon aloi : « Je connais mon dictionnaire. Songez que pendant trente ans j’ai été ouvrier typographe et correcteur chez Didot… »

Mais c’est assez s’étendre sur ce sujet ; il suffira d’affirmer que maint autre exemple prouverait à l’évidence que les correcteurs contemporains ne sont point inférieurs à leurs aînés.



  1. Avertissemens, p. xii. — À La Haye, chès la Veuve Le Vier et Pierre Paupie. MDCCXL.
  2. Voir encore, page 535, les lignes écrites à ce sujet par Marchant, qui nous paraît être d’un pessimisme un peu outré.
  3. Traité de l’Imprimerie, p. 108-109. — Voir, plus haut, note 7, p. 12.
  4. Voir le mot Imprimerie, t. XVIII de l’Encyclopédie de Diderot, p. 458.
  5. D’après J. Saulnier (Circulaire des Protes, novembre 1909, n° 165 ; décembre 1922, n° 268, p. 207).
  6. André Lemoyne naquit à Saint-Jean-d’Angély le 22 novembre 1822. Son père était banquier. En 1847, après avoir suivi les cours de l’École de Droit, Lemoyne s’était fait inscrire au barreau de Paris comme avocat. Lorsque survinrent les événements de 1848, il entra à l’imprimerie Didot où, après son apprentissage, il fut quelque temps ouvrier, puis correcteur, et, enfin, en raison de son état de santé, employé à la publicité. En 1877, il devint bibliothécaire archiviste à l’École des Arts décoratifs, où il resta jusqu’à l’année 1906. Il mourut le 28 février 1907 en sa ville natale, qui a donné son nom à une place publique. Ses amis, ses admirateurs lui ont élevé, par une souscription publique à laquelle la Société amicale des Protes et Correcteurs d’imprimerie de France a pris très largement part, un modeste monument qui fut inauguré le 31 octobre 1909, au Jardin public de Saint-Jean-d’Angély. Il avait été fait chevalier de la Légion d’honneur en 1870.