Le Démon de l’absurde/La Panthère

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Mercvre de France (p. 159-169).

À Laurent Tailhade.

LA PANTHÈRE

Des souterrains du cirque monta lentement la cage, entraînant avec elle comme un épais morceau de nuit, et, quand s’en ouvrirent les grilles aux resplendissantes clartés des cieux, la bête, trouvant subitement sous ses pas le manteau d’or, taché de pourpre, du sable des arènes, s’exalta dans la lumière et se crut déesse. Jeune, vêtue du deuil royal des panthères noires, portant, le long de ses membres engaînés si exactement, quelques énormes topazes disséminées, elle dardait l’œil pur et fixe de celles qui n’ont encore contemplé, au bord des grands fleuves déserts, que leur image de sinistre vierge. Ses pattes de chatte, puissantes et d’apparence puérile, semblaient se mouvoir sur des flocons de duvet. En trois bonds légers elle atteignit le milieu du cirque. Là, s’asseyant, d’un mouvement grave et onduleux, toute autre affaire lui paraissant de moindre importance, y compris l’examen de la loge impériale, elle se lécha le sexe.

Près d’elle, des chrétiens écartelés pendaient à de hautes croix rouges de sang. Un éléphant mort barrait de sa masse grise, colossale muraille écroulée, tout un coin du ciel extraordinairement bleu. Aux lointains s’agitaient, en des cercles de gradins s’étageant, une buée de formes pâles d’où venaient des clameurs étranges, et la bête, ayant terminé son intime toilette, chercha un moment, le mufle à terre, la raison de ces cris de fureur, inexplicables pour elle dont les mœurs froides et méthodiques n’admettaient que l’utilité du meurtre sans en comprendre encore les différentes hystéries. De là-bas lui arrivaient le grondement sourd d’un flot battu par le vent, des plaintes de branches craquant sous la foudre. Elle eut un miaulement railleur qui défiait les orages, et, sans trop se presser, prise du caprice inconcevable de leur montrer la douceur des véritables bêtes féroces, elle fut s’attabler devant la savoureuse masse de l’éléphant, dédaignant les proies humaines. Elle but à loisir la liqueur fumante ruisselant du monstrueux cadavre, se tailla un ample lambeau de chair, puis, le festin achevé, campée sur les restes de son repas, elle lustra sa patte gauche avec sollicitude. Deux jours avant sa délivrance, on avait semé, en l’obscurité de sa prison, des viandes indignes assaisonnées de cumin, saupoudrées de safran, pour surexciter le feu dévorant de ses entrailles ; mais l’habile flaireuse s’était abstenue, ayant connu de plus longs jeûnes et de plus dangereuses tentations. Point ignorante, quoique vierge, elle savait déjà les soifs des midis brûlants de son pays, où les oiseaux pleurent de tristes mélopées en soupirant après la pluie ; elle savait les plantes vénéneuses des grandes forêts inextricables où essayaient de la fasciner des reptiles à langue fourchue distillant le poison ; elle savait la grosseur extrême de certains soleils, et la maigreur très ridicule de certaines victimes, les attentes anxieuses sous l’œil mauvais de la lune qui vous lance perfidement à la poursuite d’une ombre de gibier toujours de plus en plus fuyante ! De ces chasses malheureuses, elle avait gardé un instinct de guerrier pauvre, et ne demandait qu’une part modeste pour ne pas éprouver de vertiges en cet autre monde béni où les carnassiers, devenus les frères de l’homme, semblaient conviés à des festins solennels. Elle choisissait son morceau sans forfanterie, désireuse de se révéler bien élevée en présence d’appétits moins naturels que les siens.

Un chrétien nu et dérisoirement armé d’un fouet à boule de fer surgit au-dessus de la croupe de l’éléphant, poussé par des bourreaux qu’on ne voyait pas. Il glissa dans le sang caillé, roula le front en avant. Des huées le relevèrent. Il reprit son fouet, et un sourire crispa ses lèvres blêmes. Il ne voulait pas s’en servir, même contre la bête qui l’allait égorger. Il s’assit, ses prunelles claires fixées sur l’ennemie. Celle-ci eut le geste de jouer de la patte, un geste signifiant : « Je suis satisfaite !… » Et elle s’allongea, les yeux mi-clos, agitant la queue avec perplexité. Tranquille duel de regards curieux, le chrétien cherchant, malgré l’abandon voulu de son être, le secret des dompteurs de fauves, le pouvoir suprême de la seule volonté sur la brute, et la bête libre s’efforçant de démêler le genre de puissance de cette espèce quand elle est nue.

Une clameur formidable les éveilla de leur singulière songerie. Ils étaient maintenant le centre de la fête sanglante, et personne, vraiment, ne comprenait cette manière de s’amuser. Une soudaine colère envahissait tous les spectateurs. On appela des belluaires, des chevaux galopèrent vers l’éléphant dont on entraîna la lourde masse, et mis debout, face à face, les deux adversaires continuèrent à se surveiller. Le chrétien refusait la lutte, la panthère ne se sentait pas le courage d’écharper, n’ayant plus faim. L’un des belluaires se précipita, les menaçant de son épée. D’un bond gracieux l’animal évita le choc, et le chrétien conserva son sourire mélancolique. Alors des hurlements retentirent de tous les côtés. L’orage éclata, épouvantable. Les belluaires se ruèrent contre la bête, qui se déclarait capricieusement pour le plus faible. On alla poser les lances sur les brasiers, on apporta les dards enduits de poix et de plumes enflammées, on appela les chiens dressés à couper les jarrets des taureaux, on emplit des vases d’huile bouillante. Toutes les haines se tournèrent en un moment du côté où la jeune folle, se battant les flancs de sa queue indécise, se demandait ce que signifiaient ces préparatifs de guerre. Les belluaires ne lui laissèrent pas le temps de revenir à la raison. Ils fondirent sur elle, et ce furent des courses désordonnées dans la piste encombrée de mourants. La panthère fuyait, prise d’une terreur superstitieuse. Cela, c’était la fin du monde ! Pêle-mêle, poursuivie et poursuivants culbutaient les corps d’hommes et d’animaux sous l’immense risée du peuple, que cette bouffonnerie nouvelle finissait par détendre. De toutes les places, on jetait à la bête éperdue des pierres, des fruits, des armes. Des patriciennes lancèrent des bijoux qui sifflèrent terriblement en traversant l’espace, et l’empereur, debout, la lapida lui-même avec des monnaies d’argent. D’un dernier bond désespéré, la panthère, ivre de rage, hérissée de flèches, entourée de flammes, se réfugia dans sa cage demeurée ouverte. On referma la grille, et le piège obscur redescendit aux souterrains.

Des jours, des nuits coulèrent, atroces. Elle avait de temps en temps un miaulement lugubre, un appel au soleil qu’elle ne devait plus revoir. Devenue la légende du cirque, on lui faisait subir tous les supplices. Lâche, disait-on, elle avait refusé le combat, et ne pouvait plus prétendre au rang d’animal noble. Le gardien des fauves prisonniers, un esclave très vieux, sans pitié pour sa gueule élargie par la lame d’une épée qu’elle avait mordue, ne lui donnait que les rebuts des cages voisines, des os déjà rongés, des choses pourries, infectes, qu’on entassait chez elle comme en un cloaque. Sa fourrure, souillée d’immondices, se couvrait de plaies ; des jeunes garçons, pour se moquer, lui avaient cloué la queue au sol jusqu’à ce qu’elle l’eût, d’un effort douloureux, arrachée du clou en y laissant de sa peau. Le vieil esclave s’amusait à la braver, lui offrant une main pendant que de l’autre il l’aveuglait d’une poignée de soufre. Il lui brûla complètement une oreille au feu crépitant d’une torche. Privée d’air, de lumière, la gueule toujours emplie d’une bave sanguinolente, elle hurlait lamentablement, cherchant une issue, battant ses barreaux de son crâne, déchirant le sol de ses ongles, et au fond de ses entrailles naissait un mal mystérieux. Parce qu’elle grondait d’une façon trop sinistre, l’ordre vint de la laisser crever de faim tout à fait. Les morts dignes : l’étranglement ou le coup de pique au cœur, n’étaient plus pour elle. On l’oublia et, simplement, le vieux gardien cessa de passer devant elle avec sa torche. La bête comprit. Elle se tut, se coucha dans une dernière attitude orgueilleuse, et, ramenant autour d’elle sa queue meurtrie, croisant ses pattes gangrenées, fermant ses yeux de feu, elle rêva en attendant son agonie. Oh ! les forêts qui craquent sous l’orage ! les soleils énormes, les lunes couleur de roses, les oiseaux pleurant la pluie, les verdures, les sources fraîches, les jeunes proies faciles dont on peut boire la vie d’une seule aspiration, les grands fleuves étalant leur miroir où les fauves penchés ont des auréoles d’étoiles… Peu à peu, le cerveau de la panthère expirante s’éblouissait des visions anciennes. Oh ! le bonheur, très loin, la liberté ! Un mouvement de désespoir fou lui rappela son sort : elle revit aussi le champ d’or, taché de pourpre, du sable des arènes, la masse grise de l’éléphant éventré, le sourire dur du chrétien, et enfin les cris furieux des belluaires, les supplices, tous les supplices ! Le mufle posé sur ses deux pattes fatalement croisées, elle semblait dormir… peut-être était-elle déjà morte. Tout à coup, l’obscurité de sa prison se dissipa. Une trappe venait de glisser là-haut, et, descendant du ciel dans cet enfer où croupissait la bête damnée, une forme blanche, svelte, une femme apparut. Elle portait en un pan relevé de sa tunique un quartier de chevreau, et sur son épaule son bras droit soutenait un vase plein. La panthère se dressa. C’était, cette créature toute blanche, la fille du vieux gardien des fauves :

« Bête, dit-elle, tandis que derrière elle tourbillonnaient des clartés blondes comme sa chevelure, j’ai compassion de toi. Tu ne mourras point. »

Détachant une chaîne, elle poussa la grille, fit tomber le quartier de chevreau sur le seuil de la cage, déposa doucement le vase plein avec des gestes calmes.

Alors, la panthère se ramassa sur ses reins, heureusement demeurés souples, se fit toute petite pour ne pas effrayer l’enfant, la guetta un instant de ses deux yeux phosphorescents, devenus profonds comme des gouffres, d’un bond lui sauta à la gorge et l’étrangla…