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Le Démon de l’absurde/Gaîté universelle

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Mercvre de France (p. 171-173).

À Édouard Dubus.

GAÎTÉ UNIVERSELLE

Quel est le bêta ou le dément qui a inventé la nature gaie ?


De quel troupeau de Panurge sont-ils ensuite venus ceux qui ont réédité, au moins un milliard de fois par an, ces puérils clichés : « la gaîté du soleil » — « l’allégresse du printemps » — « le joyeux babil des oiseaux » — « l’immense fête de la nature », etc., etc ?… Et parce qu’un monsieur a eu l’idée d’offrir des fleurs à sa maîtresse pour la féliciter d’être jolie, parce que le chant d’un serin en cage divertit le savetier du coin, parce qu’au printemps les jeunes hommes ont envie de caresser des filles, parce que la couleur du soleil est aussi celle de l’or, et que l’or représente toutes les joies, les habitants de cette terre croient tous à l’universelle gaîté !…

Un jour, nous gravissions lentement une colline. Il faisait une journée superbe, pas de nuages, pas de vent, ni trop de chaleur, ni trop de froid, et le silence d’un plein midi régnait.

Mon Dieu, l’épouvantable tristesse qui se dégageait du paysage, en y songeant un peu plus que d’habitude. Comme ils fuyaient mélancoliques, les lointains noyés d’un bleu tendre d’abord, et devenant presque noirs sur les déclins !

Il n’y avait personne. Il n’y avait jamais personne ! Les bois ténébreux semblaient des choses secrètes ne voulant pas, décidées à ne pas livrer leur mystère. Sur notre épaule se penchait une branche d’amandier en boutons, des boutons roses gonflés comme des bouches froides. Nous pensions que ces lointains, d’abord bleu tendre, puis noirs sur leurs déclins, étaient encore bleus là-bas, seraient toujours bleus si nous nous transportions dans les indéfinis là-bas… toujours bleus puis noirs successivement. Et les bois sombres n’ont point d’autre mystère à nous livrer que celui de leur existence même, secret qu’ils gardent malgré les lourds volumes entassés. Cette branche d’amandier fleuri, quand elle ouvrira toutes ses bouches roses à la fois, elle ne dira rien… rien sinon ce que lui fera dire le passant poète.

La nature est-elle donc en dehors de nous, quand elle n’est pas spiritualisée par nous ?… J’ose la trouver impassible et scellée.

Ce jour-là, nous redescendîmes tristement la colline.


Quel est le bêta ou le dément qui a inventé la nature gaie ?