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Le Dessous/01

La bibliothèque libre.
Mercvre de France (p. 5-26).

I

demeure chaste et pure

… Marguerite posa le livre sur le guéridon, se gratta la racine des cheveux, examina ses pieds — dans le doute elle regardait ses pieds, qui lui donnaient toujours des conseils mesquins parce qu’elle les avait fort petits — puis elle essaya de penser.

La lecture d’un roman est, pour une femme, une aventure défendue qu’elle se permet d’ajouter à sa vie quotidienne. Marguerite, point femme encore, lisait souvent, car elle s’ennuyait. De la grande bibliothèque d’en bas, elle montait chez elle des aventures anciennes et modernes, tâchant de peupler d’agréables fantômes sa chambre de jeune fille, une chambre pâle où tout était virginal, transitoire : les rideaux couleur d’aube, le papier à semis de pâquerettes, les meubles laqués blanc, le tapis de toisons floconneuses, les vases d’albâtre sur la cheminée, les ouvrages au crochet, trop nombreux, sortes de toiles d’araignées couvertes de neige dentelant les coins du tissu même de l’ennui.

Son père lui recommandait de lire « avec fruit » (recommandation de jardinier en chef). Marguerite s’y efforçait, lisant n’importe quoi de n’importe qui, de préférence les pages où il y a des dialogues, et s’appliquait à réfléchir mûrement ; mais elle ne s’intéressait guère qu’au jeune homme, le mauvais sujet de l’histoire, tressaillant au seul mot mondain de flirt comme si on lui eût pincé la peau. Plus cela lui paraissait impossible, plus elle se sentait capable d’y penser, sans, d’ailleurs, en récolter d’autres « fruits » que beaucoup de bâillements nerveux. Elle abandonnait tous les jours quelques heures aux désordres de son imagination pour, le reste du temps, épousseter avec soin la poussière soulevée en son cerveau par le rapide passage du grand amoureux ou du séducteur fieffé, lequel passait orageusement soit à cheval, soit à bicyclette.

De même elle époussetait les menus objets de sa chambre, tenant son sanctuaire dans un ordre exquis, renouvelant les fleurs chaque matin, terminant, chaque soir, un rond au crochet fabriqué machinalement ainsi que tisserait en un chœur de chapelle Une araignée à pattes blanches probablement incapable de dévorer son mâle, selon le singulier usage des araignées. Tout, chez elle, était frais, joli, odorant. Ses armoires s’ouvraient comme des sachets d’iris et son linge, compté, numéroté, brodé, s’entourait de faveurs. Mélangées au blanc intense de toute cette percale fine, les faveurs, bleues pour les chemises, roses pour les pantalons, donnaient l’illusion d’un innocent drapeau national encore dans ses langes.

Le livre, clos, sur le guéridon laqué blanc, conservait un aspect hostile au milieu de la naïveté voulue de la pièce. Il était relié en vilain carton noirâtre, pas suffisamment ancien pour inspirer le respect, pas assez neuf pour intriguer la vertu. De plus, écrit en une langue dure, âpre, d’une sincérité malséante, il osait parler de la peste. La peste ? Comme c’était fini, maintenant, des grandes catastrophes, des grands dévouements… Monseigneur de Belzunce ?…

Maintenant on avait l’hygiène.

Marguerite, ayant retiré tout le fruit possible de sa lecture, ouvrit sa fenêtre pour chasser les souvenirs malsains.

Elle contempla les jardins de Flachère, sa maison, sa demeure si purement caressée du soleil.

Par l’amoureux incendie d’un ciel de juin, autour d’elle s’épanouissaient les fleurs les plus rares, les plus suaves, qui avaient appris, mieux qu’en aucun lieu du monde, l’art de pousser vite et régulièrement. De larges allées rayonnaient, de la ferme de Flachère, en étoile, s’enfuyaient loin, torrent charriant des parfums à perte de vue et d’odorat, des ondes de parfum, des cercles sans cesse s’élargissant de senteurs de plus en plus vives. La maison, une construction élégante de genre hollandais, en bois gris fer, ornée de découpures blanches, espèces de dentelles de sapin, formait le moyeu de cette roue fleurie, et elle, Marguerite, maîtresse de la maison, était, à sa fenêtre, le centre de ce moyeu d’où tourbillonnaient les rayons des fleurs, des roses, des lys, des jacinthes, des violiers. Les violiers, surtout, répandaient une odeur délicieusement troublante. Au fond de leur lourd parfum, peut-être vulgaire, il y avait du poivre, de la vanille, des clous de girofle, du musc, et des haleines de femmes riches, entassées au théâtre, un soir de représentation de gala.

Marguerite, accoudée sur l’appui de sa fenêtre, joignit les mains dans une extase, une soudaine envolée de tout son être vers la nature, l’adorable nature qui lustrait les fleurs pour son seul plaisir. Elle fut enthousiasmée, brusquement, au sortir d’un livre nauséabond, d’un cauchemar, de voir le ciel si bleu, les arbres si verts, la cour de la ferme-école dans un tel état de propreté. Oui, les histoires de jadis n’étaient bonnes qu’à mettre en relief les vérités contemporaines. Il est nécessaire au bien-être moderne de comprendre la nature autrement que sous le rapport du cimetière. Autour des grandes villes, ne faut-il pas de grands jardins où les hommes travaillent, se refont une santé, une honnêteté, se régénèrent eux-mêmes en fertilisant le sol !… Et le goulot de la pompe, dans la cour, à droite, reluisait comme de l’or, et, à gauche, la volière des pigeons favoris venait d’être sablée d’un sable d’argent… Les étables, les granges — ces nouveaux systèmes à charpentes démontables — les petites loges des travailleurs réunies en alvéoles de ruches, tout respirait la paix, ce calme solennel que donne la fortune justement et légalement acquise. Partout régnait une inexplicable beauté administrative.

Marguerite elle-même était belle, plus belle de toute la splendeur de son milieu. Fleur croissant sur des fleurs, s’étalant en étoile blanche, avec des coudes blancs sortant des manches du corsage immaculé, avec des petits doigts fuselés, en rayons blancs, se rosissant un peu sous les ongles comme des bouts de pétales qui toucheraient la lumière. Ses cheveux, pouff chatain bouffant haut sur les tempes, volumineux et légers, se cerclaient de petits peignes d’écaille ciselée mettant des reflets blonds clairs aux endroits sombres, un reflet de fortune, car elle était richement coiffée, ainsi que doit l’être toute jeune fille qui respecte son père… Sa chevelure lui prenait ses meilleurs soins, et le gardien-chef ne ratissait pas mieux les allées pour la venue d’un ministre qu’elle ne domptait les fameuses mèches rebelles dont on parle dans les livres, mèches bien encombrantes dans la vie ordinaire. Elle avait les yeux bleus, d’un beau bleu foncé comme le ciel du soir, des yeux humides sans raison, pareils aux corolles des belles de nuit, lesquelles se mouillent de joie rien qu’en s’ouvrant, et elle restait un peu pâle, quoique d’apparence assez robuste, parce que les jeunes filles qui attendent un mari pâlissent toujours en attendant. Ses dents étaient éblouissantes et ses lèvres, à peine carminées, se pinçaient, de temps en temps, pour dissimuler une envie de rire, Marguerite ayant le désir sage de garder son sérieux devant les profonds mystères de la vie. Elle aussi savait tout le prix d’une prudente administration des beautés naturelles. On peut chercher à en acquérir davantage, à la condition de conserver la ligne. La ligne, la tenue, tout est là, et telle fleur, tel sourire, qui dépassent les limites, doivent être arrêtés net ; ça romprait le charme de s’émanciper en brindilles inutiles ou en gaîtés intempestives. L’art de la femme est de se contenir sans éclater. L’art du pépiniériste est de crucifier avec méthode.

Oh ! les roses de la ferme-école de Flachère ! Merveille et délices ! Du haut de sa croisée, Marguerite leur jetait un salut approbateur, très gravement, car il est des heures où l’on communie avec toute la terre, on se sent sa créature de prédilection, sa reine ; il suffit pour cela de jouir d’une bonne santé, d’une bonne conscience, et d’espérer une grosse dot.

La collection des roses de Flachère était une chose unique dans le monde entier. Chaque rosier possédait son tuteur de bois injecté au sulfate pour le garantir des pucerons, numéroté, étiqueté. Il n’y avait point chez eux d’artiste imprévoyant pour laisser les branches s’enguirlander à l’aventure et perdre toute la sève de l’espèce en mariages d’inclination. Dieu merci, les rosiers poussaient droits, fiers de leurs noms baroques, s’arrondissant en choux qu’on émondait tous les matins. Dans les choux verts pointaient des boutons, comme des épingles de verroterie sur une pelote, puis s’épanouissaient les roses, une à une, en danseuses qui défripent leurs jupes de mousseline sous les regards calmes d’un metteur en scène.

La moitié de la grande circonférence des fleurs était occupée par les roses. Cela représentait bien cinq cent quarante-deux variétés, depuis l’églantine à cœur modestement pâle, comme les joues de Marguerite, jusqu’au prince chinois, Li-Pé-ho, dernière variété d’une espèce à feuilles jaunes tigrées de brun, ressemblant aux pompons tout à fait contre nature qu’on fabrique pour ornement d’église.

Têtes dressées, en faux-cols, au port d’armes, les rosiers s’immobilisaient devant la maison, montant une garde d’honneur.

— À quoi peuvent penser les fleurs ? songeait Marguerite.

— À quoi peuvent rêver les femmes ? avaient l’air de se demander les roses.

Mais Marguerite et les fleurs, qui ne pensaient à rien, tout en ayant l’air de réfléchir, abandonnaient cependant le meilleur de leur âme, c’est-à-dire étaient jolies, sentaient bon, parce que venait le soir… le soir, si mystérieux !

Le crépuscule descendait, doucement traître, enveloppant les plantes, les arbres, d’un voile qui les séparait les uns des autres, leur donnant des allures de choses qu’on rentre, d’objets précieux que l’on cache parce que l’heure devient dangereuse.

Un clocher lointain, perché sur une colline comme sur une étagère, laissa échapper, du joujou de sa boîte, sept petits sons grêles, des sons pour enfant. Marguerite se tourna de ce côté. Elle croyait modérément en Dieu. Elle s’étudiait, selon les nouvelles formules, à devenir une jeune fille rangée, une variété juste milieu, mi partie rose mi partie chou, rien du lycée, mais rien du couvent, joignant l’utile à l’agréable, jouant du piano ce qu’il faut pour ne plus assommer personne en apprenant des morceaux trop difficiles, et allant quelquefois aux grand’ messes pour y conduire des domestiques arriérés. Quand elle était saisie d’une vague inquiétude religieuse, elle contemplait ce clocher et elle se hâtait de le trouver minuscule, ridicule dans l’immensité de la nature, par rapport aux hangars — les vastes charpentes de fer démontables — qui, chez eux, protégeaient la paille et le foin, tout en symbolisant le progrès.

Du cercle des rosiers, s’élargissant à l’infini dans le cercle des champs devenus vaporeux, on entendait monter des soupirs, un bourdonnement confus de têtes qui s’inclinent pour s’endormir, si lasses de s’être tenues droites tout un jour. Les fleurs s’effaçaient les unes après les autres, les escadrons blancs demeurant les derniers visibles, rayant encore l’ombre d’éclairs fugitifs, puis toutes les nuances sombrèrent dans un demi-deuil violet où les plus belles ne formaient plus que des taches noires.

En haut, le ciel resté lumineux, posé sur des collines obscures, prenait une teinte de cristal mauve, d’une transparence fragile, le couvercle de verre du prestidigitateur sous lequel un nouveau paysage allait s’édifier. Tout à l’heure, au soleil cru, c’était la joyeuse harmonie d’un cirque en pleine représentation, gradins garnis et écuyères variant sur des chevaux rapides des écharpes aux couleurs étincelantes ; maintenant montaient, du fond de cette arène soudainement désertée par la vie du soleil, des ondulations d’arbres et de plantes d’un effet angoissant. Un vent s’était levé, ronronnant, secouant les branches comme une bête flaireuse. On entendait couler un fleuve et des ruisseaux se précipiter vers ce fleuve.

Le bruit de l’eau est toujours sinistre, le soir.

Il y avait certainement de l’eau partout : sous les rosiers, sous les champs de légumes, dans les prairies et derrière les peupliers qui bordaient, à l’ouest, la grande propriété nationale de Flachère. Çà et là, entre ces arbres, des lumières brasillaient. De l’autre côté du fleuve, un village s’étendait, tout en long et tout blafard, comme un drap, un linceul séchant devant l’eau d’un noir d’abîme.

Le ciel mauve devint vert, par place, semblant refléter les immenses champs de betteraves au feuillage vert-bleu qui entouraient les jardins. À l’opposé du petit clocher d’étagère, la forêt, coupée à angle droit — un couteau n’aurait pas mieux partagé un plat d’herbes cuites — la forêt fut brune, d’une épaisseur de suie, et, le vent ronronnant plus fort, la nuit sembla s’échapper d’elle. Le ciel s’éteignit complètement sous un nuage montant de ses premières masses ; entre l’eau, qu’on ne voyait pas mais qui se mouvait sourdement, et le bois, qui faisait corps avec le ciel dressant sur le nuage une muraille, la ferme de Flachère se trouva toute menacée, maisonnette isolée au centre d’un grand rond ondulant à l’infini, en détresse comme une pauvre chose qui se noie.

Marguerite ferma sa fenêtre.

C’était l’heure bénie du dîner pour les gens heureux. L’heure maudite pour les autres. Marguerite quitta sa chambre et descendit à la bibliothèque. Fille d’ordre, elle allait remettre le livre à sa place en bâillant un peu. Pour ce que celui-là contenait d’aventures !… Son accès d’enthousiasme passé, elle s’ennuyait encore, nerveusement, mais sagement. Elle traversa la grande bibliothèque, pièce solennelle comme une salle de cloître. Dans cette demeure, dernier produit de la civilisation, aux portes mêmes de la capitale, on avait obtenu le silence du cloître en glissant du plomb, au lieu de mastic, autour des vitrages des croisées. Une lampe à bec, imitant l’antique lampe à l’huile des tombeaux, Pax ! fournissait une lueur judicieusement sépulcrale parce que son pétrole — Luciline, Saxoléine à moins qu’Olympienne, sans fumée ni odeur — baissait. La salle à manger séduisait davantage, carrelée d’une faïence très glaïeul, exhibant des panneaux où les saisons tombaient presque normalement. Des petits faunes décents, des bergères mièvres, des perdrix pendues à un clou, des melons sur des plats de vermeil, des poissons nageant dans l’épaisseur du verni des porcelaines, et aussi beaucoup de fleurs versées par des corbeilles, faisaient honte aux jardins de dehors, tellement leurs nuances criaient d’une façon plus perçante. Une horloge bretonne contenait un cartel parisien, une huche à pain Henri II servait de banquette, et des petites chaises volantes à trois pieds, l’air en asperge montée, brillaient d’un vert si intense qu’on n’aurait pas osé s’asseoir dessus avec un pantalon de coutil. La table, carrée, supportait un luxe d’argenterie lourde imitant l’étain, des coupes, des ciboires à cabochons énormes, cristaux malades vous poussant leurs verrues sous le nez quand on boit, rugueux et désagréables récipients d’apparence fastueuse, d’envergure exiguë, des assiettes anglaises, plates, grandes, trop plates, trop grandes, des serviettes de fer blanc ; enfin, une cacophonie de tous les siècles, résumant l’élégance moderne. Une suspension se balançait, sur ce luxe, flanquée de tulipe à réflecteur, vous aveuglant, un astre fabriqué spécialement pour les yeux des riches qui en ont vu bien d’autres et ne craignent plus d’être éblouis. Et quand on éteignait la suspension, on posait à la place de sa lampe un vase rempli de plantes grimpantes… qui descendaient.

Le père de Marguerite était assis devant son potage.

— Qui est-ce qui est en retard ? fit-il, clignant affectueusement de l’œil pendant qu’il attachait sa serviette à sa boutonnière avec la broche-épingle de sa rosette d’officier de la Légion d’honneur.

— C’est Margot ! répondit la jeune fille s’asseyant en face de lui et tâchant d’assouplir à son tour le fer blanc de son linge.

— Que faisait donc Margot ?

— Elle rêvait à sa fenêtre en regardant la belle nature.

Ici la jeune fille soupira, se moquant d’elle-même, un peu nerveuse, un peu soucieuse, intriguée, cependant, par un compotier couvert qu’elle découvrit, le dessert se servant à la russe chez eux.

— Peuh ! Des fraises en plombière, quand il y a déjà des cerises.

— Des cerises ? Sur le marché de Paris, mais ici nos Belle-Eugénie sont à peine mûres. Tout est en retard, cette année.

— Si on cherchait bien…

— Pas dans le verger nord ni dans le clos sud. Peut-être à la galerie neuve, du côté des nouveaux tuyaux. Là (il leva son doigt, doctoral), c’est du nanan. Les arbres sont chauffés aux racines, un courant merveilleux, des eaux tièdes, et grasses, et douces… Ah ! quel malheur que la même eau ne puisse nous pleuvoir dessus !

Marguerite fit la moue.

— Je n’y tiens pas, tu sais.

Elle réfléchit un moment, humant son potage.

— Et quand les cerises vont donner, personne ne pourra plus les voir. Ils les jetteront, à la cuisine, murmura-t-elle de mauvaise humeur.

La bonne arriva, portant un superbe poulet rôti, une bonne genre Watteau, en robe d’indienne rose, en tablier festonné, une fanchonnette de tulle voltigeant sur ses cheveux frisés.

Le père découpa le poulet, faisant des gestes de maître d’armes, car découper une bête morte éveille toujours un brin de férocité chez un brave homme, et détachant le « blanc » il le mit tout de suite sur l’assiette de sa fille.

— Ça, c’est pour Margot. Elle va le manger d’abord en attendant mieux. Elle boira ensuite de mon vieux Bourgogne, puisqu’elle a oublié son quinquina en regardant la belle nature. Elle n’aura jamais de couleurs, Margot, si elle ne se soigne pas.

— Des couleurs ? Je n’y tiens guère, tu sais, répondit-elle exactement du même ton qu’elle avait pris pour répondre au sujet des différentes qualités de leur eau.

— La santé perdue ne se retrouve jamais. Ta pauvre mère aussi s’en fichait, jadis, des couleurs, et elle est partie tout doucement, un peu chaque jour, en se plaignant, ce qui était un véritable tourment pour tout le monde. Il faut se soigner quand on se porte bien, c’est le meilleur des principes. (Il ajouta, inquiet, après une pause.) Tu devrais peut-être ne pas trop respirer l’air du soir, car, enfin, ce qui est bon pour nos fleurs… (il s’arrêta, examina le manche de son couteau), je ne dis pas que ce soit mauvais pour les gens…

Marguerite suçait le blanc du poulet, n’ayant déjà plus faim, guignant le dessert, une brioche-mousseline, dorée, cuite à point, et les fraises plombière, colossales truffes rouges presque effrayantes d’énormité.

— Oui, dit-elle, comme ripostant aux invites de leur parfum, mais j’ai envie de manger des cerises, moi.

— C’est un peu loin. Pourquoi n’y as-tu pas pensé ce matin, ma pauvre étourdie.

— Oh ! en courant…

— Je n’aime pas à donner des clés passé l’heure du travail. Il y a toujours des flâneurs le long des allées. On s’introduit dans le verger sous prétexte de visiter un tuyau, puis on nous pille. Quand on songe que Mathieu prétend qu’on a volé des abricots verts ! Je me demande ce qu’on peut tirer d’abricots pas mûrs ?

— On les vend pour faire des prunes à l’eau-de-vie.

— Allons donc ! C’est par pure méchanceté, une rage de détruire qu’ont tous les enfants du peuple. Sans compter que les ouvriers de chez nous ne se gênent pas. On a beau leur en donner dans la saison, c’est des primeurs qu’ils veulent, comme nous, et cette année ces chiperies-là comptent double parce que tout Flachère est en retard.

Marguerite insista :

— On pourrait voir les cerisiers de la galerie neuve. Ce n’est pas très loin.

— Mon Dieu, si tu en as une pareille envie, vas-y toi-même ce soir ; seulement, n’emmène personne avec toi, c’est toujours l’occasion, pour les domestiques, d’abuser de la circonstance.

Comme il achevait son aile de poulet, on lui apporta de tendres haricots verts. Il en offrit à Marguerite. Celle-ci mettait son chapeau par habitude, bien qu’il fit presque nuit dehors.

— Tes haricots seront froids ! conclut le père, dogmatique.

— Je t’en prie, papa, ne grogne plus. Je connais mes arbres.

Le père saisit un journal qui traînait sur une des petites chaises d’asperge, et, résigné, se mit à lire.

Marguerite descendit le perron de la maison hollandaise, un panier au bras ; elle prit un des rayons de la roue des fleurs, côté des lys, et disparut en courant.

Les travailleurs rentraient à la ferme dans le crépuscule violet, l’heure de leur dîner sonnant un peu après le repas de leur chef, et des réfectoires s’allumaient au fond des vastes granges. Le pays se divisait en sections très nettement dessinées sur la terre comme sur une immense carte géographique. Il y avait les plants-fleurs, les plants-fruits, les plants-légumes, les plants-céréales et les plants-vierges, ceux-ci restant à fertiliser, les plus proches de l’épaisse muraille de la forêt. Là, c’était encore la nuit, même au jour, car on ignorait si, plus tard, le gouvernement détruirait son mur personnel pour aller creuser davantage dans les derniers remparts de la nature. Entre la grande forêt meurtrie, amputée de toute une moitié de corps, et le fleuve coulant mystérieusement derrière le rideau de peupliers, le fleuve devenu noir inexplicablement, des cultures se développaient à leur aise, produisant d’années en années des résultats phénoménaux.

Marguerite marchait vite, gracieuse silhouette blanche papillonnant le long des haies. Elle rencontrait un ouvrier, sa bêche sur l’épaule ou son râteau à foin sous le bras, et l’homme faisait un crochet respectueux, la saluant d’un « Bonjour, Mademoiselle », parce que tout le monde la connaissait dans les environs. Elle était venue enfant à la ferme de Flachère alors que le premier flux jaillissait du premier tuyau. Elle avait grandi avec la prospérité, l’incroyable prospérité du sol. On l’admirait, de temps en temps, les travailleurs de cette terre bénie étant peu sensibles au prodige de toutes les floraisons — et on l’estimait.

— Un beau brin de fille. Un beau morceau de blonde. Dommage qu’elle ne veuille pas se marier.

(Marguerite faisait courir ce bruit, n’espérant pas obtenir le mari de son choix et trouvant plus digne de dissimuler ses secrètes ambitions.)

Les jardiniers, gardiens des petites maisons échelonnées sur la route du tramway à vapeur qui emportait les mannes de légumes, de fruits et de fleurs vers Paris, la connaissaient bien aussi, car, l’hiver, elle avait installé une sorte de crèche à la ferme hollandaise, où elle recevait maternellement les enfants trop jeunes pour aller aux écoles voisines. Marguerite essayait de leur apprendre l’alphabet, soignait leurs maux de dents, leur bourrait les poches de bonbons, les grondait, finissait par leur faire les gros yeux et découvrait, non sans confusion, qu’elle ne pouvait pas les souffrir. Correctement bonne, justement généreuse, comme dans les livres moraux, elle les détestait de plus en plus dans la réalité de leur existence, mais souffrait leurs innocentes malpropretés à côté de la blancheur de ses jupes au nom d’on ne savait quel devoir social. De son vivant, sa mère, une douce femme maladive, faisait cela sans plaisir, et elle, Marguerite, faisait comme sa mère.

Aux plants-légumes, Marguerite traversa un champ de betteraves, obliqua vers la gauche, retroussa sa robe pour enjamber un ruisseau gargouilleur. Là, des arbres, une touffe d’arbres, mèche de la grande forêt qu’on n’avait pas daigné arracher, formait un endroit d’ombre qu’on réservait administrativement aux travailleurs méridionaux pratiquant la sieste.

En passant près de ces arbres mélancoliques, Marguerite regarda autour d’elle, un peu hésitante.

Le verger, dénommé galerie-neuve, était situé derrière ces arbres, terrain clos de treillages à systèmes très perfectionnés qu’on élevait ou abaissait à l’aide d’un seul boulon sur toute leur étendue. Ces treillages défendaient des arbres fruitiers en quenouilles hérissés d’étiquettes : poiriers, abricotiers, pommiers, et des cerisiers nains, quelques-uns coiffés de cloches de canevas, toute une pépinière branchée en berceaux, en volants, en raquettes, en ifs, ces derniers arbustes ressemblant assez à des ornements de nécropole. Il y en avait même de si petits, de si bas, et de si régulièrement taillés qu’ils ne devaient pouvoir abriter que des fœtus.

Ce clos était le plus estimé de Flachère.

Malheureusement, il se trouvait en dehors de toute surveillance.

Marguerite mit sa clé dans la porte de fil de fer qui vibra comme une harpe.

Au milieu de ce verger modèle, parmi les poiriers en quenouilles et les cerisiers nains, elle aperçut un homme tout noir dans le crépuscule violet.

— Que je suis sotte, pensa-t-elle, ce n’est pas un homme, c’est un épouvantail. On a fabriqué ce mannequin pour éloigner les oiseaux.

Le mannequin vira, lentement, selon le vent du soir, et, alors, Marguerite put voir, d’une façon très distincte, que cet épouvantail mangeait les cerises.