Le Dessous/02

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Mercvre de France (p. 27-49).

II

l’épouvantail

Tremblante, son panier d’une main, sa clé de l’autre, la jeune fille n’osait plus avancer. Tout tournait bizarrement autour d’elle : les arbres en quenouilles, les treillages de fil de fer, les grands champs de betteraves et le grand cercle des collines. Au centre de ce tourbillon, la ferme hollandaise s’enfonçait, s’enfonçait comme une petite chose qui se noie.

Elle eut l’idée affreuse que son père l’attendrait, là-bas, éternellement. Elle respira une odeur de soufre, vit luire des couteaux prêts à la transpercer, puis murmura, du ton d’une petite fille :

— Bonsoir, Monsieur. Je venais… chercher… des cerises.

Elle pensait maintenant qu’elle avait eu tort de vouloir des primeurs ce soir-là.

L’homme ne se dérangea point.

— Je crois qu’il en reste, répondit-il d’une voix grinçante, désagréable, véritable accent d’un épouvantail se mettant à parler.

— Ne vous fâchez pas, Monsieur, bégaya-t-elle, claquant des dents et serrant son panier sur sa poitrine.

— Je ne me fâche pas, maugréa l’homme noir, mais si encore vous aviez eu l’excellente idée de m’apporter du pain ! Voilà deux jours que je mange des cerises sans pain. Vraiment, j’en ai assez.

Il lui parlait comme quelqu’un qui la connaissait et elle ne le reconnaissait pas pour une forme vivante. Deux jours qu’il volait leurs Belle-Eugénie pendant que le directeur de Flachère se plaignait du retard des saisons ! Marguerite, suffoquée, s’appuyait à la quenouille d’un poirier. Cet homme avait faim. Rien n’est plus dangereux que la faim d’un homme, surtout le soir.

— Vous êtes malheureux, Monsieur, pourtant ce n’est pas une raison…

Elle s’arrêta, le souffle lui manquant, et, comme il arrive toujours dans les cauchemars, elle ne pouvait pas se sauver.

— Oh ! fit l’autre avec tranquillité, je sais bien qu’il y a des abricots et des prunes ; seulement, je n’aime pas les fruits verts.

Il la regardait. Ses yeux fixes luisaient d’une façon singulière. Il avait l’aspect d’un fou, mais ses gestes demeuraient d’une précision remarquable. Tenant une branche par son extrémité, il la dépouillait méthodiquement de ses petites boules.

— Qui êtes-vous, Madame ? finit-il par lui demander d’un ton de juge interrogeant le coupable.

— Je suis… je suis… Mlle Marguerite Davenel, la fille de M. Davenel, directeur de la ferme-école de Flachère.

— Ah ! très bien. Connais pas. Suis pas d’ici, répliqua-t-il tout en crachant des noyaux. Moi, j’ai traversé une forêt en courant. Je suis tombé dans un fossé et m’y suis crotté des pieds à la tête. J’ai dormi sous les arbres, le matin j’ai aperçu des cerises… Sérieusement, vous n’avez aucun pain dans votre panier ?

Et il s’avança vers elle.

Cela, c’était la bourse ou la vie.

Elle poussa un cri aigu.

— Quoi ? Vous avez peur ? Ne criez donc pas ainsi. Je vous le défends. Les cris de femme me portent sur les nerfs. Est-ce que toutes les femmes vont avoir peur de moi ? Comprenez-vous que les cerises, rien que des cerises, ça creuse ? Je mangerais volontiers autre chose.

— Si vous voulez me suivre, Monsieur, murmura Marguerite en frissonnant, mon père vous offrira certainement à dîner.

Elle essayait de regarder le bout de ses pieds pour se donner une contenance, mais, dans cette ombre, ses pieds ne se voyaient plus.

— Est-ce loin, chez votre père ? Je suis très fatigué.

Elle désigna la ferme, la jolie maison hollandaise qui s’enfonçait dans les brumes, dardant un seul œil de feu, la lampe de sa salle à manger.

Mon Dieu, pourquoi avait-elle quitté la table si bien servie, le toit protecteur ?

— Alors, marchons. Je n’ai plus la notion des distances, déclara l’homme noir durement.

Marguerite se dirigea du côté de la porte en fil de fer, supposant qu’il suivait.

Le personnage se dirigea en sens inverse.

Quand il eut disparu, elle referma la porte, s’imaginant déjà fini le mauvais rêve. Où s’était évanoui son épouvantail ?

Il arriva de l’autre côté du clos.

— Par où êtes-vous passé, Monsieur ? osa-t-elle lui demander.

— Par ma porte particulière, Mademoiselle, répondit froidement le personnage. Comme je ne possède point de clé, moi, j’ai dû faire un trou dans le treillage, d’ailleurs fort solide, et je viens de sortir par ce même trou. Chacun ses entrées, les cerises seront mieux gardées !

Marguerite se mit à marcher vite.

— Nous pouvons courir, si cela vous amuse, fit observer l’homme un peu aigrement.

Marguerite ralentit.

— Il me semblait vous avoir dit, objecta-t-il d’un ton sévère, que j’étais fatigué.

Marguerite pensa qu’il devait être aussi fort vieux, et une pitié l’envahit. Elle chercha vainement à régler son pas sur le sien, constatant qu’il allait beaucoup plus vite qu’elle malgré son grand âge. Puis elle songea aux cerises volées, au trou du treillage et à la réception que son père lui ménageait. Elle espérait qu’on ne la gronderait pas. Non seulement on lui recommandait de lire « avec fruit », mais encore « de soulager toutes les infortunes ». (M. Davenel répétait souvent, au dessert : « J’ai bien mangé… que Dieu en fasse autant pour tout le monde. ») Inflexible pour les seuls voleurs, il aurait livré sa propre soupière au vieillard infirme, à l’enfant malade ; par exemple, en dehors de ces deux catégories, il ne livrait rien, pas même la soupe.

Restait l’effraction… Ce serait dur.

Marguerite, en traversant le champ de betteraves, se sentant rassurée parce que l’homme noir se taisait, prépara un petit mensonge. Elle aurait rencontré ce vagabond sur la route et lui aurait offert un secours, ignorant le rapt des cerises. On aviserait quand le voleur serait loin, et elle se chargeait d’indiquer à M. Davenel certaines nuances qu’elle croyait démêler dans la nuit profonde de cet individu.

— Si vous préfériez ne pas voir mon père, risqua-t-elle, conciliante, nous pourrions tourner par les cuisines. C’est justement l’heure du dîner de nos ouvriers, de braves paysans, très bien élevés…

L’homme l’interrompit d’un voix tranchante.

— Pardon, Mademoiselle, je ne suis pas un ouvrier, car je n’ai jamais travaillé, ni un paysan, je n’ai plus de pays. En quel honneur m’attribuerais-je la part d’un de ces… bien élevés que Monsieur votre père exploite généreusement selon l’antique usage ? Vous m’avez invité à dîner au nom du directeur de la ferme-école de Flachère, je crois ? J’ai accepté. Que signifie cette histoire de cuisines ?

Marguerite reprenait pied sur le domaine des fleurs et devenait plus courageuse. On entrait dans le rayonnement de la grande roue des roses. Les violiers répandaient leurs parfums, moitié vanille moitié muscade.

— C’est entendu, fit-elle gracieusement.

L’homme s’arrêta et bâilla. On eût dit un miaulement de tigre.

— Mais cela empeste, ici ! gronda-t-il.

Marguerite n’osa pas rire.

— En effet, dit-elle, cela sent très bon.

Alors, l’homme noir se rapprocha d’elle.

— Nous commençons à nous comprendre, ricana-t-il, oui, cela sent très bon, cela empeste d’une manière extraordinaire. Je n’ai jamais respiré pareille odeur. C’est à croire que les fleurs de ce jardin sont la puanteur de tous les parfums réunis de la femme, vivante ou morte. Il y a de quoi en crever, je pense. Est-ce que vous demeurez ici depuis longtemps ?

— Je suis ici chez moi, Monsieur, répondit Marguerite avec un peu de morgue.

— Félicitations ! Vous avez de l’estomac.

Ils se turent. Marguerite montait un perron.

Dans la salle à manger, où les virulentes céramiques ruisselaient de lueurs de plus en plus brutales, M. Davenel lisait toujours le Figaro. Passant la littérature, il en arrivait aux faits-divers, et du bout de son couteau taillait machinalement une croûte de pain. Quand Marguerite entra, masquant de sa jupe blanche le noir épouvantail, les traits du directeur de Flachère se détendirent : il lisait l’histoire d’un crime abominable et commençait à devenir inquiet parce que sa fille était dehors. Il se leva gaiement.

— Vilaine Margot ! Est-ce que tu veux me faire coucher à dix heures, ce soir ? Où sont (es cerises ? Tu rapportes ton panier vide. Hein ?…

Marguerite s’effaçait, présentant le nouveau convive, et derrière la robe blanche il aperçut la bête nocturne aux yeux de phosphore.

— Monsieur…

— Monsieur, déclara l’homme noir, je viens dîner. Mademoiselle m’a invité de votre part et je tombe d’inanition.

Il s’assit juste en face du poulet rôti que la bonne n’avait pas voulu enlever avant le retour de Mademoiselle.

— Voilà, papa, commença Marguerite, très gênée, tandis que son père la foudroyait d’un regard d’étonnement. Monsieur a faim… Je l’ai rencontré devant le clos neuf. Il m’a demandé la charité, j’ai cru bien faire en te l’amenant, car je sais que tu es toujours gentil pour les pauvres.

L’épouvantail s’était placé sur une des petites chaises d’asperges montées. Il s’accouda sur la nappe et promena ses yeux cruels du père à la fille. Sale comme un ramoneur, il semblait conserver le long de ses vêtements, primitivement sombres, une espèce de couche de suie, de boue, la couleur même d’un ancien enfer traversé. Il avait le teint bistré, les lèvres mordues, les prunelles ardentes d’un noir intense dégageant de légères flèches d’électricité bleues.

— Le discours de Mademoiselle contient quelques inexactitudes, fit-il sèchement. Elle ne m’a pas rencontré devant le clos neuf, parce que j’étais dedans. Je ne lui ai pas demandé la charité parce que cette vertu théologale est une créature allégorique qui n’assouvirait pas tous les appétits d’un homme tel que moi. Je lui ai avoué, simplement, que je trouvais les cerises d’une digestion trop rapide, et je suis venu pour ajouter des mets plus substantiels à mon premier repas. Vous permettez, Monsieur ?

Ce disant, fourchette en main, il attaqua le poulet.

Stupéfait, le père de Marguerite roulait des yeux d’officier retraité entendant sonner le clairon.

M. Davenel était un père noble de cinquante ans. Sa régulière figure de paisible bourgeois, soldat de l’industrie, s’illuminait facilement d’une rougeur guerrière. Mais cela tenait bien plus à son tempérament sanguin qu’à ses idées sur le droit des pauvres, et il aurait donné le poulet, s’il en avait eu le loisir. M. Davenel était bon, très bon, presque aveugle de naissance.

— Monsieur, déclara-t-il d’un ton rogue, je ne vous connais pas. Je dois m’en rapporter à ce que ma fille me dit. J’espère, au moins, que vous ne lui avez pas manqué de respect ? (Il ajouta, emphatique et un peu moqueur :) Vous voliez mes cerises, tout à l’heure ? Vous êtes mon hôte à présent…

— … Car, continua l’épouvantail lui coupant la parole avec une entière sérénité, si je n’étais pas votre hôte vous me flanqueriez dehors ? Je vous ferai remarquer que, pour flanquer un hôte dehors, il faut qu’il soit entré. Donc, ce n’est guère que son hôte qu’on peut envoyer au diable puisqu’on le détient. Ne vous gênez pas. Je veux très bien m’en aller, seulement après dîner. J’ai accepté une invitation.

— Vous avez faim, Monsieur, dit Davenel au comble de la stupeur, et croyez que je n’ai jamais refusé un verre d’eau…

— À qui avait faim ? De mieux en mieux ! Je suis reçu dans une drôle de maison. Soit, Monsieur, je boirai volontiers — pas d’eau, j’ai horreur de l’eau — à votre santé ce grand verre plein de ce petit bordeaux. Est-ce bien du Bordeaux ? (Il fit claquer sa langue.) Non. C’est du Bourgogne. Et le verre est un récipient moyen-âge datant du Bon-Marché. Excellent vin, Monsieur ! Détestable style ! Maintenant, le reste du poulet étant compris dans le verre d’eau, je me l’adjuge. Je vous en prie, Mademoiselle, donnez-vous la peine de vous asseoir. Je me souviens de vous avoir fait courir sous prétexte de vous suivre.

Le père et la fille ne pouvaient plus parler. Ils n’étaient ni tristes ni gais, pas davantage en colère, mais seulement enveloppés d’un vertige. Depuis dix ans qu’ils habitaient Flachère, on avait vu bien des chemineaux récalcitrants, bien des ouvriers saouls, bien des voleurs venant vous vomir à la face leur indigestion de fruits ou leurs menaces de vous en dérober d’autres. Point ne s’était encore trouvé, sur les routes franchement égalitaires de leur gouvernement, un fou de cette espèce.

M. Davenel battait des paupières.

Marguerite ouvrait les bras, témoignant de sa complète ignorance. Tous deux se rapprochèrent. La fille posa sa main sur le poignet du père, désirant ne pas l’abandonner dans une pareille extrémité.

— J’ai eu tort de t’amener ce Monsieur, chuchota-t-elle, confuse.

Davenel dit, tout haut, sentencieusement :

— On n’a jamais tort de chercher à faire le bien, ma fille.

L’épouvantail, qui broyait entre ses deux solides mâchoires les derniers morceaux du poulet, grommela :

— Moi, je suis de l’avis de Mademoiselle votre fille. Elle a eu tort. Il faut toujours laisser les voleurs à leur place, c’est-à-dire dans leur misère… qui est la liberté.

Davenel s’avança, crispant les poings. Quand on touchait à sa fille, on gâtait tout.

— Vous, fit-il bombant le torse, vous êtes un insolent, et peut-être… peut-être… (il semblait fouiller dans sa mémoire, se rappeler enfin des bribes de lecture ou de conversation) peut-être… un anarchiste, Monsieur !

Marguerite eut un frisson de curiosité. Tiens ! En effet ? Pourquoi pas ? Un anarchiste, cela expliquait l’histoire des cerises. La reprise individuelle, le partage des fruits de la terre, ne jamais travailler… qu’à sa soif et boire toujours sans travailler, les bombes au fond des caves et les discours incendiaires dans les réunions publiques. Ce devait être ce genre d’animal féroce. Elle en avait donc rencontré un ! Elle qu’on tenait éloignée des grands centres, du Paris mondain, où, disait-on dans les feuilles, on traite poliment ces gens-là en se servant des socialistes comme intermédiaires. Et une cacophonie de mots baroques, d’expressions crapuleuses, de phrases de théâtres, bouleversait sa petite cervelle de bourgeoise pure.

L’anarchiste, en somme, était un monsieur comme un autre, avec cette différence qu’il avait le droit à la folie périodique et qu’on le respectait, durant ses accès, pour sa spéciale maladie, un peu comme on respectait jadis les innocents battant la campagne. L’anarchiste n’étant jamais qu’un à la fois, il représentait une simple bête de luxe, très ruineuse, que la meilleure société entretenait pour égarer l’attention, se fournir des alibis, quelque chose comme les jeunes lions apprivoisés de Sarah Bernhardt.

Tout en se débitant à elle-même ces lieux communs, Marguerite serrait nerveusement le bras de son père. Elle voulait voir la suite. Elle se sentait fière d’avoir saisi « au vol » cet oiseau rare.

M. Davenel, s’il était moins enthousiasmé, inclinait, cependant, à l’indulgence, parce que cette espèce-là est un signe des temps. On fait la part du feu, voilà tout. On transige, on cause, on pousse le personnage du côté de la porte en lui promettant de s’intéresser à sa doctrine, les jours de pluie, et on l’engage doucement à aller se faire pendre ailleurs, car, chose désagréable, quand on reçoit un anarchiste plus que l’espace d’une visite de cérémonie, on devient son complice.

Pour le moment, la part du feu se bornait au panier de cerises et au poulet rôti. L’aventure se terminerait bien.

— Marguerite, souffla le directeur de Flachère, si tu te retirais ? Il est tard, j’ai à causer avec Monsieur.

Ah ! non ! elle n’irait pas se coucher comme une petite fille de quatre ans.

Elle résista de la tête.

Cet anarchiste, en temps qu’anarchiste, avait fort bon air. Il était noir, il était sale. Son visage souffrant et anguleux s’accentuait sous le hâle des incendies ou la flétrissure des nuits de mystère. Tout jeune il avait déjà des rides et, masque de comédie antique, il ouvrait formidablement les mâchoires.

M. Davenel, soupirant, se gratta le front.

Il eut, peu à peu, la vision d’un autre personnage, nippé, décrassé, représentant un honnête travailleur, venant grossir le régiment d’ouvriers casernés dans la ferme. On manquait toujours de bras à l’école de l’agriculture.

L’épouvantail passait, lui, du poulet aux haricots verts. Davenel s’assit en face de son hôte, remua les lèvres.

— Non, Monsieur, je ne suis pas un anarchiste, déclara l’homme noir lui coupant la pensée. Je suis un voleur, un simple voleur, venant de voler les cerises du prochain sans sa permission, ce qui est un prodigieux travail, j’en sue encore ! Et je ne veux rien faire de plus parce que j’aurai le bon goût de demeurer le criminel intelligent.

Résigné à toutes les transactions, histoire de garantir les cerises de l’avenir, M. Davenel hocha le front.

— Le criminel intelligent ? Vous voilà bien ! Vous ne pouvez me donner une meilleure définition de l’anarchiste, mon ami, dit-il d’un ton paternel. Vous volez mes fruits, et, grâce à cette… vétille, vous arrivez à manger mon dîner. Seulement, je vous devine, moi, le maître, celui qui a le droit de faire coffrer le voleur. Je me trouve en présence d’une exception, d’un criminel intelligent, capable de raisonner son cas. Vous êtes jeune…

— Il y a malentendu, monsieur le Directeur, riposta l’épouvantail, en attirant d’un souple mouvement de coude le compotier rempli de fraises plombière. Je ne suis pas votre ami puisque je n’ai pas l’honneur de vous connaître, et je n’ai rien de commun avec un voleur de profession. Inutile de me parler de ma jeunesse.

— Je saisis, fit Davenel, tordant sa serviette et affectant la bonhomie d’usage. Vous avez partagé. Mais le partage, étant donné votre appétit, ne serait pas égal. Nous mangeons moins que vous. N’est-ce pas, Marguerite ?

Marguerite, assise sur une seconde sellette vert d’asperge, regardait ses pieds.

— Oui, papa.

— C’est parce que vous êtes malade, sans doute, dit flegmatiquement l’épouvantail, se versant un flot de vin.

— Nous préférons rester sur notre appétit, c’est plus raisonnable. Vous allez vous griser.

— À votre aise, Monsieur, et à votre bonne santé, Mademoiselle. Je ne me grise jamais. Ce sont les voisins qui tournent !

La jeune fille le regardait boire avec admiration. C’était bien, oui, l’anarchiste du signe des temps dans toute son horreur. Entre elle et lui la distance devenait si grande qu’elle ne le redoutait plus. Elle contemplait le fauve parce que les grilles des questions sociales s’élevaient entre eux, et elle s’émerveillait à l’idée de lui jeter du pain.

— Vous n’êtes pas un professionnel, je veux le croire, répondit Davenel, qui tenait à placer ses théories humanitaires. Je veux même supposer que votre criminelle intelligence s’arrête aux cerises. Nous avons tous chipé des fruits lorsque nous sortions du collège, et nous ne sommes pas montés sur l’échafaud pour cela. Je ne demande pas la mort du coupable. Et en travaillant…

L’épouvantail regarda brusquement derrière lui, et, d’un geste involontaire, il se passa la main sur la nuque.

— Oh ! fit-il d’une voix sourde, nous avons tous avoué les cerises, voulez-vous dire… mais le reste ? Vous m’offrez donc la complicité du silence, le travail rachetant la faute, un bris de clôture s’arrangeant avec une chaîne, vos fils de fer se tordant autour de mes poignets ? Vous désirez me payer mon crime ? Un beau crime ! Eh ! Eh ! Cela vaut plus cher que vous ne le pensez, Monsieur.

Par la fenêtre ouverte sur les jardins des roses, un vent froid sembla pénétrer dans la salle.

Il ajouta :

— C’est singulier cette lubie qu’ont tous les hommes riches de s’entourer de forçats. Je cite mes auteurs… anarchistes.

Davenel paraissait très perplexe. Ce garçon, dont les prunelles luisaient étrangement, pouvait bien être fou. Il s’exprimait d’une manière troublante pour des entendements sains. Pas fort analyste, le directeur de Flachère n’avait pas encore compris que son adversaire, anarchiste ou non, répondait toujours par déductions logiques aux pensées au lieu de répondre aux phrases. Possédant une notable avance sur son interlocuteur, il lui exposait ses propres systèmes sans daigner l’écouter.

Mlle Davenel toussa.

— Marguerite, mon enfant, murmura le père inquiet, je t’assure qu’il doit être tard, et tu es fatiguée.

— Cependant, papa…

— Si, ma fille !

Marguerite salua comme une enfant bien élevée et, une fois sortie, colla son oreille à la serrure.

— Auriez-vous des choses plus graves sur la conscience, Monsieur, questionna Davenel ? Maintenant, vous pouvez parler.

L’épouvantail recula sa chaise, croisa la jambe et regarda par la fenêtre.

— Non. Après vous. Je vous écoute. C’est vous qui avez envie de causer. Moi, je ne suis pas pressé de savoir quel genre de travail vous désirez confier au criminel intelligent.

Davenel s’impatienta. Le personnage se moquait-il de lui ? Enfin, lui, le chef d’une grande entreprise nationale, il ne manquerait pas plus d’aplomb qu’un vagabond aux abois n’ayant que sa peau pour fortune. (Et quelle peau, juste ciel !) Il ne s’agissait plus que de le pousser dehors ou de l’embaucher pour la récolte du foin.

— Mon ami, vous avez fait peur à ma fille et je ne vous dois rien : deux raisons pour que je n’insiste pas pour vous sauver. Cependant je garde le respect de l’hôte. Vieille tradition ! Vous autres, Messieurs les anarchistes, vous rêvez de démolir toutes les traditions, mais je vous déclare qu’ici, chez moi, vous ne démolirez rien du tout. Vous avez dû faire un mauvais coup qui vous oblige à fuir les endroits peuplés et cela vous exaspère de risquer la prison pour quelques cerises. Soit ! Voilà ce que je propose à mon hôte s’il est raisonnable, s’il veut se corriger, rentrer en grâce auprès d’une société qui a du bon, je vous le prouve ? C’est le moment des foins chez nous. Sans examen de certificat, nous acceptons tous ceux qui nous demandent de l’ouvrage. Profitez-en. Plus tard, il faudra des papiers. Je vous offre vingt sous par jour, la nourriture, le coucher, et je passe l’éponge sur les cerises. Ça durera ce que ça pourra. Je vous préviens, seulement, que si mes gardes vous pincent à escalader la plus petite clôture, ils vous abattront comme un simple lapin, vous m’entendez ?

— Parfaitement, conclut le fauve. Prisonnier, domestique ou… lapin !

— Je ne plaisante pas, Monsieur, s’écria le père de Marguerite que cette manière de causer désorientait absolument.

— Moi non plus, fichtre, et je choisis… le lapin.

— Ah, çà, Monsieur ! Où avez-vous l’esprit ?

— Dame, je me ferai tuer en mangeant vos choux, pardon, vos cerises, mais je ne serai pas votre complice. C’est beaucoup plus pratique.

— Vous êtes un fou. De quelle complicité peut-il être question ?

— Je suis un sage. Comme il faut en finir avec la société, je préfère le coup de fusil. Bonsoir ! Mes hommages à votre fille. C’est une jolie personne qui ment déjà fort bien, dirait Hamlet.

L’épouvantail se leva, s’étira, satisfait d’avoir bu et mangé, gagna la porte.

Un étranger, peut-être, ignorant les lois et les coutumes françaises ! Il avait bien reçu une certaine éducation, on le sentait à ses tournures de phrases, mais on ne pouvait le classer dans aucune catégorie de pauvres diables. Ses vêtements couleur de suie l’habillaient d’une nuée d’orage à la fois boueuse et menaçante. Il était hardi de regard et vieux de bouche. Sa voix, aux intonations dures, sonnait, paraissait sortir d’un gosier de métal. Tous ses gestes avaient la souple précision des mouvements d’une bête dangereuse.

— Réfléchissez, mon garçon, dit le père de Marguerite humilié par l’orgueil incompréhensible de ce voleur. Vous avez, décidément, un air qui ne me plaît pas.

L’épouvantail s’arrêta et sortit un objet de sa poche, un objet brillant. Davenel, songeant à la possibilité d’un revolver, se glissa derrière lui, la main haute. Il s’aperçut qu’il tenait un petit miroir.

— Il est fou ! Cela crève les yeux, pensa Davenel respirant.

Par hasard, l’épouvantail leva les siens.

— Non, répliqua-t-il laconiquement, mais je constate qu’en effet j’ai un drôle d’air.

Davenel recula un peu. Il eut un léger tressaillement, à peine l’impression d’une aile de chauve-souris le frôlant, et il murmura, très bas, puisque cet homme singulier entendait jusqu’aux pensées :

— Enfin, Monsieur, que désirez-vous ?

— M’en aller.

Derrière la porte, Marguerite n’osait plus bouger.

Il s’en alla, et, traversant le vestibule, il faillit se heurter à cette blanche silhouette de fille curieuse. Alors, il lui jeta un regard noir, un long regard très sombre et très chaud qui tomba sur elle, l’enveloppa tout entière, comme un manteau de velours.