Le Dessous/05

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Mercvre de France (p. 98-127).

V

le verre d’eau ministériel

Dès l’aube de ce jour de fête sociale, les ouvrières de Flachère, sous l’habile direction de Mlle Davenel, tressaient des guirlandes et ornaient la tente officielle de gerbes artistiques. Travail récréatif que l’on commençait à savoir par cœur, comme on savait, jadis, fabriquer mécaniquement, de mères en filles, le reposoir de la fête Dieu. Dans la grande cour de la ferme hollandaise, les bâches grises, recouvrant ordinairement les fourrages, se reliaient aux platanes par des torsades fleuries et battaient en voiles de navire cinglant vers des contrées tropicales. — Il ferait certainement une chaleur terrible à midi, sinon quelque redoutable orage le soir. — Les jeunes femmes butinaient autour d’un énorme tas de marguerites des prés dont les étoiles blanches prenaient, çà et là, des crispations d’araignées malades, car, dans cette température étouffante, il ne fallait pas espérer conserver épanouies les fleurs des champs, les plus difficiles en fait de fraîcheur, celles qui ne comprennent rien aux facticités des réceptions mondaines. Tous les ans, depuis sept ans, on discutait, la veille, le changement probable de la décoration du lendemain : mettrait-on encore la grosse guirlande blanc pur, qui avait eu un si beau succès la première année ? Ou mélangerait-on, au blanc pur, des bleuets, des coquelicots, avec une intention plus nationale ? Et chaque année, à l’aube de la fête, on se rangeait du côté du blanc pur, des simples marguerites, sans introduction d’autres fleurs parce que, vraiment, c’était bien mieux, plus distingué ; ensuite Mademoiselle s’appelait ainsi et les marguerites, ses sœurs, ne pouvaient jamais être cueillies en un meilleur moment pour aller rendre hommage à la maîtresse de la maison. Les jeunes filles, en petits bonnets de mousseline, déjà frisées, étalant d’irréprochables tabliers de toile, causaient avec des mots précieux et prenaient des attitudes de gravures reproduisant des ébats champêtres. On oubliait les labeurs noirs des mauvaises semaines dans des boues infectes. Des fleurs, des lingeries légères couvraient le sol de leur virginal abandon, et l’eau dont on aspergeait les guirlandes semblait exhaler une senteur mielleuse.

Marguerite Davenel formait le centre du groupe, vêtue d’une blouse de batiste garnie de malines, la taille serrée par un étroit corselet de satin vert, une boucle d’or lui liant les cheveux sur la nuque, toute prête à recevoir son monde dès le matin puisque c’était sa fête à elle — Sainte-Marguerite, le 19 juillet — le même jour que la réception du ministre de l’Agriculture. Elle n’était plus qu’une Marguerite blanche et blonde, simple et rayonnante, au cœur d’or comme les autres, mais sûrement la plus fraîche du tas, car personne, chuchotait-on, ne viendrait la cueillir pour la jeter brutalement dans les entrelacs si compliqués du mariage. Debout, s’agitant, s’animant, ordonnant le joli désordre, on l’entendait crier :

— Il faut tresser à douze brins ! Que la guirlande du milieu soit grosse, très grosse ! Voyons, Lucie, Jeanne, Clémence… de votre coin cela ne fournit pas assez. Ajoutez-moi des touffes par ici, et par là, rattachez le feston sous un bouquet. Il ne manque pas de fleurs, cependant.

Et la guirlande s’allongeait, s’arrondissait, gonflait en gros boa blanc tacheté de jaune, grimpait le long des mâts, bordait les tables, dentelait les nappes, relevait d’embrasses lourdes les deux pans de la tente, face à la route par où viendrait le ministre.

M. Davenel, affairé, en redingote neuve, passait, dirigeant des jardiniers qui portaient des cartouches où les R. F. traditionnels étaient écrits en légumes, et des corbeilles de fruits montés, merveilles d’équilibre. Tout ce monde bourdonnait comme une ruche au soleil déjà brûlant. On mangeait le premier déjeuner en courant, mais on s’arrêtait pour boire et ce n’était jamais la première fois. Un grand jour !… le jour de l’orgueil légitime pour tous les épandages, le jour des félicitations gouvernementales ! Comme au bon vieux temps, deux tonneaux, rouge et blanc, étaient en perce du côté de la pompe, on allait boire à la santé de Mademoiselle. Des enfants arrivaient chargés de bouquets, quelques-uns apportaient un oiseau pour la volière, une paire de colombes, un petit merle, un chardonneret encore au nid ; la demoiselle aimait aussi les oiseaux après les fleurs, et on lui en donnait beaucoup pour son argent qui était pur, sans odeur, comme la rayonnante étoile de son nom était sans parfum. Marguerite remerciait, embrassait, un peu de haut, pressait les mains, maternelle, tendait des sucres d’orge et des gâteaux et parlait du feu d’artifice amené de Paris depuis la veille. On verrait des choses étonnantes, cette année ! Le père harcelait de questions tout son personnel. Avait-on repeigné la pelouse ? Avait-on frotté les cuivres des chaudières et des buanderies ? Les réfectoires seraient-ils sablés convenablement ? Il fallait répandre du thymol partout et vaporiser un peu d’eau de menthe dans les caves communiquant aux dessous. Il se multipliait, suant, soufflant et grondant, quand on vint lui dire à l’oreille que la glace manquerait pour le banquet, car la glacière venait de subir une avarie, il se mit à jurer, tout saisi d’horreur. Avec cela que l’eau serait fraîche aujourd’hui et qu’elle pouvait être bue sans glace ! Il se précipita vers les cuisines, laissant sa fille pincer la bouche de dégoût. Elle, cela lui importait peu, la cérémonie du verre, le rite officiel, puisqu’elle ne buvait jamais que des eaux minérales.

Cette année-là, le ministre de l’Agriculture se trouvait être un ami de collège du directeur de Flachère, et la fête se doublait d’une réception intime. Le docteur Garaud, un apoplectique démocrate, un brave homme très laid, un peu niais, qui prenait au sérieux la crise des betteraves et l’éternelle mévente des vins, venait pour tutoyer en plein discours son vieux camarade. Cela devait produire un certain effet, au moins aux yeux des domestiques de la maison. À midi on entendrait retentir la modeste fanfare de la coopérative jouant l’hymne national ; le petit Decauville pavoisé aux trois couleurs s’arrêterait devant l’une des avenues plantées de rosiers, et, l’air d’un joujou accouchant d’un monstre, il mettrait bas le gros ministre rougeaud, encore solide, ma foi, pas plus de quarante-cinq ans, haut en couleurs de santé comme en nuances radicales et grand distributeur de mérites agricoles. Pauline, la femme de chambre de Mademoiselle, avait fait remarquer — pourquoi ? — que ce ministre était garçon. Il n’en devenait pas plus respectable, mais ce célibataire donnait à songer à toutes les jeunes filles comme aux époques de féodalité un seigneur aurait donné à trembler à toutes les pucelles d’un hameau. Certes, le pauvre homme ne passait point pour un Don Juan : de poils rares, le nez de travers, la vue courte, la parole embarrassée, le ventre proéminent, à la Gambetta, dont il était le bien lointain imitateur, il n’avait pas de séduction de tribune, encore moins de prétention d’alcôve. Cependant, les jeunes filles sont ainsi bâties qu’un mâle célibataire ne peut intervenir sans les intéresser pour le bon ou le mauvais motif.

— Qui va-t-on placer à sa droite, Mademoiselle ? Fera-t-on dîner l’enfant du bouquet comme la dernière fois ? demandait Pauline, très excitée.

— Non, je pense qu’il est plus convenable de ne pas mettre de fillette mal élevée entre nous. Vous savez toutes les bêtises qui en résultent ?

Et Pauline comprit que ce serait Mademoiselle qui prendrait la place de la fillette, donnerait peut-être elle-même le bouquet qu’on avait commandé tout blanc : marguerites, tubéreuses et roses thé. En terminant l’ornementation de la tente officielle, Marguerite se prit à rêver d’une étrange manière. La femme de chambre avait jeté le mot magique : garçon ! Un ministre ne peut guère se dispenser de se marier, tout de même ! Celui-ci faisait faire les honneurs de son ministère par sa sœur, de cinq ans plus âgée que lui, une ex-bigote, disait la chronique, qui avait renoncé à ses habitudes religieuses pour tenir un salon officiel — Paris vaut bien qu’on oublie la messe — et qui semblait momifiée par la crainte de s’y montrer ou trop vieille provinciale ou trop nouvelle libre-penseuse. Garçon ? Un ministre garçon ? Est-ce que cela pouvait durer ? Ah ! ce qu’on devait lui en jeter à la tête des héritières de tous les genres à ce garçon-là ! Filles d’aristocrates, filles d’industriels, filles tout court : de ces grandes aventurières qui osent la fusion des arts… d’agrément et de la politique. Ah ! ce que les cervelles des jeunes personnes, allant au bal régulièrement comme les chasseurs vont à la chasse, devaient fermenter ! À cause de ses habitudes de lectures romanesques, Mlle Davenel s’inventait facilement des situations amoureuses qu’elle tressait avec quelques brins de réalisme et plusieurs ficelles de son imagination. Un ministre garçon apporte, un jour de fête, un élément de trouble sentimental pour toute jeune personne ambitieuse qui se donne la peine de réfléchir. Épouser un ministre… oui… mais un homme si laid, si gros ! Après tout, qu’est-ce que la laideur masculine ? Le simple et naturel repoussoir de la beauté féminine. À l’idée de mariage succéda l’idée d’amour. Un homme laid peut-il éveiller une pensée d’amour ? Marguerite, laissant brusquement là les guirlandes, rentra dans la maison encore sens dessus dessous à cette heure matinale. Elle esquiva les demandes éplorées de deux bonnes dressant des pièces froides sur une étagère et monta chez elle, le visage soudain fermé. Elle fouilla dans un tiroir, y découvrit un numéro de revue illustrée où le nouveau ministre était photographié en pied, le poing robustement appuyé sur la tribune. Pas mal comme type de socialiste à tous crins, mais pas assez de crins, décidément. Et puis l’amour… Elle se pencha vers son miroir. Elle était vraiment si bien, aujourd’hui ! Cette blouse bouffait si avantageusement pour la poitrine, cette ceinture de soie verte serrait si justement la taille et ses cheveux la diadémaient si royalement (car un peu de royauté ne messied pas à qui veut s’offrir un ministre radical). Et puis… et puis…

— Quelle sotte, cette Pauline ! murmura-t-elle avec le dépit anticipé de ne pas réussir.

L’amour ! Et aussitôt elle songea, sans s’expliquer nettement ce brusque revirement d’imagination, à l’anarchiste.

Celui-là n’était pas plus séduisant, mais il était jeune et possédait l’attrait du mystère. On pourrait comploter une mise en scène : se rendre intéressante par une feinte terreur, dire des choses en a parte, tirer le ministre à elle derrière une portière ou dans le jardin, côté des roses, se présenter comme cela, de profil, et elle se repenchait sur son miroir, l’œil agrandi par une sorte d’épouvante mal dissimulée, murmurer, les dents claquant un peu, le souffle court, le corsage agité par une palpitation : « Monsieur le Ministre, mon père ne vous a pas dit… Moi, je crois de mon devoir… si vraiment cet homme est dangereux, s’il venait pour encore une bombe ou un coup de poignard ? Vous êtes un grand personnage (gros surtout !), notre hôte sacré (là, elle chercherait le mot gentil, la phrase touchante)… Enfin, monsieur le Ministre, je vous confie mon embarras, nous avons ici un anarchiste, et depuis que je vous ai vu je ne songe qu’à ce danger possible. » Ce serait bien le diable si ce ministre garçon ne s’apercevrait pas, au moment même de l’imaginaire danger à lui révélé, de la beauté plus que réelle de la révélatrice… et alors… Elle avait bien juré à l’anarchiste qu’elle ne le dénoncerait pas, mais ses affaires de cœur n’avanceraient guère sans un coup d’état, un de ces crimes que la raison commande… Quant au brin d’amour ? Un nouveau revirement se fit en elle.

L’anarchiste réapparut sur une autre mise en scène de son imagination, qui fermentait intérieurement comme les dessous du pays merveilleux qu’elle habitait. Elle se représenta le sombre garçon, un garçon aussi comme le ministre, posant une bombe derrière le fauteuil officiel, faisant sauter la table somptueusement servie, le ministre, son père et l’enlevant, elle, trésor intact, pour la garder comme otage au fond d’un bouge parisien. Elle contemplait dans sa glace toute cette tuerie d’un œil calme. Le ministre, qu’elle avait dû épouser afin de régner dans le grand monde socialiste, avoir un salon d’où sortiraient les destinées de la France, gisait, son gros ventre ouvert, rendant les intestins, à la fois horrible et grotesque, son père s’étendait les bras en croix, le front troué ; toutes les bonnes, les enfants de la crèche, les ouvriers de la ferme se dispersaient en hurlant des imprécations. Seul, cet homme noir, satanique et féroce, se mettait à rire en lui liant les mains pour l’empêcher de se défendre…

— Mademoiselle, dit Mélanie, la cuisinière, pénétrant tête baissée dans son rêve de massacre, il n’y a plus de perles du Japon pour le potage !

Très naturellement, Marguerite haussa les épaules.

— Faites un Saint-Germain, répliqua-t-elle d’un ton calme.

— C’est qu’il faudra gratter les menus, alors ?

— Si vous croyez qu’on s’en apercevra ! Ajoutez, au contraire, le Saint-Germain et servez-le sans mentionner l’autre.

La cuisinière disparut. Marguerite jugea à propos de se polir les ongles. Oui, cela se présentait bien ce mariage, mais il y avait la mauvaise réputation de Flachère, l’odeur de la dot ! Et tout à coup le regard bleu de Marguerite devint noir de haine. Ah ! ce qu’elle détestait sa situation, sa maison, sa richesse et la stupidité stagnante de son père. Les romans, les drames, les aventures d’amour, est-ce que cela était permis à une fabricante d’engrais humains ? Elle était née là-dessus, elle poussait là-dessus, et si sa beauté en ressortait davantage plus pure, plus blanche, elle était pour tous, pour le ministre comme pour l’anarchiste, la résultante d’une industrie abominable et ridicule. Ses robes immaculées avaient des dessous de ténèbres ; il y avait la Chose, il y avait le Mot, et tous les galas officiels n’effaceraient pas cette honte de canaliser des égouts sous des guirlandes de fleurs.

À cet endroit de ses réflexions, la jeune fille cassa net le petit burin d’ivoire de son onglier.

Son père se mit à crier devant ses fenêtres :

— Marguerite ! Marguerite ! Enfin es-tu folle ? Voici une heure que l’on te demande les clés de la lingerie.

Elle redescendit, l’air paisible, toujours correcte et polie comme une personne sage, victime de son devoir d’héroïne. Elle se taisait, elle se tairait. Ni dénoncer l’anarchiste pour sauver le ministre, ni trahir le ministre pour sauver l’anarchiste. Elle savait trop que la vie est plate et administrative et qu’il n’arrive rien. On approche des grands de la terre avec respect, puis on oublie de leur expliquer ce qui vous tient au cœur, ou l’amour ou l’ambition, et on demeure petite bourgeoise figée dans sa bonne éducation. Elle se moquerait d’elle-même plus tard, durant le dîner, quand on causerait judicieusement de la betterave améliorée.

D’ailleurs, elle eût été reine qu’elle aurait désiré devenir bergère. Être, avant tout, autre chose et cesser de canaliser sous les fleurs de son apparente banalité les pires égouts de son cerveau.

Ce jour de fête, elle se sentait extrêmement prête. Sa beauté s’en exaspérait. Un matin pareil, elle fuirait, elle se sauverait emportant ses bijoux et son argent, elle s’en irait pour cacher son nom et travailler à n’importe quoi chez n’importe qui. Elle enviait souvent sa propre femme de chambre, Pauline, cette fille si vulgaire dont les hommes avaient librement tâté, prétendait-on. Qui pourrait librement tâter d’une fille comme il faut ? Épouser un bourgeois de son rang… l’ingénieur, par exemple, qui était venu visiter les tuyaux des dessous ? Non ! Cela, jamais ! Mieux valait fuir ou sécher sur pied ! Princesse… ou rien.

Elle donna les clés de la lingerie et déroula de ses mains expertes le service damassé : les églantines, toujours employé pour la circonstance.

Un peu avant midi, le Decauville amena, au son de la fanfare de Flachère, une vingtaine de messieurs en habits noirs sous de légers pardessus d’été, des cache-poussière clairs de coupe anglaise. Le ministre était en chapeau de paille (innovation charmante). M. Davenel, en chapeau haut de forme, représentait, de loin, le vrai ministre. Le père de Marguerite ayant la croix et l’oreille du gouvernement marchait allègrement comme un homme qui ne souhaite plus rien. Il ne se tourmentait point du futur mariage de sa fille et n’aurait certes pas osé rêver un prétendu en la personnalité encombrante du gros Garaud. Sa fille ne voulait pas se marier, heureusement, car il fallait une maîtresse de maison très avisée lors de pareilles réceptions. De temps en temps, il respirait fort, de l’air d’un qui s’essouffle à traîner le char de l’État, mais il flairait, de près, son atmosphère dont la qualité balsamique ne lui semblait pas assez balsamique. Il faisait terriblement chaud. Par instant, une étrange exhalaison venait avec les bouffées du parfum des roses, comme un relent d’eaux ménagères, une senteur de décomposition masquée par les produits chimiques. Rien n’arrivait à dissimuler complètement les fameux dessous des épandages, et malgré l’habitude, leur directeur savait d’une façon péremptoire d’où venait le vent selon son genre de parfum. Garaud s’épongeait le front, tourmenté d’une crampe d’estomac. Il y pensait aussi à la qualité de l’atmosphère, mais quelle corvée sociale n’a pas son petit moment pénible ? À la première entrevue publique les deux anciens intimes ne se tutoyèrent pas, pour ne point gâter l’effet du discours. Il fut question de l’éternelle prospérité de la ferme-école et d’une récente loi sur les sucres. On présenta un vieux serviteur, M. Jacqueloir, qui demandait le bureau de tabac de Sarblay, le village voisin ; M. Gaufroi, comptable, qui rimait à ses heures des compliments ; puis on se mit à table pendant que la fanfare répandait des torrents d’harmonie aigrelette qui ne rafraîchissaient guère le temps.

Marguerite, debout à l’entrée de la tente officielle, avait eu une dernière imagination. Arrachant le tablier de sa femme de chambre, elle en avait ceint ses hanches, et une main dans une pochette, l’autre offrant le bouquet virginal, elle avait murmuré :

— Monsieur le Ministre, je suis votre dévouée servante.

Ce n’était pas très spirituel, mais c’était juste à l’unisson d’une réception rurale. Le Ministre, rendu à la jovialité de la campagne, embrassa paternellement la jeune sournoise en disant :

— Votre fille, mon cher Davenel, prouverait à elle seule que les belles fleurs ne peuvent acquérir plus d’éclat et de parfum qu’ici.

Cette phrase maladroite bouleversa tous les projets de Marguerite. C’était pénétrer dans leur intimité par la mauvaise porte, la trappe trop fameuse d’où surgissait pour elle toutes les suffocations de sa vie de fille chaste.

— Les marguerites ne sentent rien, monsieur le Ministre, déclara-t-elle un peu railleuse.

Très embarrassé de son bouquet, Garaud le posa dans son assiette.

— Mais si, mais si, fit-il, bonhomme ! Un peu la fourmi quand on s’en approche de trop près. Il n’y a pas de fleurs sans odeur, bonne ou mauvaise, et les Chinois prétendent que l’assa fetida exhale une senteur des plus suaves.

Ignorant le nom de la fille de son meilleur ami, le pauvre médecin agriculteur pataugeait ingénument. On lui présenta des enfants qui dirent des à-propos où le nom de la reine du lieu s’unissait au titre de père de l’agriculture. Alors Garaud, pour s’achever dans l’esprit de la jeune fille, lui rendit son bouquet avec un soupir de soulagement.

— Je vous offre vous-même à vous-même, ma charmante voisine.

Marguerite, désenchantée, devait manger, elle n’avait pas faim, et se montrer aimable sans aucun prétexte. De plus, son père, inquiet pour la succession harmonieuse des plats, lui lançait des regards terrifiés. Manquerait-on de glace ? Les vins étaient-ils convenables ? (Tous les crus prenaient comme un goût au fond des caves à cause des infiltrations.) Par bonheur, la conversation se généralisa. L’instituteur racontait les exploits de la municipalité contre un grand seigneur du pays, qui avait résolûment fermé les grilles de son verger devant l’invasion des engrais artificiels. Des journalistes spéciaux discutaient sur la grosseur des légumes vraiment stupéfiante ; un petit blond, très pommadé, expliquait la clôture prochaine du grand collecteur d’Asnières, la victoire de l’assainissement sur l’empoisonnement.

— Merveilleuse cuisine, mon cher ! déclara le ministre, se penchant à l’oreille de Davenel après le turbot sauce câpres.

— Oh ! fit celui-ci confus, cette sacrée chaleur gâte tout. Nous aurions voulu te faire goûter nos régents cueillis du matin, à midi on ne peut pas les cuire sans les abîmer.

Les régents étaient des choux-fleurs, des monstres du plant sud, sorte de boule de rampe géante, d’un blanc d’ivoire, qu’un ver nouveau détériorait depuis deux ans, un ver affreux, lombric blanc presque invisible tellement il collait à la substance du chou et qui se développait dès que le légume se trouvait hors du champ, séparé de sa tige. Rien qu’à l’apercevoir, les éplucheuses de Flachère poussaient des cris.

— Vous devez avoir de curieuses collections d’insectes, dit le ministre avec la satisfaction de quelqu’un s’essuyant la bouche après boire.

On établit le relevé nominatif des ennemis des plantes. Les anciens n’étaient rien en comparaison des nouveaux, qui semblaient grossir et se métamorphoser selon les différentes monstruosités des légumes améliorés. Un puceron des rosiers prenait du ventre, copiant l’envergure exagérée des roses. Le ver fouisseur des navets, celui qui trace des galeries et s’en va en refermant son trou comme complice du vendeur des halles, s’allongeait, rose et pansu, pour pomper le sucre des betteraves. De l’avis des chefs d’équipes des épandages, tout engrais qui bonifie la terre doit améliorer nécessairement la race ténébreuse des vers qui l’habitent. L’engrais humain, qu’on appelait, par décence : la dernière méthode, avait bien son mauvais côté. Ainsi les salades… À ce moment du déjeuner, il y eut une discussion âpre entre les jardiniers en chef et la presse agricole, qui avait entrepris une campagne ridicule contre les salades nouvelles manières. Pourquoi n’arriverait-on pas à aseptiser les salades ? Les ennemis n’étaient pas immortels et on pouvait, en dosant habilement les matières chimiques, tuer dans l’œuf tous les parasites redoutables. Il fallait savoir doser.

— La dose ! Tout est là ! s’écria le ministre, retrouvant sa voix de tribune avec ses vieilles études du quartier Latin.

Mélangeant agréablement d’anciennes histoires de clinique et des applications de chimie moderne, il fit le procès des infiniment petits, des microbes. Cela le conduisit jusqu’au dessert. Alors, il se leva, tendit son verre qu’on venait de lui remplir d’eau limpide :

— Dans cette eau, si scrupuleusement pure, la loupe nous révèle…

Les paysans, les ouvriers, les narines palpitantes, écoutaient au bas bout de la table. Il ne fallait donc plus ni manger ni boire ? L’eau pure qu’on promenait au-dessus de leur tête comme un diamant inaccessible leur lançait le défi de son ironique limpidité.

— Oui, messieurs et chers concitoyens, l’eau pure ne peut pas être pure et cependant celle-ci est encore la plus inoffensive. Vous savez tous d’où elle vient…

En effet, elle sortait de là… filtrée par les terrains des épandages !

M. le Ministre, debout, fit le geste spirituel de son prédécesseur, le même geste que l’année d’avant, et qui fut trouvé encore plus spirituellement spontané. Il but ce verre d’eau, relativement pure, en l’honneur de la prospérité des épandages, du gouvernement si tutélaire, à la glorification du directeur.

— … À toi, mon vieil ami qui diriges d’une main ferme et vaillante les modestes travailleurs en ce jour de fête réunis autour de nous.

L’effet attendu ! Il but aux jeunes filles, aux fleurs, aux légumes, il aurait bu même aux parasites nouveaux s’il y avait pensé, mais il oublia, fort à propos, le lombric blanc du chou.

Il y eut une salve d’applaudissements. La fanfare joua.

Comme dans un rêve pénible, Marguerite s’efforçait d’écouter et elle crut saisir un bruit singulier d’assiette se brisant, des éclats de porcelaine ou des éclats de rire… Cela venait de là-bas, de l’entrée de la cour. C’était quelqu’un qui riait dans la foule moins attentive massée près des réfectoires. Une table de cinquante couverts réunissait les pauvres de la commune et d’ailleurs. Il y avait là des misères décentes et des chemineaux plus que douteux. L’un d’eux avait dû s’esclaffer, en voyant ce ministre boire de l’eau en face d’une belle bouteille de champagne casquée d’or.

Marguerite eut un frisson. Si c’était l’anarchiste ? Ce ne pouvait être que lui. Délivrée du souci de tenir tête au docteur Garaud parti bras dessus bras dessous avec son meilleur ami pour des constatations agricoles, elle se dirigea vers les réfectoires. Là on mangeait encore et on buvait du vin pur, profitant de ce discours instructif pour négliger l’addition d’un microbe quelconque au piccolo de la fête. Marguerite reçut, parmi ces gens simples, des compliments un peu brutaux, et elle eut à essuyer les lèvres d’un petit voyou porteur d’un bouquet de liserons qui lui aussi voulait la lui souhaiter. Son tablier de soubrette, qu’elle avait gardé pour servir M. le Ministre, séduisit ces pauvres à mines canailles venus d’on ne savait où, pas tous de la commune certainement. Elle alla de table en table, prise d’un tendre intérêt, s’informant du nombre des plats, de la grosseur des portions, faisant ajouter des gâteaux dans les corbeilles de fruits dévastées. Elle trinqua, sourit, se laissa effleurer les mains, les hanches, par une bande qu’elle aurait dû fuir si elle l’avait rencontrée au coin d’un bois. Elle cherchait Fulbert. Enfin elle aperçut l’homme noir et le flamboiement de ses yeux de phosphore devant la petite barrière des cuisines, celle qui ouvrait sur la campagne.

— Monsieur Fulbert, dit-elle résolûment, pourquoi n’êtes-vous pas entré ? C’est le jour de ma fête. Ne voulez-vous pas boire à ma santé ?

Les deux pouces dans ses pochettes, elle avait l’aspect d’une jolie cabaretière d’opéra-comique. Fulbert entra, muet. Il riait, de loin, en voyant porter le singulier toast, maintenant il redevenait sombre. Les pauvres s’écartèrent de lui en un dédain marqué. D’où leur tombait celui-là qui ne voulait ni boire ni manger avec eux, et pourquoi la patronne l’invitait-elle cérémonieusement par son nom alors qu’il avait l’air de se ficher d’elle ?

Toute frémissante de l’orgueil d’être trouvée jolie et peut-être aussi du contact brutal de ces hommes un peu ivres, elle conduisit Fulbert jusqu’à la table d’honneur. Les invités notables se répandaient dans les jardins ou s’en allaient fumer à la nouvelle conférence faite par le ministre devant une pépinière.

— Vous allez déjeuner ici, déclara Marguerite, et je vais vous servir.

Fulbert se laissa tomber sur une chaise, les poings crispés.

— Avaler de cette eau en votre honneur ? Ça, jamais… Comme dirait Monsieur votre père : je ne mange pas de ce pain-là.

Elle se pencha, lui offrant une coupe remplie de vin.

— Non, je voudrais vous faire porter autre chose qu’une santé… peut-être une nouvelle bombe. Comprenez-vous ? Ce serait drôle, ici, en pleine fête, au milieu de ces gens graves et bêtes, une bombe sérieuse qui pulvériserait tout, le ministre, les ingénieurs, les journalistes, les équipiers, les ouvriers, toute la ferme et ses dépendances, un feu d’artifice énorme, le vrai bouquet final. Ça m’amuserait… j’irais dans ma chambre et je compterais jusqu’à cent…

L’anarchiste mit ses coudes sur la nappe damassée, fleurie de roses blanches, où le jus des fraises et du bourgogne avait semé quelque rubis.

— Comme vous me dites cela, mademoiselle Davenel ? Vous avez en ce moment la mine d’une névrosée. Vous me feriez peur si j’étais capable de vous souhaiter votre fête avec n’importe quel bouquet, mais je suis venu ici pour manger à ma faim, une fois encore… pas pour autre chose, ma petite bourgeoise.

Cette injure fut proférée très doucement.

Les bonnes arrivaient rapportant sur un signe de Mlle Davenel des plats qu’on avait déjà offerts au ministre. Un peu étonnée, Pauline, la femme de chambre, dit d’un accent dédaigneux :

— Faut-il redemander de la glace ? Monsieur le directeur nous a bien recommandé de la ménager.

Et vraiment, pour ce bizarre personnage dont les vêtements pendaient en loques, dont les doigts étaient noirs, dont les cheveux se souillaient de la boue dans laquelle il aimait à se coucher, on ne voudrait pas perdre une goutte de fraîcheur. À quoi bon rafraîchir cet enfer ?

— Pas de glace, Pauline, mais allez prendre aux caves une bouteille de champagne sec, car celle-ci est entamée. Vous oubliez que Monsieur ne boit jamais d’eau !

L’anarchiste ferma un instant les yeux.

— Je devrais me sauver… c’est l’heure fatale… songea-t-il.

Mais la faim et surtout l’appétit d’un luxe oublié depuis longtemps furent les plus forts. Il resta.

— Maintenant, dit-il, quand il eut mangé, je tiens à payer mon écot. Qui diable voulez-vous me faire tuer ?

Et il riait de son rire effrayant en bruit de crécelle.

— Personne, murmura-t-elle avec un joli sourire mondain. Tâchez de mieux vivre, voilà tout. Vous entendez bien mal la plaisanterie, monsieur Fulbert.

— C’est déjà fini, nous deux ? pensa-t-il tout haut. Ça n’a pas duré… mais vous aviez du sang au fond de vos yeux bleus, et cela m’a fait plaisir. Vous haïssiez quelqu’un… peut-être tout le monde, quand vous avez dit : ce serait drôle, en pleine fête. À propos : est-ce que je pourrais à mon tour vous demander quelque chose, du fil et une aiguille, hein… c’est modeste.

Elle répondit :

— Je vous enverrai cela demain par ma femme de chambre.

Il eut un geste de dépit, puis haussa les épaules.

— Mes vêtements sont dans un tel état… Puisque je fabrique des bombes, je saurai coudre. Qui peut plus peut moins. Le ministre est bien ridicule, vous ne trouvez pas ?

— Oui, répliqua-t-elle d’un ton détaché, j’en conviens, et le pire… c’est qu’on me l’accorde comme fiancé dans la foule.

— Allons donc ! Mais il est obèse. Vous épouseriez ce poussah, vous ?

— Oh ! ce sont des racontars, rien de sérieux…

Et elle eut le même sourire mondain.

Pourquoi lui faisait-elle ce mensonge ? Pourquoi l’avait-elle servi sous la tente officielle comme le roi de cette fête ayant brusquement détrôné l’autre ? Pourquoi, l’ayant entendu rire, avait-elle tout à coup senti que tout se brisait autour d’elle ? Elle était ainsi fantasque et impénétrable. Des bouffées de sang lui montaient au cerveau lorsqu’elle disait des choses banales ou simplement gracieuses, et elle aurait vu mourir son père, qu’elle affectait de vénérer fort, sans avoir une larme à ces moments de lueurs rouges illuminant ses yeux bleus. Incapable d’une mauvaise action, elle aurait eu le courage d’en inspirer, et pour que l’effroyable lie de son tempérament pût remonter à la surface de son teint pâle, il fallait aussi l’effroyable circonstance de cette rencontre avec un criminel.

On est toujours tenté de jeter quelque chose dans un précipice.

— Voulez-vous que je vous donne un bon conseil, mademoiselle Davenel ? murmura Fulbert les lèvres serrées. Épousez ce ministre. Ne refusez pas cette occasion de devenir une… vraie bourgeoise. Vous êtes à deux doigts de faire des sottises. Je connais ça. Il y a des eaux pures… qui empoisonnent les meilleurs instincts. Vous rêvez mieux que le possible et vous vous perdrez à vouloir blanchir vos dessous.

Il se leva.

— Je puis me retirer… sans bombe ? ajouta-t-il ironiquement.

Elle lui jeta une marguerite sur la nappe.

— Mais pas sans bouquet, Monsieur.

D’un geste bref, il prit la fleur un peu comme d’un coup de bec un oiseau méchant tuerait un insecte et s’éloigna, se glissa très vite dans la foule de pauvres qui envahissait la tente pour prendre sa part de luxe officiel.

Marguerite ne se sentait plus libre. Elle avait jeté quelque chose d’elle-même au précipice. Un vertige la gagnait. Elle n’épouserait pas ce ministre obèse et elle ne resterait pas davantage la bourgeoise qu’elle était, non.

Il y avait de l’orage dans l’atmosphère, décidément.

Le soir, il y eut en effet du vent et de la pluie. Le ministre fut obligé de rentrer par le Decauville avant le feu d’artifice. Le père Garaud s’en allait content. Il avait vu des légumes, des plants de betteraves et des gens ivres. Ça ne le changeait pas de ses anciens comices agricoles. La petite Davenel était gentille avec son tablier d’opérette et le papa bien collant avec ses explications sur la récente maladie du chou-fleur… Enfin, la corvée terminée, on allait dormir en oubliant la prospérité des épandages.

— C’est égal ! songeait le brave homme un peu rabelaisien à l’heure du cigare, c’en est… ils ont beau dire… c’en est même beaucoup trop !

Philosophiquement, il voyait défiler, à la flamme verte des éclairs, de grands champs de boue caramélisés sous les averses ; les immenses mares fétides s’étendaient au loin, s’étalaient comme des taches d’huile noire au milieu du cirque des collines, ombrées encore par la réprobation menaçante de la forêt demeurée vierge. Et il ne s’imaginait guère, le bon docteur Garaud, qu’il avait failli épouser la petite Davenel, cette jolie fleur de la somptueuse pestilence. Il ne s’en serait jamais douté, lui, le si tranquille célibataire !

Là-bas, sous la tente officielle, les guirlandes hachées par la pluie s’effeuillaient lamentablement. Tout ce blanc pur retournait aux ténèbres et, çà et là, une marguerite, demeurée pâle, se recroquevillait comme une araignée, une araignée blanche à force d’être malade.