Le Dessous/06

La bibliothèque libre.
Mercvre de France (p. 128-151).

VI

faust et marguerite

Le père de Marguerite était un homme raisonnable qui aimait à faire des phrases. Il existe toujours chez les honnêtes gens un besoin d’arrondir les angles du hasard par des mots. Il ne s’agit pas de ridiculiser ces honnêtes gens et d’arriver, de ridicules en ridicules, à prouver qu’ils sont plus dangereux que les bandits, mais de démontrer qu’un brave homme en parlant pour le plaisir de parler et de prévoir les angles du hasard déchaîne souvent les mauvais instincts assoupis au fond de leurs niches. Les instincts sont des chiens de garde. Ils sont fidèles et féroces, aboient la nuit à l’ivrogne qui chante et se laissent empoisonner par le vrai malfaiteur… ce ne sont que des bêtes très utiles ou nuisibles selon que l’on compte ou ne compte pas sur eux. Mieux vaudrait ne jamais les réveiller. M. Davenel avait, lui, peur de se compromettre par des actes, fussent-ils excellents, et il estimait les mots, en prononçant de très sonores avec un ton de bonhomie joviale quand il éprouvait le besoin de garer sa responsabilité. Il se résumait, s’expliquait, définissait, détaillait ainsi qu’on se nettoie les mains avant dîner pour toucher du pain. Il gardait les mains de sa conscience toujours nettes, car il savait définir les situations les plus périlleuses, sinon les éviter. Il aimait beaucoup sa fille Marguerite, mais il ne la connaissait pas. Pour la bien connaître, il lui aurait fallu la suivre, l’étudier, la regarder souvent sans lui parler. Il y a des phrases qui sont des barrières infranchissables. Une fois posées entre un homme et une femme, on peut être sûr que ces deux êtres ne pourront jamais se joindre. Le directeur de Flachère supposait, à n’en pas douter, que sa fille désirait d’autant plus vivement se marier qu’elle affectait un grand dédain des adorateurs. Il ne voulait pas la condamner au célibat, mais il se réjouissait, lui, veuf, de prolonger une innocence féminine qui adoucirait les mœurs de sa maison, maintenant chez lui un bon renom d’ordre, de propreté, d’élégance. Marguerite était le défi rayonnant jeté aux sournoiseries cruelles de l’épandage. Elle représentait la clarté facile et pure d’une lueur électrique dans un brumeux caveau, jadis voûte d’égoût emplie d’immondices, aujourd’hui sous-sol de marchand de denrées administrativement comestibles. Elle était sa fleur de boutonnière, une blanche légion d’honneur, et on ne dépose pas sans de grandes hésitations une décoration pareille sur la cheminée d’un gendre. M. Davenel, veuf depuis des années, s’offrait de temps en temps des maîtresses ; il savait, par une triste expérience qui le vieillissait tous les ans vers l’époque des fermentations printanières, qu’une femme a besoin d’amour libre et fort, que n’importe quelle femme, pure ou impure, chaste ou voluptueuse, vieille ou jeune, aspire aux actes sans trop de soucis des paroles, et que si les hommes rencontrent rarement des caresses désintéressées, les femmes ont un talent tout particulier pour faire naître les plus violents désirs des situations les plus absurdes. La femme fabriquerait de l’amour avec de l’engrais chimique et ferait mûrir la grappe des baisers sur les pires échalas !… Il s’était dit qu’un matin l’aurore de la passion se lèverait dans la chambre virginale. Sa fille, à vingt-trois ans, promenait quelques-fois des yeux si battus de fièvre dans les allées de leur jardin… que par ses tourments de veuf il jugeait à peu près de ses tourments de vierge. Tôt ou tard, on donne sa fille à n’importe qui. Tôt ou tard, on est trompé. Tôt ou tard, on trompe à son tour. C’est la loi. Il admettait la part du feu. Garder sa fille et lui permettre la lecture des romans nouveaux. Être trompé sans y croire. Ne trahir que si l’on y est forcé par les convenances. Seulement, en paroles, il n’admettait plus rien, c’était l’intégrité même, la rigidité de la flèche du paratonnerre qui attire la foudre tout en préservant le foyer domestique.

Au lendemain de la réception du ministre, M. Davenel se trouva dans le bibliothèque de la ferme hollandaise à l’instant où Marguerite y descendait pour chercher un livre. Toute la maison, bouleversée, était abandonnée au coup de balai final qui devait lui rendre sa jolie intimité. Voyant le désordre, les assiettes poissées qu’on découvrait sous tous les meubles, les guirlandes et les bouquets fanés s’écrasant dans tous les coins, les serviettes sales, les petits verres embués, les pelures de fruits, le directeur s’était installé pour la sieste devant le monumental meuble noir qu’il ne visitait jamais sans un bâillement, car les reliures lui rappelaient le monotone bourdonnement de mouches qui précède le premier sommeil des après-midi. Couché les pieds en l’air, le sang un peu au cerveau, il essayait de lire son journal, n’y parvenait pas et remuait des idées troubles. Un store vert donnait à cette chambre silencieuse un aspect d’aquarium, et au centre, sous une petite châsse de cristal que portait une colonne de marbre noir, nageait une miniature ovale représentant Mme Davenel, la mère de Marguerite, une blonde en robe rouge, espèce de petit poisson de luxe dont les yeux d’émeraude semblaient pleurer la liberté d’un plus vaste océan.

Marguerite entra en peignoir lâche, les cheveux défaits, charmante réduction du désordre général, les paupières gonflées ou de sommeil ou de mauvaise humeur. Elle monta sur l’escabeau, fouilla et brouilla des tomes.

— Marguerite, dit Davenel, fronçant le sourcil, tu me casses la tête. D’ailleurs, viens un peu ici… j’ai à te parler !

Rien n’est plus désemparant que cette phrase : J’ai à te parler. Beaucoup de discussions, d’où sont jaillies d’infernales ténèbres, n’ont pas eu un meilleur début.

— Est-ce qu’il y a quelque chose qui ne va pas ? interrogea Marguerite, étonnée.

— Il y a quelque chose qui ne me va pas, déclara sèchement le père dont la pénible digestion s’accentuait. (L’air de juillet était si particulièrement chargé de miasmes à la ferme hollandaise !) J’ai appris, j’ai entendu dire que tu t’étais gravement compromise hier, au milieu de tous nos invités, et surtout devant tout notre personnel. Tu aurais fait déjeuner l’anarchiste à la table du ministre. C’est absolument inconvenant, ma fille. Et je ne comprends pas que tu aies fait cela sans te préoccuper de nos hôtes, avec tous les regards de nos domestiques fixés sur toi.

— Ah ! fit Marguerite un peu tremblante. Pauline t’a raconté…

— Pauline et le chef des équipes. C’est une légèreté qui n’a pas de nom… Enfin, cet homme, nous ne le connaissons pas et son attitude n’encourage guère la charité. La charité ! Les femmes sont très vites pincées à ce jeu-là. On fait la charité parce que ça vous amuse, d’abord, et on ne calcule pas les suites… Voilà un voyou qui va s’imaginer qu’on lui doit la table et le couvert ! Et tu lui as offert du champagne par-dessus le marché. Dis donc, est-ce que tu deviens folle ? Il avait à boire et à manger très largement au réfectoire, avec les pauvres de la commune ; je ne suppose pas que tu l’estimes davantage, celui-là, pour sa paresse ?

Marguerite flottait toujours entre la crainte de se compromettre et le désir de jouer aux aventures. Sa vie était vraiment double. D’un côté, elle fuyait le regard de son père et de l’autre elle cherchait toujours celui des héros de roman. Elle se sentit prise, ne répondit pas, haussa les épaules.

— Oui, c’est très gentil les bravades vis-à-vis de la société, mais nous vivons dans la société, nous, et nous n’avons pas à épouser les querelles de ces gens-là. Ce Fulbert doit avoir un mauvais coup sur la conscience ; une bombe ou un vol. Je le tolère chez moi par pure bonté d’âme. D’un geste je peux l’envoyer au diable. Leurs théories, je m’en fiche. Tant que nous tiendrons l’argent que nous gagnons et qu’ils ne gagnent pas, ils n’auront pas à se mêler de nos affaires. Un dîner, du crédit, quelques matelas, j’y consens, car c’est juste ; toute bête humaine mérite de vivre. Seulement, pas de distinction honorifique ! Ce serait trop cocasse ! Vois-tu un monsieur prêt à pulvériser nos gouvernants mangeant à leur table et faisant sauter leurs soupières ?… Tu n’as jamais eu de mesure, comme ta pauvre mère ! Il faut que tu te salisses un brin en nettoyant tes pauvres. Je te prie de ne pas recommencer.

Le directeur, disant ces mots, remit ses jambes dans une position normale.

— J’espère, ajouta-t-il plus doux, que tu ne vas pas me faire une figure d’enterrement ? Si ton anarchiste t’amuse, cache-le !… et surtout ne lui laisse jamais l’espoir de dîner ici. Chacun chez soi ! Les bombes seront mieux gardées !

Marguerite eut un mouvement de stupeur.

— Où veux-tu que je le cache ? Il habite la cabane de l’ancien cantonnier Martin et tout le monde sait bien qu’il y demeure. Il est là dans l’eau, dans la boue, avec un plafond qui ne tient pas sur sa tête.

— Pourquoi ne va-t-il pas au réfectoire demander du travail ? C’est qu’il a le moyen de vivre de ses rentes. On ne dompte ces gens-là que par la famine. Il est même plus coupable qu’un autre, car il a une certaine éducation. En tous les cas, ne te donne pas en spectacle. On ne verse pas du champagne à un vagabond. C’est immoral… puisque tous les vagabonds ne peuvent pas en avoir !

— Je voulais prouver à mes domestiques, justement, qu’il n’est pas dangereux.

— Allons donc ! donne-lui l’entrée de la maison et il viendra tâter notre coffre-fort… s’il ne tâte pas mieux… Je te répète que ce monde-là ça se parque. Nul n’est plus généreux que moi au point de vue des idées… Seulement je ne discute pas les actes possibles, je les empêche de se produire. Je ne veux plus admettre ce monsieur à ma table. Nous ne sommes pas de la même espèce.

— Mais, papa, fit Marguerite, s’asseyant en haut de l’échelle de la bibliothèque, à quoi ça sert-il d’être en république s’il y a toujours des différences ? Voici un homme aussi instruit que nous, de la même éducation et qui pas plus que nous ne veut travailler la terre. Cela me semble naturel. L’ouvrier paysan, c’est l’éternel domestique. Ce garçon-là ferait un comptable ou un secrétaire passable, peut-être un journaliste, et il deviendrait député, ministre comme M. Garaud ; mais botteler du foin ou bêcher des betteraves !… Où ça le mènerait-il ?

— Pour arriver, on doit tout essayer. On commence en sabots, on finit en pantoufles. Je l’aurais certainement pris en pitié s’il avait voulu m’obéir ! Voyons, Marguerite, soyons sérieux. Veux-tu que je te fasse sentir immédiatement la différence entre cet homme et nous ?… Il a vingt-cinq ans, je crois, il est bachelier, du moins il le déclare, il est instruit, plus instruit que nous, il connaît ses classiques, enfin… Il n’est pas mal. Une fois débarbouillé, il serait plutôt bien. Je ne vais pas m’informer de son passé, je le suppose honorable… Cependant ce jeune homme-là, rien que par ses idées, est notre ennemi… et tant que nous serons les plus forts il ne peut pas compter sur notre alliance. Suis bien mon raisonnement. Tel qu’il nous est apparu, mangeant, buvant et parlant, nous l’avons jugé d’une autre essence que nous. Je te le répète : innocent ou non d’un crime, il est à mille lieues de notre humanité. C’est le déclassé, le révolté, celui qui agit comme il pense en ne s’occupant jamais des lois. La main sur le cœur, ce garçon serait-il riche et indépendant, l’épouserais-tu ?

Marguerite tressaillit. Dans l’ombre de la bibliothèque, elle eut froid.

— Je crois, dit-elle comme s’adressant à elle-même, qu’il ne songerait pas à demander ma main, lui !

Davenel éclata d’un gros rire qui sembla briser quelque chose autour d’eux.

— En effet, la mariée serait trop belle ! Tu n’as pas du tout la conscience de nos valeurs, ma chère enfant, et je le déplore. Les rêvasseries de ta mère obscurcissent ton cerveau. Elle aussi croyait à l’égalité, à la liberté, au droit d’être des frères… les soirs d’été. Sottise ! Sottise ! Il n’y a de frères que ceux qui se comprennent, parlent la même langue… Ce monsieur est un visionnaire ou un criminel. Le visionnaire serait le plus dangereux, car on peut en avoir pitié. Je donnerais tout au monde pour que ce fût un criminel. Définitivement placé entre deux gendarmes, on ne s’en occuperait plus.

— Mais, cher père, je ne m’en occupe pas, je t’assure ! Un morceau de pain ou du champagne, c’est toujours une aumône et je…

— Ne lui as-tu pas donné une fleur de ton bouquet ? Ne mens pas ?…

— C’est lui qui m’a priée de la lui offrir… pour ma fête !… avoua Marguerite, saisie de vertige devant la précision du rapport de Pauline et sauvant sa mise.

— Bon ! Bon ! Des enfantillages ! Je pensais bien que la charité, chez toi, n’avait pas de mesure. Rappelle-toi qu’on ne donne pas de fleurs aux pauvres, ils préfèrent deux sous.

— Celui-là est un pauvre si spécial.

— Celui-là est un homme dans la misère… c’est-à-dire capable de tout comme tous les hommes ! ajouta le directeur de Flachère, reconnaissant une égalité au moins dans la faim et toutes ses brutales conséquences.

— Mais papa !…

— Mais… il n’y a pas de mais, nous avons causé sérieusement et tu ne vas pas me reparler de ton anarchiste, j’espère. S’il veut travailler, il aura la paye de mes ouvriers, selon la saison. S’il est vraiment bachelier ès-sciences, on pourra un matin l’adjoindre aux deux comptables des expéditions aux halles… sinon qu’il s’aille vite faire pendre ailleurs… je n’aime pas les quémandeurs de bouquet à domicile. Une fois, deux fois, l’épouserais-tu, cet oiseau-là ?

— Oh ! papa… est-ce que tu te moques… on n’épouse pas le premier venu…

Et toute sa bourgeoisie lui remontant à l’imagination, elle fit un geste de très réelle répulsion.

En effet, grâce au raisonnable discours de son père, elle venait de voir passer au loin le vagabond Amour, le seul qu’on n’épouse pas, mais le seul qu’on désire. Il avait plaisanté, un peu lourdement, le brave père, et il avait fait, sans s’en douter, une chose irréparable : il avait soumis le cerveau de sa fille à la volonté de ce passant d’un soir.

Marguerite, ayant fini de réciter sa leçon de convenances sociales, remonta chez elle avec un roman de Bourget qu’elle ne voulait pas lire, car un autre roman plus vif s’ébauchait à Flachère. En somme, tant que les fameuses distances seraient respectées, elle pourrait apprivoiser l’oiseau et même émietter du pain dans sa cage. Criminel ou non, riche ou pauvre, on n’épousait pas un révolté, vous demanderait-il solennellement en mariage. Donc, aucun espoir d’amour légal n’était permis. Un instant elle avait formé le projet de lui aller dire de travailler pour la mériter. Cela lui sembla brusquement formidable et ridicule. Elle savait d’ailleurs bien qu’en face de cet épouvantail elle ne dirait pas toutes ses phrases préparées et qu’elle demeurerait gauche ; telle la vulgaire Pauline, sa femme de chambre, devant le premier amant venu.

— On n’épouse pas le premier amant venu ! Mais comme on l’épouserait volontiers si la nature était faite pour l’humanité aussi bien que pour les animaux. La nature, c’est le dessous de toute espèce de société. Les plus somptueux palais sont bâtis sur des égouts et les petites maisons pauvres reposent à même le sol qui exhale les mystérieuses fermentations des germes. On ne peut éviter qu’il y ait un endroit, puis un envers aux choses, ce que l’on dit et ce que l’on fait.

À partir du moment où la maladresse de son père lui eut défini l’anarchiste : un objet dont on peut s’amuser en cachette pourvu que les domestiques n’en sachent rien, elle eut l’irrésistible envie de revoir Fulbert.

Elle attendit deux mois en guettant l’occasion. Les vierges ont toujours le temps. Elle lui avait promis de menus ustensiles de couture indispensables aux réparations de sa veste, et elle irait. C’était maintenant le fruit défendu, le piment, l’aventure, l’heure de suprême détente dans la perpétuelle contrainte, et elle avait bien plus peur de cet homme que de son père, car elle devinait que cet homme ne lui permettrait pas de mentir. C’est si bon d’être franc, malgré soi, en dépit de son éducation, de sentir la patte d’un fauve s’appesantir sur vous de tout le poids de sa cynique liberté.

Elle choisit, pour accomplir son voyage vers l’arbre de la science, le jour d’un grand marché, le jour où son père, obligé d’aller traiter lui-même avec des revendeurs parisiens, s’absentait jusqu’au soir, souvent couchait à l’hôtel, et pour cause… Elle fit une toilette simple, une de ces toilettes simples de bourgeoise qui sont à elles seules une provocation au pillage et au meurtre, mit une jupe courte de drap gris forme tailleur, ce qu’on appelle une trotteuse et qui se paye trois cents francs chez le bon faiseur, un chapeau guérite avec une mouette aux ailes déployées passant un bec jaune à travers la voilette, une voilette chargée d’arabesques blanches qui brouillent les lignes d’un visage, presque une voilette pour adultère. Pauline, la femme de chambre, était à la crèche, débarbouillant les mioches que Mademoiselle négligeait depuis plusieurs semaines. On fonde une crèche dans un élan de charité, mais la charité de continuer… c’est si ennuyeux ! Le cuisinier disait : « Ils ne veulent même plus de confitures ! » Alors pourquoi s’occuper davantage de gosses qui en ont jusque-là !… On ne pouvait peut-être pas leur acheter à chacun pour deux sous d’air salubre !… Marguerite, avant de sortir, constata qu’il pleuvait. Un vilain temps de novembre en septembre, des rafales, une boue… Elle fut sur le point de renoncer au moment d’ouvrir son parapluie, mais une sorte de chaîne la tirait dehors, elle se sentait, malgré la jupe tailleur, une vérité toute nue s’exhumant de sa citerne. Elle avait assez croupi dans les raisonnements ! Elle irait. Non ! Elle n’irait pas ! Cet homme noir capable de tout ! Et qui se moquait d’elle, car il avait bien pris la fleur, le jour du ministre, mais il n’était pas revenu rôder autour de la ferme hollandaise. De quel bois était-il ce pantin étrange qui n’obéissait pas aux ficelles mondaines. Une faveur pareille aurait dû l’attirer, l’humaniser. Elle irait au moins lui faire honte de son indifférence.

— Oui !… Non !… Il est quatre heures ! Si je ne pars pas, je ne serai jamais de retour pour le dîner, et il faut que j’arrange mon dessert. Et si j’allais rencontrer les gens de l’équipe de cinq heures ?… Allons-y. Non ! Mon porte-monnaie ! Pile ou face ! Pile pour y aller, face pour… Zut ! c’est face ! J’y vais tout de même… Et si je ne le trouve pas ? Où serait-il le pauvre ? Il est là-bas pris au piège de notre bonne éducation. Nous le laissons vivre tranquillement sur nos terres où il est encore trop heureux, car on a le droit de le renvoyer grelottant sur la route des forêts… puisqu’il ne paie pas son terme !

Cette consolante pensée lui donna des forces… pour trahir son père.

Ah ! son père… au lieu des théories sociales et des discours énergiques, il aurait bien dû risquer le petit acte décisif : le tour de clé dans la serrure de la chambre virginale lorsqu’il s’éloignait pour aller lui-même courir les aventures.

Elle parvint à la lisière de la forêt au crépuscule, n’ayant croisé personne sur les sentiers des épandages. Elle essuya ses petites bottines avec son mouchoir garni de dentelles, qu’elle jeta d’abord puis ramassa soigneusement ; il était marqué. Ce mouchoir maculé dans sa poche commença son supplice de fille en faute. Elle le touchait, et retirait ses doigts gantés tout humides. Enfin elle frappa timidement à la porte du maudit.

— Tiens, c’est vous ? Vous ? dit Fulbert stupéfait d’apercevoir cette élégante silhouette de femme sur le seuil de sa cabane.

— Oui, vous ne m’attendiez plus ?

Elle entra comme une qui se précipite du haut d’une falaise dans la mer.

— Non ! je ne vous attendais pas. Et pourquoi diable vous aurais-je attendue, Mademoiselle ?

Elle examinait, à la lueur d’une chandelle bouchant un litre de vin, le nid de son désir. La maisonnette était industrieusement arrangée, des plaques de tôle formaient la toiture, un petit âtre rougeoyait sous des légumes qui cuisaient exhalant une odeur fade. Un lit de sangle, unique mobilier, se recouvrait d’une couverture de cheval brune à raies grises, donnant l’illusion du drap bien tiré dessous. C’était ordonné, relativement propre, mais d’une désolation infinie.

Lui, plus noir et plus déchiré encore que lors de sa dernière visite au pavillon hollandais, l’examinait de son côté, maussade comme un hibou surpris par la lumière. Elle lui dit d’un ton de petite fille :

— Je suis venue, en passant, pour vous apporter du fil et des aiguilles, vous savez, ce que vous m’avez demandé le jour du ministre ?

Il éclata d’un rire terrible.

— Du fil et des aiguilles ! Pourquoi pas l’une de vos chemises, impertinent trottin ? Tenez, asseyez-vous là, sur mon lit, un endroit presque propre, et ôtez votre voilette que je voie vos prunelles de saphir. C’est ainsi, n’est-ce pas, que s’exprime le Journal des Demoiselles ? Et, de grâce, ne vous gênez pas pour mentir à votre aise. Décidément, vous mentez toujours.

Très inquiète de cette réception, elle balbutia : — Je… je n’aurais pas dû venir…

— Surtout venir en passant. On ne passe pas chez moi. Si on y tombe, on y reste. Ma cabane n’est pas le but d’une promenade de flâneur. Et Monsieur votre père, comment se porte-t-il ?

— Papa est à la maison, s’empressa-t-elle de répondre, et il me charge…

— Assez ! coupa net le jeune homme dont les mâchoires eurent un zig-zag nerveux. Venez, si c’est votre plaisir ou le mien, mais ne me racontez pas le Petit Poucet. Monsieur votre père, je l’ai vu ce matin qui prenait le Decauville.

Marguerite se leva.

— Vous êtes bien méchant ! fit-elle, la voix tremblante.

— J’essaye de vous faire peur. N’est-ce pas cela que vous veniez chercher, en passant ? Non ! Non ! Ne vous en allez pas si vite. Moi, le monstre, je serai plus franc. Je vous ai attendue, en effet… suffisamment pour avoir le droit de vous garder cinq minutes. Je vous ai attendue un peu, beaucoup, passionnément, puis plus du tout. En principe, j’attends toujours une femme… mais j’ai horreur de toute espèce de bourgeoise. C’est ma névrose. (Il se remit à rire et lui toucha l’épaule d’un geste autoritaire.) Voulez-vous bien rester cinq minutes pour me donner vos aiguilles ?

Elle lui tendit docilement une jolie trousse de satin bleu où elle avait rangé non seulement des aiguilles, mais du fil et des soies.

— Merci, c’est délicieux, d’une bien grande utilité pour moi, surtout la soie blanche.

Il y eut un moment de véritable embarras. Assise, elle nouait et dénouait les bouts de sa voilette, correcte à souhait, bien en visite de cérémonie sous les regards phosphorescents du jeune homme debout près d’elle.

— Je n’ai pas pu venir plus tôt, avoua-t-elle, résignée aux injures, parce que mon père m’a défendu de m’occuper de vous.

— À la bonne heure ! Et vous lui désobéissez ?

— Écoutez-moi, reprit Marguerite, je viens pour vous supplier de quitter l’horrible vie que vous avez choisie… malgré nous. Cela me fait mal de penser que vous souffrez du froid et de la faim dans cette cabane où il pleut par les fentes. Je viens pour vous dire qu’il faut oublier votre passé, vilain oiseau des tempêtes, et vous bâtir un nid plus solide. Mon père ne vous proposera plus du travail sur le terrain des épandages ; je lui ai appris que vous étiez bachelier ; vous pourriez trouver un emploi de comptable dans nos bureaux mêmes, sous sa direction, sans passer par les réfectoires et les granges. Nos paysans ne sont pas des relations bien agréables. Est-ce que vous me comprenez, Fulbert ? Je ne dors plus, je suis malade, vraiment, de vous savoir où vous êtes et si abandonné.

Plus ému qu’il ne voulait le paraître, Fulbert s’assit près d’elle.

— Et… vous comprenez, vous, ce que vous me dites, en ce moment, Marguerite… Vous savez très exactement ce que vous m’offrez ?

Elle sourit du sourire de la Joconde.

— Je ne vous offre rien qu’on ne m’ait permis de vous offrir… monsieur Fulbert. Cependant, il faut que cela soit décidé par vous, bien entendu. Mon père m’en voudrait si je lui donnais votre réponse. Je vais vous expliquer : nos comptables demeurent au pavillon, ils ont des logements convenables, ce ne sont pas des ouvriers. Il y en a même un qui fait des vers à ses moments perdus, je crois. Papa prétend que l’on est toujours débordé par les chiffres dans la pleine saison des expéditions de fruits… alors… cela s’arrangerait peut-être…

— Et l’anarchie !

— Vous ne vous occuperiez plus de politique … voilà tout.

De nouveau, Fulbert éclata de rire, d’un rire moins acerbe.

— Vous êtes charmante, Marguerite. Mais un célèbre auteur de traités de morale, Jésus-Christ, je crois, a déclaré que la charité était le pseudonyme de l’amour. Si je fais ce que vous désirez, est-ce que votre père ne va pas s’imaginer des choses…

— Eh bien, répondit Marguerite toujours souriante, nous signerons notre traité du pseudonyme qui vous plaira. Ce ne sera pas la première fois qu’une femme aura été insultée à la place de Jésus-Christ.

— Ça, c’est trop spirituel, gronda Fulbert, j’aurais préféré une gifle.

Elle se dressa, bien cambrée dans sa robe tailleur.

— Toutes les bourgeoises ne sont pas des sottes, cher Monsieur.

— Oui, mais toutes les femmes sont folles… Vous m’accordez le temps de la réflexion ?

Elle haussa les épaules.

— Réfléchir… quand des pluies d’automne vous inondent.

— Justement… une douche après cette histoire merveilleuse d’une jeune fille charmante venant m’enlever au nom de la Charité pure… cela me rafraîchira le cerveau. Ce doit être moi qui suis fou !…

— Je m’en vais, monsieur Fulbert. Il est tard. Papa doit rentrer de Paris pour dîner.

— Non ! Il ne rentrera pas… J’en suis sûr. Donnez-moi la main, dites.

Elle se déganta d’un mouvement lent de petit reptile qui change de peau.

— Voici, Monsieur.

Il se pencha, regarda sa main en tous les sens., curieusement.

— J’ai toujours eu l’effroi d’une main de femme. Cela ressemble à une patte de grenouille ou de souris, c’est petit, mou, adroit et glissant. La fragilité de l’objet en fait son danger permanent. On ne touche à cela que pour le broyer ou le chatouiller, et ce n’est jamais satisfait de l’étreinte. Dire qu’il y a des hommes assez stupides pour demander… une main.

— La main… toute seule ?

— Hélas ! Le reste ne vaut guère mieux… Vous jouez à l’équivoque, déjà ? Drôle de jeune fille ! (Et il ajouta, le regard dans le sien :) On épouse aussi la main qu’on baise… respectueusement.

Elle rougit sous les yeux qui plongeaient en elle, mais son sourire conservait la naïveté un peu bébête de celle qui fait semblant d’entendre. Elle n’avait pas saisi la grossièreté de l’expression.

— Allons ! Vous jouez sans l’expérience du jeu. Et j’ai tort de retarder le dîner de Monsieur votre père. Adieu, Marguerite. Ne repassez plus… Je ne suis pas un joujou pour petite fille.

Il la poussa très vite dehors et referma brusquement sa porte.

Elle s’enfuit, heureuse des injures, comme si elle avait recueilli dans ce repaire une ample provision de caresses.

Elle saurait un jour de quelle façon un pantin mâle se détraque. Il faut bien en casser plusieurs pour se faire la main, une main qu’on baise respectueusement… autrement dit, qu’on, épouse.