Aller au contenu

Le Dessous/09

La bibliothèque libre.
Mercvre de France (p. 208-228).

IX

le retour de flora

— Flora ! Non, ce n’est plus l’autre, c’est elle ! Flora vivante ?…

D’un bond, Fulbert fut au seuil de sa hutte. Dans le soir qui tombait il avait bien reconnu cette spéciale silhouette de femme, glissant sur le sol comme une ombre, dont les pas n’émettaient aucun bruit et qui avait l’aspect de ces nuées flottantes, grises, se levant sur les mares à l’heure crépusculaire. Esprits des eaux, tourments des hommes ! Quelque chose qui n’est pas l’amour et qui vient peut-être de la part de l’amour. Quelque chose qui fait le mal inconsciemment, qui est déjà mort et nous force à mourir.

Elle s’arrêta, un peu lasse, à la petite barrière des buissons, hochant la tête :

— Oui, c’est moi, Ful. N’aie pas peur, c’est bien moi, ta Flora.

Elle parlait d’une voix exquise, très douce, presque gaie, une de ces voix qui vous font aimer la bouche la plus corrompue, car un accent est souvent le parfum des paroles. Elle parlait, cette femme, ou chantait, comme certains démons doivent parler en rêve aux jeunes hommes solitaires pour leur apprendre toute la musique du désir, ses rythmes particuliers, et des ondes voluptueuses allaient s’élargissant dans l’oreille, diluant le mot jusqu’à l’oubli tant le souvenir du son était encore plus doux.

Fulbert eut froid au cœur, chaud sous le front.

— Elle revient… pour m’emporter.

Et il recula, se frotta les yeux, regarda ses mains.

— Non, elles ne sont plus rouges. Rien n’est arrivé. Mes mains sont nettes, je les ai essuyées à la robe de l’autre. C’est Flora vivante.

Il cria, éperdûment :

— Flora vivante !

— Ful, mon Ful, je n’entrerai pas si je te fais peur. (Elle ajouta, les bras tendus :) Oui, je suis vivante, guérie, regarde-moi. Je suis toujours ta Flora et je viens pour te le dire… C’est Mr Marcus, ton ami, qui m’a donné ton adresse. Il m’a fait promettre de te pardonner. (Elle sourit d’un sourire qui éclaira sa face demeurée grise dans le crépuscule.) Est-ce vrai… que tu me pardonnes, Ful… de ne pas être morte ?

Fulbert sortit de sa cabane, s’approcha de la femme. Aussitôt que ses doigts eurent effleuré l’un de ses bras tendus, il eut une espèce de répulsion nerveuse, se recula.

— C’est bien elle. Je ne dors pas. Je ne suis pas fou. Elle est revenue !…

— Flora (dit-il après un silence farouche), mon ami Marcus est le plus vil des entremetteurs, voilà tout ce que je peux te répondre.

Alors, on vit une chose étrange. Flora se replia sur elle-même comme une couleuvre qui s’efface dans les herbes après s’être balancée toute droite, et elle passa la petite barrière des buissons à genoux.

Le manteau gris, à capuchon, un cache-poussière de soie un peu déteinte qui la couvrait, se prit dans les ronces et se déchira, elle émergea de son enveloppe terne vêtue d’une robe de peluche rose, atroce et jolie, si vieille qu’elle avait le reflet d’un tas de fleurs fanées, car elle était de cent roses différents, depuis le rose jaune jusqu’au rose pourpre. Sur les hanches et aux creux des aines, l’étoffe lui formait des plis horribles, des plis de peau. Le capuchon se renversa et la tête apparut, casquée de cheveux roux, fardée, coupée de rides précoces, mais illuminée de deux yeux verts et or tout à fait splendides. Pour adoucir les feux de pierreries de ce regard, les cils noirs tombaient, en frange espagnole, longs et brillants, comme déjà scintillants de larmes.

Fulbert saisit la jeune femme agenouillée devant lui aux épaules et la courba sous son poids.

— Je te hais ! Je te hais ! Que viens-tu faire ici, lâche créature, espèce de chienne battue ? Et combien d’hommes t’ont passé sur le ventre, hein, depuis notre dernière nuit ! Dis ! Combien d’hommes ?

Elle souriait, semblant trouver cette réception toute naturelle.

— Autant que de nuages au ciel… qui sera bleu demain, mon Ful !

— Va-t’en. Je ne veux ni te voir ni t’écouter.

— Laisse-moi entrer chez toi d’abord, Ful, soupira-t-elle, je t’expliquerai tout. Je suis brisée. C’est une longue course que celle que j’ai dû faire et je ne suis pas bien solide. Laisse-moi entrer un petit moment chez toi pour me reposer ; après, je m’en irai. Je suis si contente que la tête me tourne.

Fulbert la souleva. Elle était à la fois légère et lourde, légère parce qu’elle était très souple, lourde parce qu’elle s’abandonnait. Il la porta, la jeta sur son lit d’un geste sauvage, puis demeura hébété en face d’elle.

— Flora n’est pas morte ! répéta-t-il d’une voix sourde.

Elle joignit les mains.

— Assieds-toi près de moi. Je veux te regarder à mon aise, Fulbert. Je m’imaginais, au contraire, que c’était toi qui étais mort… Tu ne veux pas ? Eh bien, je vais m’asseoir par terre !

Il s’assit près d’elle, machinalement, et elle glissa par terre se blottissant entre ses jambes, la tête levée vers lui, ses cheveux se tordant le long de sa poitrine comme une ancienne souffrance qu’il connaissait trop. Et ainsi posée en esclave qui implore, elle se renversait pour le mieux dévorer des yeux.

Ils se regardèrent longtemps ; leurs lèvres frémissaient, lèvres d’enfants qui n’osent pas pleurer, et peu à peu leurs deux masques de pauvre humanité cruelle et torturée, plus torturée encore parce qu’elle a été cruelle, prirent une expression de joie divine. On sentait qu’ils ne pourraient rien se dire qui fût d’accord avec leurs âmes et que les paroles qu’ils échangeraient désormais ne signifieraient rien.

Lui, renouvela sa question idiote, les dents serrées, se penchant sur elle et la tenant toujours férocement aux épaules.

— Combien d’hommes ?…

— Je ne me souviens plus, chéri. À l’hôpital on ne s’amuse guère, tu sais. J’ai été bien malade. Toi, comme tu es changé, mon Ful. Je me disais en venant : je rôderai autour de sa maison, et s’il a l’air heureux, je m’en irai sur la pointe du pied, mais si je le vois très triste j’entrerai chez lui pour lui dire que je suis guérie. Peut-être que cela lui fera plaisir. Ton ami, Mr Marcus, le journaliste…

— Tu as couché avec ? interrompit brutalement Fulbert.

— Oui, là, j’ai couché avec…

— Tu mens !

Elle éclata de rire, d’un rire tremblant comme un sanglot. Elle riait toujours d’une façon maladive, même autrefois, et cela faisait de la peine quand on s’en souvenait.

— J’étais sûre que tu allais me crier ça. Non, je n’ai pas couché avec parce qu’il ne me l’a pas demandé. Ensuite il m’a raconté des choses qui m’ont rendue méfiante. Il voulait m’envoyer à la préfecture te dénoncer, certifiant que c’était pour ta tranquillité, qu’on te ferait rechercher comme fou et que tu serais mieux dans un cabanon. Je lui ai fabriqué une belle histoire à mon tour, l’histoire d’un couteau sur lequel je suis tombée, un soir, en voulant allumer une bougie ! Car, tu n’as pas frappé, Ful ! C’est moi, qui, toute endormie, me relevant à tâtons, ai trouvé un couteau, n’est-ce pas, tu te le rappelles, Fulbert ? Mon Dieu, comme tu es pâle !

— Tais-toi ! Je ne suis pas fou. J’ai fait ce que j’ai voulu… Je t’ai frappée parce que… je ne pouvais pas faire autrement.

— Oh ! Fulbert, quelle nuit ! Qui aurait cru cela de ta part, mon pauvre Fulbert chéri ? Et tu t’es en allé… sans te retourner pour m’embrasser. Je me suis réveillée toute seule. J’ai poussé un grand cri en me réveillant, et j’ai aperçu mes draps rouges, et la porte grande ouverte devant moi, sur le corridor tout noir ; tu étais parti. Je me suis levée la poitrine brûlante. J’ai hurlé terriblement, mais je ne sentais pas mon mal, je ne me croyais pas blessée. J’ai couru jusqu’à l’escalier, t’appelant, puis je suis tombée en même temps que j’arrachais le couteau… Plus tard, je me suis souvenue, sur un lit d’hôpital, un autre lit que le mien, dont les draps étaient blancs au lieu d’être rouges… et la porte était bien fermée devant moi… pour toujours sans doute. Je pensais que j’étais vraiment morte. (Ses yeux étincelèrent, lui lançant une caresse éperdue.) Maintenant, mon Ful, je sais bien que je suis vivante puisque je te revois !

Fulbert saisit sa tête de sainte en extase à deux mains et la souleva jusqu’à sa bouche ; telle une coupe remplie de larmes qu’il aurait voulu boire avant qu’elle débordât.

— Est-ce que tu as beaucoup souffert, dis ? Elle baissa ses yeux, faisant luire ses cils.

— Non. Ne t’inquiète pas. Les médecins ont déclaré que j’avais saigné tout ce qu’il fallait de sang pour pouvoir me guérir, mais que ce serait long. J’ai eu chaud. J’ai eu froid. J’ai eu la fièvre et j’ai battu la campagne. Dans ma poitrine une espèce de bête me mordait d’abord très fort, puis plus doucement. Quand ton ami Marcus est venu, ça ne me faisait pas plus mal qu’un petit chat ! Et encore un peu, pourtant, quand on appuie sur la plaie. Dès que j’ai su que tu… te portais bien, que tu étais… sauvé, ça m’a remise complètement sur mes deux pieds et je suis partie aussi, sans me retourner. Je n’avais plus personne à embrasser chez moi, tiens !

— Tu ne t’es arrêtée… nulle part ?

Elle plissa la bouche.

— Si, avoua-t-elle bien bas, pour… manger.

Il se mit à rire sourdement.

— Elle s’est arrêtée en route. Parbleu ! Pour manger… ou coucher, plutôt ! Allons ! Combien de fois… as-tu mangé ? La délicieuse phrase ! D’ailleurs je m’en doutais. C’est naturel ! Voyons ! Chez mon ami, Mr Marcus. Non ! je ne le croirai pas. Il n’aime pas les femmes qui ont faim, lui ! Chez qui ? Mais parle donc, misérable fille que tu es ?

Flora était presque suspendue par la tête aux mains de Fulbert. La coupe déborda. Des larmes chaudes inondèrent son visage velouté de fard. Elle parut toute rose, sous la poudre, et plus jeune. Tout son être tordu, à poignées, comme ses cheveux, se raidissait en une muette supplication d’amour. Pourquoi lui gâtait-il cette heure de joie miraculeuse. Ah ! il serait donc encore jaloux… et de quoi, mon Dieu ! Pour si peu de chose.

— Veux-tu répondre ?

— Mais tu vas m’étouffer, Fulbert ! Je n’ai que le souffle. Si je te mens, tu sauras quand même. Et si je ne te mens pas…

— Je croirai que tu mens, selon ton habitude. Il vaut mieux parler.

— J’ai suivi… Oh ! Fulbert, j’étais trop heureuse de te revoir… ça ne pouvait pas durer… entre nous.

— Dépêche-toi. J’attends.

Elle essuya ses larmes d’un geste résigné, courba le front sous les yeux de phosphore qui la fascinaient, et murmura d’un accent monotone, petite fille récitant la leçon éternelle :

— J’ai suivi… un soldat. Je n’avais pas de robe, et on avait tout vendu chez moi pour mes frais d’hôpital. C’est un officier d’artillerie. Il est en garnison tout près de la propriété de Flachère. Je l’ai choisi à cause de ça, tu comprends. Mr Marcus m’avait bien expliqué où tu demeurais, mais je n’osais pas t’écrire et j’avais surtout peur de leur enquête malgré mon histoire du couteau. Ton ami me disait que tu voulais épouser une demoiselle très riche et qu’il fallait t’empêcher de commettre ce crime. Quel crime ? Je ne sais pas, mais cette idée de mariage-là me faisait mourir deux fois. Je suis venue dans sa garnison, lui promettant tout et le reste, et je me suis échappée dès que j’ai eu ma robe. Elle n’est pas neuve. Elle aurait coûté plus cher, il y a trois ans, je t’assure. Enfin, comment voulais-tu que…

— Tu as très bien agi. Marcus ne sait pas ce qu’il raconte. C’est un imbécile. Il s’amuse en journaliste. Toi tu t’es amusée en… fille. L’essentiel est que vous ne vous soyez pas amusés l’un avec l’autre, car cela me cuirait davantage. Vraiment parlons de ta robe. Elle est affreuse. (Il suffoquait.) Ce soldat… cet officier d’artillerie demeure… loin ?

— Je t’en prie, Fulbert, ne me tourmente pas. Il demeure… à son régiment, à Salons-Laffitte, là, derrière la forêt. Mais je ne le verrai plus.

— Ah ! Et il est bel homme, très vigoureux, sentant le chien mouillé, comme tous les soldats. N’est-ce pas toi qui m’as dit que tous les militaires sentent le chien mouillé ?

Il éclata de rire et se releva violemment, laissant tomber Flora de toute sa hauteur.

Celle-ci se coucha par terre, entourant ses genoux de ses deux bras.

— Fulbert ! oh ! mon Ful ! j’ai tant souffert ! S’il me fallait encore m’en aller ce soir, je n’aurais plus la force. Garde-moi au moins cette nuit.

— Le beau palais de prostituée que ma maison ! Pauvre Flora ! Regarde un peu où tu es ! Le vent passe au travers des murailles et la terre humide sert de tapis. Tu te roules dans la boue avec ta belle robe. Jolie robe ! Très jolie robe ! d’un goût exquis… elle est d’un rose spécial… Attends-donc… rose-porc ! Couleur délicate, fonçant un peu aux coutures, c’est-à-dire devant et derrière. Y a-t-il même des coutures ? C’est fendu, simplement. Une robe pour officier, les plis servent de galons. Allons, te relèveras-tu ?

Flora ôtait silencieusement les agrafes de son corsage. Elle apparaissait nue, en dessous, sans corset, sans chemise et sans jupe. Cette robe lui collait au corps comme une seconde peau. Sa gorge, striée de petites marques ressemblant à des raies d’ongles, était encore ferme et gracieuse. Le sein gauche exhibait une entaille rouge, deux lèvres à peine fermées, une autre bouche qui disait plus haut que n’importe quelle parole : voici la plaie d’amour où tu es entré jusqu’à la garde de ton couteau, cruel !

Fulbert fut aveuglé comme par un jet de sang. Il essaya de tourner la tête. Flora se mit à genoux, ses bras blancs, de nouveau, s’enroulèrent à lui.

— Ful ! je sais que tu ne m’aimes pas, que tu ne m’aimeras jamais peut-être, mais, quand… j’étais morte, pensais-tu à moi ?

— Oui, j’y pensais, avoua Fulbert, tremblant de tous ses membres.

— Tu l’as dit à ton ami Marcus et il me l’a répété, voilà pourquoi j’ai osé revenir.

— Mon ami Marcus est un vil entremetteur, un traître…

— Fulbert ! Écoute-moi bien. Je ne mens plus. Si je venais mourir chez toi… si les médecins m’avaient dit que, malgré mon air de guérison, je devais mourir tout de même bientôt ? Voudrais-tu encore me renvoyer ?

Fulbert poussa un cri terrible et la dressa tout debout contre lui.

— Qu’est-ce que c’est… répète un peu… mourir ? Tu es à moi et je te le défends. Flora, je veux savoir la vérité…

Elle lui mit la main sur la bouche.

— Chut ! murmura-t-elle. Je mens toujours, c’est convenu ! Toi, n’avoue pas, je te veux libre, sans cela nous serions trop malheureux ! Quelque chose nous sépare et il faut que cela soit ainsi pour que tu demeures mon maître, le seul. Si tu m’aimais comme je t’aime, cela te ferait trop de mal. Moi, j’ai fini mon temps, et le secret de l’amour, tu peux le garder pour une autre… Tu veux donc te marier ?

Elle ne pleurait plus, blottie dans ses bras, lui montrant, de tout près, ses dents qui brillaient d’un sourire singulier, moitié caresse, moitié morsure.

— Me marier ? Une invention de Marcus ! Et puis, j’ignore cet art-là, se fiancer, promettre la fidélité qu’on vous promet, ne pas être jaloux des hommes qui passent, de tous les hommes, simples officiers ou puissants civils. Non, vraiment, je n’ai guère envie de me marier… aujourd’hui.

— Alors, répondit Flora dans un long soupir, c’est ici la maison de la joie. On ne va pas, bien sûr, se ravager la figure à pleurer… parce qu’on a tué ou qu’on est mort ! Quand nous nous disputerions éternellement, cela n’y changerait rien ! On s’est rencontré trop tard, mais on mettra les morceaux doubles… et rien n’effacera mieux la cicatrice. Je n’ai connu personne avant de te connaître. Qui donc aurait osé me tuer par jalousie ? Prends garde aux vierges, Fulbert ! À celle que tu dois aimer après moi ! Les vierges vont en paradis, mais elles ne le donnent pas. Sans moi, jamais, jamais tu ne seras heureux, mon Ful ! Et ce sera là mon unique reproche…

Fulbert la ramenait vers le lit, le pauvre lit de sangle, si étroit et si dur. Ils y tombèrent enlacés.

— Chère Flora menteuse, pourtant si vraie, qui vit… tellement elle en meurt, ma Flora unique, celle à tout le monde ! Ah ! oui, je l’attendais sans le croire possible, ce retour de joie… J’ai tant rêvé de ton sang qui coulait sur mes mains, lentement, lentement, comme une eau tiède ou la langue lécheuse d’un chien soumis. Le mariage ? Où avais-je la tête ? Moi, ton amant… Mais, j’y songe ! As-tu faim ? As-tu soif ?

Fulbert se détacha de sa bouche pour respirer douloureusement à son tour.

— C’est qu’il n’y a rien, ici, fit-il, un peu inquiet. Ni pain frais, ni vin fin. Ah ! l’horreur de mon existence, ma pauvre Flora ! Dans quelle fosse viens-tu choir, toi et ta robe rose, si veloutée par les baisers qui savent payer en douceurs. Je n’ai rien, rien à t’offrir, ce soir, ma fille.

— Ne te tourmente pas, Ful, moi j’ai de l’argent tout au fond de la poche de ma vilaine robe rose. Nous partagerons comme jadis, les jours de dèche. Nous boirons de mon sang tous les deux… tu communieras de ma chair et tu me pardonneras de ne pas pouvoir te donner davantage. Je suis venue aussi pour te sauver de la faim de l’estomac… c’est celle qui fait le plus de mal, sur le moment. Ton cœur, ensuite, aura plus chaud près du mien. Mon petit grand Ful ! Comme tu es maigre ! Je compte les os de tes mains dans mes doigts.

— Toi, tu ne songerais pas à épouser mes mains dans cet état, petite Flora, l’anti-bourgeoise ?

— Épouser tes mains ! Tu as toujours de si drôles de paroles. Ah ! tu n’as guère changé d’esprit, mon Ful !

— On épouse les mains puisqu’on les demande en mariage !

— Tu as raison, mais si on n’épousait que ça…

Il eut un rire franc.

— Ça pourrait valoir mieux, certainement, sous le rapport de la correction.

Flora regarda autour de l’unique chambre de leur maison de joie. C’était sombre. Dans un coin, la lanterne qu’on lui avait prêtée, un soir, pour s’éclairer jusqu’à son château, scintillait vaguement, d’un fer blanc plus propre que le reste de son ménage. La fille se dressa, résolue, noua ses cheveux et boutonna son col, chercha son manteau.

— Je vais aller au plus près, je trouverai bien du pain et des légumes, une côtelette pour toi. Demain on arrangera des menus plus soignés. Dans ce sale pays, on doit tout de même vendre des choses ordinaires. Comment t’y prends-tu, d’habitude ?

— Je vais quelquefois dîner chez le directeur de Flachère.

— Ce M. Davenel qui a une fille ? Un homme riche ?

— Oui.

— Alors, tu n’es pas invité… ce soir ?

— Non !

Il la contemplait, les yeux phosphorescents, ayant oublié et la faim et la soif. Il ajouta de son plus âpre accent de gouaille :

— Tu as de la servante dans la peau, Flora, il faut que tu t’occupes de la cuisine… maintenant.

Elle se baissa pour allumer la lanterne, ne découvrit pas les allumettes.

— Je m’occupe de toi, d’abord, car, moi, je n’ai plus d’appétit depuis longtemps. Tout ce que je mange a le goût de la terre.

— Ne te reste-t-il pas le goût de la volupté ? Ou as-tu peur que je défaille dans tes bras ?

Flora reposa la lanterne sur le sol.

— Comme ça, donc ? Sans dîner… Ful ?

— Le festin d’amour, oui, le seul où je puis m’enivrer pour oublier… ta mort et ma vie.

Ils retombèrent enlacés sur le petit lit de sangle, si dur !

Le lendemain, à l’aube, une aube douce et claire après une nuit très fermée, une nuit sans étoiles, Flora se releva sur un coude, le regarda dormir à ses côtés. Il dormait en petit enfant qui a retrouvé sa bonne mère, la Volupté, il dormait très pâle et très maigre, malgré un léger souffle qui gonflait sa poitrine d’un nouveau plaisir de vivre. La chambre était remplie de l’aurore qui entrait par tous les trous de la toiture. Toute la pauvreté de ce logis bizarre éclatait de couleurs naïves. On eût dit un ménage d’enfant. Des petits plats, une petite terrine, un verre, des petits brins de bois coupés menus pour la flambée dans un âtre de sauvage fabriqué maladroitement par un homme trop civilisé. Mais on voyait des fruits rangés sur une planche suspendue, hors des atteintes du rat voleur ou des pies qui se permettaient souvent une descente par le plafond. On devinait les soins méticuleux du solitaire pour garer les miettes de son repas de toute profanation. Il avait une serviette pendue devant le pain, comme le rideau d’un temple.

Flora souriait.

Sain et robuste, il dormait nu, n’ayant pas peur de s’enrhumer, sans draps, les pieds seulement couvert du tas de ses vêtements, histoire de les défendre, la nuit, contre toute intrusion malhonnête. Il semblait fait définitivement à sa vie de pénitent du désert… mais ce matin-là il ne se réveillait pas pour l’habituel chapelet de misère à se réciter à lui-même. Il ne pensait ni au feu, ni au pain, ni à la boisson, trop trouble, de son café mêlé de glands grillés, ni à l’heure de la chasse aux légumes perdus. Il dormait, tel un roi, sur son trésor enfin reconquis.

Flora eut un frisson. Sa chair était bleuie par endroit, elle sentait ses reins brisés, sa poitrine creuse. On lui avait vidé le sein de tout le sang de son cœur et la cicatrice, avivée sous le jour, se glissant jusqu’à elle comme la lame d’un couteau brillant, se faisait plus rouge, entr’ouvrait deux lèvres presque humides, une fente de bouche pourpre qui venait de vomir une âme dans la folie des étreintes.

Elle toussa nerveusement.

Il s’éveilla, se jeta sur elle, très vite remonté vers la joie de la voir nue et encore belle, ses cheveux tordus derrière eux avec un air de serpent qui les guetterait.

— Aime-moi ! murmura-t-il, la saisissant à pleins bras. Dis-le-moi, prouve-le-moi toujours ou je croirai que tu es un fantôme et j’aurai peur ! N’est-ce pas que le bonheur guérit ?

Elle le repoussa, baissant les yeux.

— Non, je me sens mal. Regarde, on jurerait que ça saigne…

Elle désignait sa plaie que le soleil, à présent, faisait resplendir.

Il fronça les sourcils, serra les poings.

— Et puis, continua-t-elle doucement, il faut que je garde des forces pour aller aux provisions. Tu voudras déjeuner… tu n’as pas dîné hier.

— C’est juste ! Va donc retrouver ton soldat, répondit-il tout grondant de rage. Tu ne seras jamais qu’une putain ! (Se tournant du côté du mur il ajouta, la voix sombrée dans un sanglot :) La putain… c’est celle qui se refuse.

Elle eut un sourire triste, le sourire de son secret, car, maintenant, elle sentait bien que le médecin ne l’avait pas trompée ; si elle reprenait sa vie de fille, elle en mourrait.

…Mais elle se donna, plus tendrement, les yeux fermés, répétant :

— Oui, tu as raison, la bonheur n’a jamais tué personne.