Le Fils d’Ugolin/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 7-18).
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« Ugolin ayant été enfermé dans la tour avec ses fils et condamné à mourir de faim, ses fils le voyant ronger ses poings s’écrièrent : « Ah ! mon père, il nous sera moins douloureux si c’est nous que tu manges. Tu nous as revêtus de ces chairs douloureuses. C’est à toi de nous

en dépouiller. »
DANTE

I

Il était né en 1844 à Quimper, où les Arbrissel étaient de père en fils notaires sur la place de cette merveilleuse cathédrale dédiée à saint Corentin. Comme à l’aîné de trois garçons, l’étude paternelle devait lui revenir. Il n’eût pas fait un mauvais notaire breton, car il est dans ce pays des gens de loi mystiques et rêveurs, qui apportent à la basoche même leur chanson intérieure dont cette maison royale résonne sourdement. Le style des legs, des testaments, des actes de vente, de location, de prêt ; celui des baux, des minutes en général, des actes sous seing privé possède sa musique particulière où le jeune Hyacinthe eût réussi comme ses aïeux notaires. Mais il était encore en robe — et comptait donc d’après ce détail moins de cinq ans d’Âge — qu’une passion naquit en lui frénétiquement, s’alluma pour mieux dire, en présence de la crèche de sa cathédrale où l’Enfant Jésus lui apparut enveloppé d’une tunique rose, d’un rose aussi ravissant que celui des écharpes qui traînent dans les ciels du Finistère à l’aurore, surtout quand il y a eu tempête en mer. Et ce rose d’une tendresse voluptueuse chantait d’autant plus fort du fait d’un certain manteau vert émeraude que portait le saint Joseph en adoration. Ce petit garçon émerveillé demeurait comme en extase. Ce que sa bonne mère la notairesse imputa à piété précoce n’était autre chose que la révélation de la couleur à un enfant mystérieux, dans un pays où elle est rare et précieuse. Ce rose de la robe vêtant le petit Jésus devait résonner en lui toujours comme la note d’un diapason perpétuel qui ne cessa de vibrer et de lui donner le ton.

À huit ans, au bazar de Quimper, Hyacinthe Arbrissel acheta une petite palette de carton où étaient rangées les sept couleurs en pastilles rectangulaires, et se mit à barbouiller les catalogues de modes que Mme Arbrissel recevait de Paris noir sur blanc, déjà désolé de n’approcher jamais, avec ses moyens matériels inexistants, la réalisation du rêve coloré qui était en lui, y allumant une soif inextinguible. Il souffrait un peu du vert aride et bronzé des champs de landes, sur la colline qui surplombe la rivière de l’Odet. Mais au printemps de 1856, à douze ans, aux vacances de Pâques, il découvrit un champ de pommiers en fleur. Alors ce fut l’extase. Cette jubilation matérielle du printemps lui-même exprimée par la clarté et par la couleur, toute cette vibration solaire, cette neige blanche et rose des arbres devenue comme la matière même de la lumière sous le mystère de ce bleu léger du ciel qu’on ne voit que dans la presqu’île bretonne, le rendit fou. Et les bras étendus, la bouche large ouverte, il se précipita parmi les pommiers éperdument comme pour boire ces couleurs enivrantes.

L’année suivante il entrait pour ses études chez les Pères, à Saint-Brieuc.

Par bonheur, il se trouvait être singulièrement intelligent car il y travailla aussi peu qu’un écolier pensionnaire en a la possibilité, marqué pour toujours par cette révélation des joies de la lumière faite à ses douze ans dans le champ de pommiers quimpérois, sans cesse absent de lui-même, transposant sa vie sur le plan de la vision.

À seize ans, l’âge de son premier baccalauréat, il exposa chez le marchand de couleurs de la rue Notre-Dame, à Quimper, M. Le Guirec, trois paysages classiques fortement dessinés représentant de vieilles maisons de ferme bretonnes revêtues de leur éternel toit de chaume, flanqué lui-même d’une cheminée à chaque bout. Mais il n’était point parvenu à peindre là-dessus le ciel idéalement bleu, ineffablement clair et léger qu’il voyait. Des clients de l’étude paternelle, pour flatter Me Arbrissel, les achetèrent à cinquante francs le tableau, ce qui parut un joli prix. Le garçon en fut flatté mais non pas satisfait. La joie par la lumière, l’ivresse qu’il avait connue à douze ans dans le champ des pommiers en fleur, il n’avait pas réussi à la faire jaillir de sa peinture. Le marchand de couleurs, qui portait dans son cœur cet adolescent poli et charmant dont le talent l’étonnait, lui répétait : « Poussez votre dessin, monsieur Arbrissel, poussez votre dessin ! » — « Oh ! monsieur Le Guirec, reprenait le garçon, le dessin, je m’en fiche. Je sais qu’avec un peu d’application, j’attraperai toujours l’équilibre. Mais la couleur de l’air, c’est-à-dire la lumière, c’est-à-dire l’atmosphère, comment la rendre ? » Et le vieil homme, secouant la tête comme font les sages, répondait : « Mais par vos rapports, mon enfant !»

Les rapports ? Toute la science du peintre était-elle là ? Est-ce qu’il existait un procédé pour représenter non pas un miroir de la nature immobile comme faisait cet art magique de la photographie dont on était encore enthousiaste ainsi que d’une nouveauté en cette année 1862, mais en mettant en mouvement la peinture sur la toile même comme la lumière agit dans la nature où tout bouge, tout frémit, tout danse ? Parfois il écrasait par plaisir sur sa palette des tubes de jaune, de rouge, de bleu, de noir et il se gavait de ces taches ardentes comme un autre enfant de bonbons.

Ce qui sauvait de la déraison cette adolescence en flammes, qui, dans la vieille maison notariale écrasée sous la grandiose cathédrale, battait éperdument des ailes vers un idéal encore mal défini, c’était un équilibre de race, une profonde sagesse intérieure ennemie de toute intempérance d’idées qui luttait contre la dangereuse fantaisie.

Parfois les soirs d’été, au crépuscule, il se mettait à sa fenêtre et se nourrissait des visions de sa cathédrale. Tous ces arcs brisés de l’ogive se surmontant les uns les autres, s’épaulant pour se hausser aux fines pointes des pinacles, lui étaient un excitant singulier et comme une leçon de psychologie. En ex-voto il peignit plusieurs intérieurs de cette architecture géante, notamment un soir, au déclin d’une belle journée d’été, à l’heure où le soleil couchant, traversant de ses traits la rose du portail, en reportait les couleurs sur les massifs piliers du chœur et jusqu’au fond de l’abside. Cette fois, M. Le Guirec fut saisi d’enthousiasme. Il exposa les toiles et les vendit trois cents francs l’une.

C’était à un marchand parisien qui avait dit, à ce qu’il paraît : « Il devrait venir à la capitale, ce jeune homme. » Le Guirec répéta le propos chez les Arbrissel. La famille poussa de longs soupirs.

Il n’y avait pas deux ans que cette bonne affaire avait été conclue, que le marchand parisien, en 1865, revint et se présenta chez le notaire : « J’achète votre atelier entier, jeune homme, dit-il à Hyacinthe, mais à la condition que vous veniez à Paris et que vous vous adressiez à moi pour la vente de vos toiles. — Mon fils a-t-il donc plus que du talent ? du… du… génie ? s’écria le notaire Léon Arbrissel, partagé entre l’orgueil et le désespoir. — Monsieur, répliqua le commerçant de Paris sagace, clairvoyant et sensible, il a, je puis le dire certainement, un grand talent auquel vous donnerez le nom qu’il vous plaira. Si monsieur votre fils a satisfait à ses obligations militaires. — Mon fils a eu un remplaçant l’an dernier, se hâta de répliquer là-dessus le père. — Rien ne s’opposerait donc, reprit le marchand, à ce qu’il se lançât librement dans la carrière où je crois pouvoir répondre de ses succès. — Mais ne pourrait-il, objecta le notaire, si vous le croyez capable de devenir un grand peintre, l’être aussi bien à Quimper qu’à Paris ? — Monsieur, il n’est pas bon que l’homme soit seul, dit l’Écriture. Vœ soli ! À Quimper, il n’aura pas un autre peintre à qui se confronter. À Paris, ils sont une pléiade glorieuse qui tente de révolutionner l’art de peindre. Il souffle le vent d’un grand renouveau pictural. Mais il faut être soi-même au sein de la tempête pour en ressentir la secousse. Nous avons à Paris M. Manet, M. Renoir, M. Sisley, M. Claude Monet, M. Pissarro. Moi, je ne suis qu’un marchand qui filaire le vent comme le chien du chasseur. Mais je ne me trompe jamais. Un grand renouveau se prépare dans la peinture. »

Ainsi s’entama le procès.

Ce fut le marchand de tableaux qui devait le gagner. Mais non pas sur-le-champ. Il s’appelait Bonassy et demeurait rue Bonaparte dans une petite boutique derrière laquelle il avait fait draper de tentures ponceau une salle d’exposition bien et dûment éclairée au pétrole, où il opposait une concurrence sérieuse aux tentatives si pleines d’audace de la rue Le Peletier sur la rive droite. Le bon M. Le Guirec, son confrère quimpérois, le tenait pour un digne homme et le recommandait au notaire inquiet.

Mais à cette époque, l’amour fondit comme la foudre sur Hyacinthe Arbrissel.

Tout Quimper avait les yeux sur cette jeune gloire locale. Comme il avait réussi avec assez de bonheur le portrait de ses petites cousines de Châteaulin, un noble des environs lui commanda celui de sa propre fille. Et c’est ainsi qu’il fut appelé au château de Kerzambuc, près Quimperlé, pour le portrait de la plus jolie créature que ses jeunes yeux eussent encore contemplée, Annie de Kerzambuc, qui avait l’air d’une fée. Il la peignit se trouvant lui-même en état d’extase, cherchant toujours à exprimer cette mystérieuse lumière rose, celle du champ de pommiers révélée à ses douze ans dans une apothéose et qu’il croyait voir sourdre aujourd’hui de ce jeune visage comme d’une douce fontaine de couleurs.

Annie avait en effet un teint d’une délicatesse inimitable. Ses cheveux étaient emprisonnés dans une résille qui retombait sur le cou à la fine naissance du dos. Son petit buste d’enfant, bien écrasé par le corset, une blouse bleu clair l’enserrait, et de sa taille, que le peintre eût enfermée comme on aurait dit alors dans ses dix doigts, s’évasaient les volants d’une énorme crinoline à dessins roses sur fond blanc.

Mais de telles couleurs ne satisfaisaient pas Hyacinthe. Elles ne donnaient pas d’atmosphère à sa toile. Elles ne « chantaient pas ».

Alors il se rappela le conseil du bon Le Guirec : « C’est par les rapports qu’on crée l’atmosphère. » L’inspiration le saisit soudain et il écrasa du rose, du bleu, du blanc sur sa palette jusqu’à en faire un mauve chatoyant qui chantait comme une mélodie quand il en drapa la ceinture de la robe. Le châtelain, qui suivait en manière de passetemps l’élaboration du portrait, s’écria : « Cela est plein de goût et d’une fraîcheur qui charme les yeux, cher monsieur ! » Et la petite Annie, qui se contemplait dans cette image, battit des mains en déclarant que « c’était trop joli » !

Hyacinthe Arbrissel passa six semaines entières dans le petit château Renaissance en granit taillé qu’était Kerzambuc. Le châtelain, qui s’ennuyait en l’absence de ses fils, élevés chez les Jésuites de Rennes, le prit en amitié. Le jeune peintre possédait cette sensibilité frémissante mais silencieuse des Bretons que le père d’Annie décela et dépouilla avec. délicatesse comme un cocon de soie. On lui montra le grand massif d’hortensias bleus dont on était fier ; et Hyacinthe Arbrissel pensa mourir d’enthousiasme en voyant s’étaler sur le granit gris-tourterelle du château cette tenture opulente des fleurs d’azur qui en tapissait la façade au couchant. On le combla de cigarettes alors qu’on fumait la pipe sans vergogne, même au salon. À table, le soir, où le dîner se prolongeait, on lui réservait les bons morceaux et les meilleurs fruits. Mais personne ne venait troubler les séances de pose où il demeurait tête à tête avec une fée. Le jour où il se décida enfin à signer son œuvre — ce qui équivaut à mettre le mot fin sur un tableau — il dut, dès la chose faite, remonter en hâte à sa grande chambre Louis XIII du second étage pour y cacher ses sanglots. Comment vivrait-il désormais sans Annie ?

Or il advint que si, de retour à Quimper, Hyacinthe s’enfonça dans une opiniâtre mélancolie, son absence laissait au château un « vague à l’âme » comme on disait alors, qui pesait lourdement sur les oisifs de Kerzambuc. Ce garçon avait plu, on ne pouvait le nier. Mais, était-ce un mari pour Annie ? Le père et la mère en devisaient le soir à la chandelle. « Il est charmant, disait la châtelaine. — Mais c’est un fils de tabellion, retournait le châtelain. Il n’y en a pas eu dans la famille que je sache. Et ce sont des gens qui n’ont pas vu tomber une seule tête des leurs à la Révolution ! — Si Annie perdait son rang, nos fils le maintiendraient toujours. — C’est juste, mais il n’y eut jamais de roture dans la famille, même du fait des femmes. Voyez-vous, mon amie, votre fille annoncée dans un salon : « Madame Arbrissel ! » Cela claque sec comme le linge de la lavandière qui sèche au pré. — Reconnaissez qu’il est très honnête homme et fut élevé chez les Pères, comme vos fils. De plus, s’il se fait un grand nom dans les arts, vous ne seriez peut-être pas fâché que votre fille portât ce nom-là ! »

Le procès d’Hyacinthe Arbrissel se poursuivit durant des semaines devant le tribunal familial du château, alimenté des mélancolies d’Annie qui s’ennuyait désormais à Kerzambuc, de quoi les parents s’inquiétaient. On aurait voulu comme un nouvel examen de la question. Mais le vrai drame se jouait à Quimper, dans l’imagination chauffée à blanc de l’enfant qu’était encore le jeune peintre. La fascination qu’il avait subie au cours de cette quarantaine d’extase où il avait recréé touche par touche les traits, les expressions, la personne ineffable d’Annie se prolongeait au fond de son être un peu comme le clair de lune prolonge le soleil. Il la portait en lui. Tantôt sous les traits de l’image peinte, tantôt sous sa forme vivante. Il n’est pas une autre race que la bretonne, si placide, pour engendrer de ces amours pathétiques et invincibles. Le garçon s’exaltait chaque jour davantage. Bientôt il cessa de peindre. Alors ses parents comprirent tout. On parla de cette aventure à M. l’Archiprêtre de la cathédrale qui jugea le mariage impossible. Jamais une Kerzambuc ne s’était mésalliée. Quand, après ce verdict, Me Arbrissel voyait son fils s’en aller solitaire sur les bords de l’Odet, passée la Préfecture, son cœur cessait de battre. « Je sens, disait-elle, qu’on me le rapportera un beau matin noyé, comme la fille de la crépière le jour de la fête de l’Empereur ! »

Puis quand celles de la Noël approchèrent, l’amoureux Hyacinthe reçut un carton où le châtelain de Kerzambuc lui parlait de certaines taches d’humidité qui s’étaient produites sur le fond du portrait d’Annie, et l’invitait à passer lesdites vacances au château sous ce prétexte assez fallacieux d’une retouche nécessaire à son œuvre. Il n’envisagea pas d’un coup la signification d’un tel billet. Mais il allait revoir Annie. C’en était assez pour le combler. Il n’avait plus que le temps de se faire exécuter chez le tailleur de la rue Saint-André une longue redingote serrée à la taille, qu’il avait fine comme une jeune fille, et de s’acheter sur la place un haut de forme aux larges ailes, comme en portait naguère M. Alfred de Musset, son plus cher poète, mort depuis huit ans déjà. Une tempête folle faisait rage dans sa jeune tête. Sa joie fut à l’extrême potentiel quand on lui écrivit de ne pas emprunter la diligence, mais que M. de Kerzambuc l’irait querir dans son cabriolet à la gare de Quimperlé, lors de l’arrivée du train de Quimper.

Ce moment fut ineffable. La ravissante Annie était dans la voiture, les deux jeunes gens se regardèrent aux yeux. Ceux d’Annie se remplirent de larmes. Hyacinthe lui baisa la main et le père, qui n’était pas homme à discours, se mit à sourire et dit seulement : « Allons ! Allons ! »

Les repas dans la salle à manger gothique n’étaient qu’à peine réchauffés par les immenses bûches issues du parc qui flambaient au fond de la cheminée en pierre sculptée. Mais Hyacinthe, dans le grand trouble d’une situation indéfinie — car il n’osait concevoir qu’on le reçût là comme un gendre éventuel, ni tabler à coup certain que sur une indéniable cordialité — se trahissait sans le savoir à chacun de ses gestes vers Annie, à chacun des regards dont il l’enveloppait ; et sa verve inattendue créait une atmosphère tiède, confortable, heureuse. Les séances de pose, auxquelles la bonne châtelaine par une indulgente complaisance se défendait d’assister, avancèrent les affaires de ces deux-là. Il y a quelque chose de religieux dans la naissance d’un grand amour et les scènes se passent sans bruit de paroles. Avant même que le mot du plus noble verbe humain eût été prononcé entre eux, il y avait longtemps que leurs âmes s’étreignaient en secret. La veille du jour où — le portrait ayant subi les retouches convenues — Hyacinthe Arbrissel devait retourner à Quimper, Annie avertit ses parents que son peintre l’allait demander en mariage. « Il ne vous demanderait pas, ma petite fille, dit en souriant le gentilhomme breton qui était pascalien, si vous ne vous étiez pas déjà secrètement accordée. »

Et dès ce soir-là, par les terres détrempées qui avoisinaient le château sur un kilomètre, en ce hâtif crépuscule du temps de Noël, les deux fiancés firent la première promenade d’un amour qui allait devenir la fort belle histoire de toute une vie.