Le Fils d’Ugolin/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 19-24).
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II

Arbrissel le peintre n’avait pas encore vingt-trois ans. Arbrissel le notaire estima que ce rêveur, vivant de chimères aimables, n’était pas mûr pour le mariage et qu’il y faudrait la probation de bien des mois encore. Sur ces entrefaites, Bonassy, le marchand de tableaux de la rue Bonaparte, revint à Quimper. Le portrait d’Annie se trouvait chez l’encadreur, M. Le Guirec. L’homme d’affaires tomba en arrêt devant cette image encore imprégnée de classicisme mais si frémissante de toutes ces couleurs mises en branle par leur seul contact mutuel que l’œil en eût presque distingué la vibration. « Cette crinoline, disait-il, est un morceau de maître. Me jureriez-vous, Le Guirec, que ce garçon n’a jamais vu la peinture de M. Manet ? — Je le jurerais, répondit le vieux Breton au vieux Parisien. — Dans ce cas, dit Bonassy, je lui tire mon chapeau, et je le veux faire devant lui-même. Allez me le querir, je vous en prie ! » Car il doutait encore.

On était au printemps de 1866. Le marchand et l’artiste, qui s’affrontaient pour un marché mémorable, jouèrent une très belle scène où le maquignonnage normal s’effondrait devant la noblesse de l’un, l’émotion de l’autre. « Je vous fais mon plus vif compliment, monsieur, disait le Parisien. Vous nous avez donné là une œuvre d’une singulière personnalité. Regrettable qu’il soit trop tard pour l’exposer au Salon. Mais je vous offre ma galerie. » Hyacinthe n’était encore qu’un enfant. Les larmes lui montèrent aux yeux. « Je n’avais vu de ce portrait que les maladresses, dit-il simplement, et suis tout ému de votre jugement, monsieur. Je transmettrai votre désir à mon futur beau-père, car Mlle de Kerzambuc est ma fiancée et nous devons nous épouser dans quelques mois. Si sa famille n’y montre aucun déplaisir, je vous confierai ma toile. — Je voudrais, insista encore le marchand, que vous y joigniez quelques paysages, même des vues de votre cathédrale où votre passion merveilleuse de la couleur se donnerait libre jeu.

Ce fut en août suivant que l’artiste inconnu Hyacinthe Arbrissel débarquait à la gare Mont parnasse avec son chargement mystérieux. Personne ne se douta, en voyant ce beau gars breton aux yeux couleur de châtaigne, le visage drapé d’une courte barbe soyeuse et sombre, mélange d’une hardiesse et d’une hésitation qui se fondaient en souriante timidité, qu’il arrivait pour enrichir Paris d’une nouvelle gloire. Seul à cette époque, le subtil Bonassy avait jaugé le jeune génie. Il l’accueillit avec la frénésie d’un chasseur qui a capturé une proie singulière lorsqu’il le vit descendre devant sa porte, rue Bonaparte, empêtré de ses toiles que des commis vinrent cueillir comme des présents sacrés. Dans la boutique même on les déballa. Le portrait d’Annie de Kerzambuc lui parut encore plus frémissant de couleurs dans ce sombre réduit parisien que chez l’encadreur de Quimper. Mais les paysages empruntés à une saison où le rose des bruyères irradie la Bretagne, ce rose chair des masses du premier plan se fondant insensiblement en un violet puissant sous un azur que seuls connaissent les ciels impondérables du Finistère, arrachèrent un cri à ce marchand cupide — et en même temps si passionné amateur.

— Quel avenir j’entrevois pour vous, mon cher Arbrissel !

— Je crains bien de vous décevoir ! dit le Breton.

L’après-midi du même jour, après un déjeuner au restaurant, le vieux marchand de tableaux en macfarlane, et le provincial en haute forme à larges bords, en redingote à fine taille et à basques juponnées, prirent l’omnibus pour le Champ de Mars.

— Vous n’êtes pas, lui disait son manager, sans avoir reçu dans votre Quimper quelques échos touchant M. Édouard Manet, ou M. Claude Monet, ou M. Pissarro — l’École des Batignolles, comme on l’appelle ?

Le jeune provincial se récria d’un petit geste de l’épaule.

— J’ai connu l’an dernier par le « Monde Illustré » l’Olympia de M. Manet, cette courtisane nue écrasée sous le rapport presque cinglant de la négresse qui apporte des fleurs, et la vibration du chat noir sur le sopha clair…

— Cette fois je vais vous montrer des œuvres encore plus étonnantes et dans leur éclatante réalité !

Le vieil impresario clignait de l’œil vers ce jeune homme émerveillé qu’il travaillait comme les sculpteurs de ses amis leur glaise. Quand ils eurent atteint la grande galerie du Salon, au Champ de Mars, à une heure où le public commençait d’affluer et que Bonassy, de sa canne levée, lui montra une série de toiles assez mal placées mais que signalait l’usage du gris et du noir, il tomba en arrêt, comme un chasseur. C’était La Lola de Valence, la danseuse figée en plein vol, sortant des lourds volants de sa robe évasée comme d’une cloche de dentelles. Puis l’Épisode d’un combat de taureaux à l’instant où la mort du torero dont le corps gît à terre vient de marquer la fin de la lutte. Le sagace metteur en scène qu’était Bonassy demeurait silencieux, suivant du coin de l’œil les réactions de son poulain sidéré, bien loin de les diriger, de les inspirer même. Le garçon avait pâli et ses yeux s’emplissaient de visions qu’on devait respecter : Les Gitanos, Jésus insulté. Enfin il balaya d’un regard cursif l’ensemble de la galerie, revint à ces images éclatantes, marquées parfois d’un noir brutal, où les ombres sont si bleues, les masses si pondérables, les étoffes si souples !

— Ah ! monsieur, murmura-t-il enfin, tout le reste disparaît, il n’y a plus que cela !

— Pardon, monsieur ; il y a autre chose, répliqua le bon metteur en scène. Je veux vous montrer la fameuse Camille de M. Claude Monet.

C’était l’Élégante de 1866, peinte en pied et vue de dos, parée d’une jaquette cintrée à la taille dont les plis se répandaient en une basque à volants sur la jupe traînante à rayures vertes et noires. Le jeune homme frémissait comme un animal à bout de soif devant l’abreuvoir. Il regardait, sans plus. Ses yeux se gorgeaient de l’acuité des couleurs. C’était comme une ébriété de la vision qui le gagnait devant ces froissements soyeux, ces chocs des couleurs et cette simplicité, aboutissement de tant de recherches. Et il murmurait : « Les rapports, les rapports… C’est là qu’est leur secret ! »

Il fallut que Bonassy, qui n’était pas mécontent de sa mise en scène, l’arrachât à cette extase en l’avertissant que ce n’était pas tout. L’histoire ne dit pas ce qu’avaient vendu les ancêtres de Bonassy, ni sur quel matériau ils avaient construit leur honnête aisance. Celui dont il trafiquait aujourd’hui dépassait assurément la denrée qui avait enrichi ses pères puisqu’il s’agissait du génie d’un jeune inconnu.

— Je vais, dit-il, vous montrer maintenant de M. Claude Monet une toile que, dussiez-vous ne jamais la revoir, vous n’oublierez plus, monsieur Arbrissel !

C’était du Saint-Germain-l’Auxerrois de Monet qu’il parlait. Bonassy n’improvisait pas en prétendant que c’était le plus beau tableau de l’époque. On l’avait dit avant lui. L’ensemble s’offrait tout d’abord en ton gris mais d’une vérité saisissante. Sous la façade au transept orné de sa ruse, on voyait littéralement frémir, respirer, bouger la place, ses arbres, ses passants, ses fiacres, ses omnibus, son immense souffle de vie. Hyacinthe Arbrissel, sidéré, absorbait cette vie, en recherchait les sources, l’analysait. Il lui semblait être au plus beau de ses jours. Chose bien particulière et qui eût dû lui inspirer quelque vergogne, le souvenir d’Annie ne s’imposait plus à lui que sous la forme de son portrait. Et il S’occupait moins à rechercher dans cette image mentale d’une image d’Annie la source de son tendre bonheur, qu’à y retrouver des analogies de procédés picturaux qui l’eussent apparenté à ce peintre soudain révélé. I] fallut que le marchand Bonassy l’arrachât à cette contemplation. « Qu’en dites-vous, mon jeune ami ? vint-il lui lancer avec un coup de poing au coude. — Que je n’oserai plus peindre, monsieur Bonassy. — Le voudriez-vous que votre pouce enfourcheraïit de lui-même la palette, mon cher. Mais il faudrait entrer dans la bataille, c’est-à-dire venir à Paris, faire partie du groupe des Batignolles, vous frotter à ces gaillards qui s’appellent Manet, Monet, Degas, Sisley, Renoir, m’apporter vos croûtes, et je vous prédis que l’exposition dont je me fais fort de vous organiser la possibilité dans ma galerie l’an prochain sera l’événement du printemps qui fera couler de l’encre. »