Le Fils d’Ugolin/17

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 211-232).
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XVII

En 1906 Antoinette mit au monde un garçon. C’étaient les jours où en pleine verdeur de sa puissance d’artiste Hyacinthe Arbrissel peignait pour le prochain Salon sa nouvelle étude de pugilat. Par sa fenêtre ouverte, la jeune mère, encore au lit et serrant contre soi le tout petit Arbrissel, voyait chaque jour gravir le perron du grand pavillon les deux puissants modèles aux épaules carrées balançant avec toute la légèreté de leur souplesse le poids lourd de leurs muscles puissants. C’était une gageure de l’artiste de reprendre ce thème après tant d’années. Il voulait une confrontation de son talent d’aujourd’hui à son talent de vingt ans plus tôt. Une expérience. Il entendait actuellement simplifier sa facture. Il se rappelait la phrase de Manet sur les rapports. Mais la musculature magnifique des deux colosses ne se réalisait pas automatiquement telle qu’il l’avait conçue en pensée. Mentalement, il travaillait jour et nuit. Un soir il alla voir l’accouchée et lui demanda de dénuder le poupon afin qu’il pût, dans un formidable Page:Yver - Le Fils d Ugolin.djvu/222 Page:Yver - Le Fils d Ugolin.djvu/223 Page:Yver - Le Fils d Ugolin.djvu/224 Page:Yver - Le Fils d Ugolin.djvu/225 Page:Yver - Le Fils d Ugolin.djvu/226 Page:Yver - Le Fils d Ugolin.djvu/227 Page:Yver - Le Fils d Ugolin.djvu/228 Page:Yver - Le Fils d Ugolin.djvu/229 Page:Yver - Le Fils d Ugolin.djvu/230 que l’atelier du grand Hyacinthe demeurerait inviolé. Toute la sollicitude d’Antoinette, si intelligente, nantie d’un tel doigté pour soigner les blessures de ce jeune mari au cœur à vif, ne pouvait le retenir près d’elle. Chaque fois que sa présence au Palais n’était pas indispensable — ou bien dès son retour s’il avait eu à plaider, c’était chez sa mère qu’il se rendait. Après un moment passé à ses côtés, celle-ci, qui « savait », lui disait comme le grand homme naguère :

— Tu montes là-haut ?

— Oui, si tu le permets, mère chérie.

Alors dans le sanctuaire où il semblait que le demi-dieu se dérobât encore dans l’ombre parmi les toiles, les répliques des anciens portraits célèbres du Maître, les études colossales, Pierre Arbrissel s’effondrait, la poitrine sur les tables, et sanglotait à s’en arracher l’âme. Et il adjurait ces œuvres impavides de lui ressusciter leur auteur. Elles semblaient être touchées de sa douleur et l’on aurait dit qu’elles l’exauçaient, car, à sa vision intérieure, apparaissait en souvenir une image saisissante : celle du grand Arbrissel jetant avec tant de précision et de justesse la touche de lumière ou la tache d’ombre qu’aussitôt semblaient s’ériger les trois dimensions de l’objet.

Un jour qu’il était là dans ce sentiment d’inexprimable admiration, il lui parut qu’il se rapprocherait de son idole et que peut-être il satisferait un désir du grand mort en reprenant le pinceau que la critique si absolue de celui-ci lui avait fait naguère tomber des mains.

Peindre ! Savourer tous les jeux, toutes les possibilités de la lumière, les enfanter, les créer, s’en griser en les inversant ! Connaître l’ivresse des yeux, la musique des couleurs ! Peindre, suggérer par l’image l’indicible, ce qui échappe à la parole ! Se réfugier dans cette expression spirituelle qui agit entre le physique et le métaphysique, n’était-ce pas la seule activité désirable pour un être si épris de mystère !

Son métier d’avocat lui était à charge. C’était le dernier qu’il eût dû faire. Comment son grand homme ne l’avait-il pas compris ! Chaque fois que de son pas élastique il gravissait le degré du Palais, une appréhension le bouleversait de la robe dont il allait s’affubler. Et au vestiaire, quel malaise il éprouvait de se voir ainsi désigné pour disputer, au nom d’un client confiant, des intérêts dont la justice ne lui était jamais assez certifiée, en conscience. Pour un certain procès, il apprit qu’il aurait comme adversaire Marie Lavaur. Il se récusa. Dès le lendemain, l’avocate l’épia dans la salle des Pas Perdus et l’aborda franchement. « Mais, que vous prend-il donc, cher ami ? Jugez-vous donc impossible que nous nous affrontions à la barre ? Ce n’est pas sérieux, voyons ! Nous sommes redevenus de bons confrères, rien de plus ! — Vous croyez ? demanda Pierre. Moi, non. Je ne pourrai jamais vous considérer comme un adversaire. » Il la regardait en disant ces mots. Les paupières de la jeune femme eurent un visible frémissement. Elle avait maintenant dépassé de plusieurs années la trentaine, mais à cet âge on ne change pas sensiblement en si peu de temps. Cependant il lisait en elle désormais, sans même le recherPage:Yver - Le Fils d Ugolin.djvu/233 Page:Yver - Le Fils d Ugolin.djvu/234 Page:Yver - Le Fils d Ugolin.djvu/235 Page:Yver - Le Fils d Ugolin.djvu/236 Page:Yver - Le Fils d Ugolin.djvu/237 Page:Yver - Le Fils d Ugolin.djvu/238 Page:Yver - Le Fils d Ugolin.djvu/239 Page:Yver - Le Fils d Ugolin.djvu/240 Page:Yver - Le Fils d Ugolin.djvu/241 représenter le Seigneur Jésus, et d’un canif la mit en morceaux. Après quoi il brûla ces morceaux dans la cheminée et son après-midi y fut dépensée entièrement.

Des années ont passé depuis lors. Pierre Arbrissel expose tous les ans aux Salons officiels ses petites natures mortes, très sages, très discrètes que les critiques ne manquent jamais de signaler avec une aimable sympathie.

Lui est devenu un charmant vieil homme, toujours mélancolique, dont les êtres sensibles raffolent et dont les critiques répètent : « Mais pourquoi Monsieur Arbrissel Pierre ne nous donne-t-il jamais de « vivantes natures » ?

Dans le grand pavillon de Neuilly, où le ménage de Pierre s’est installé après la mort de Mme Arbrissel, l’atelier d’Hyacinthe est demeuré un musée où le peintre des Géants continue en quelque sorte de vivre. Un être en veilleuse, à côté, monte une perpétuelle garde funèbre : celui dont cet Ugolin géant que fut le grand Arbrissel a mangé jusqu’au cœur.