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Le Fils d’Ugolin/3

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 25-33).
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III

Six mois après leur mariage, au printemps de 1867, Hyacinthe Arbrissel et Annie étaient venus s’installer à Neuilly dans une blanche villa du xviiie, non loin du château de Madrid, et que M. de Kerzambuc, qui était orléaniste, leur avait achetée pour le seul motif qu’elle flattait ses rêves partisans en lui rappelant Louis-Philippe. Elle était petite mais très dix-huitième avec des cartouches, des encorbellements posés sur de fines consoles, et une terrasse entourée de balustres comme couverture. L’atelier d’Arbrissel, on l’avait obtenu en crevant le mur nord au second étage, et en apposant là un vaste vitrage. C’est dans cet atelier que, les soirs d’été après le travail, et les soirs d’hiver, quand le soleil avait disparu derrière : le mont Valérien, déferlait le flot des amis qu’Arbrissel s’était tantôt faits dans la « Renaissance de la Couleur », comme il appelait lui-même cette grande fête de lumière qui avait saisi à la même heure, en cette atonie bourgeoise du second Empire, tout un groupe d’insurgés. Y venaient Édouard Manet, Alfred Sisley, Berthe Morisot, Camille Pissarro, Edgar Degas, Pierre-Auguste Renoir, Claude Monet, et tout le clan qui faisait la gloire du grand marchand de tableaux perspicace Durand-Ruel. On y voyait aussi quelques grands amateurs et des journalistes. Toutes ces personnalités violentes se heurtaient, se bagarraient et, en dernière analyse, se mariaient à vibrer ensemble comme font aussi les couleurs. Hyacinthe Arbrissel, leur hôte, celui qu’on surnommait « le Celte indépendant » parce qu’il peignait sans théorie préconçue, c’est-à-dire au rebours des autres, était bien différent. Mais la joie que leur apportait la couleur et leurs réactions de peintres se trouvaient les mêmes ; plus violentes même chez lui que chez un Monet moins instinctif et à qui souvent il disait : « Monet ! Monet ! tu fais de la chimie ! »

Dans ces réunions tumultueuses où toutes les théories qu’on se jetait à la tête avaient forme de pavé, la douce et belle Annie apparaissait vers cinq heures avec la bière et le café. On est enclin à admirer une femme très aimée, fût-elle peu jolie. Celle-là, par surcroît, avait un visage ravissant. Mais on regardait moins ce tendre ovale fragile que le coup d’œil dont le mari enveloppait comme d’un rayon de soleil ces traits enfantins. Il ne pouvait y avoir plus pudique mais en même temps plus violente révélation de cet amour qui les liait, que ces échanges à peine perceptibles et seulement discernables à des êtres aussi subtils qu’une Berthe Morisot, un Sisley, un Degas. Il eût été moins suggestif qu’ils se fussent franchement enlacés. Et puis l’intellectualité s’emparait derechef de ces novateurs. Leur grande passion commune, c’était la couleur. Une sorte d’absinthe dont le goût les tourmentait et que, non contents de boire, ils aspiraient à créer eux-mêmes. « En réalité, décrétait Monet, une feuille n’est pas verte, une rose n’est pas rose. Vert et rose sont des illusions fabriquées par notre optique. Si l’on veut sur une toile imiter la nature et capter le charme de ses illusions il faut user de ses procédés mêmes. L’atmosphère ! les rapports ! » Et Hyacinthe se rappelait le mot du vieil encadreur de Quimper : « Comment rendre l’atmosphère ? Mais par les rapports, mon cher enfant ! » Et tous vibraient comme la pythonisse sur le trépied en annonçant un art pictural nouveau.

Cependant le plus haut parleur de ces réunions n’était pas le maître de la maison. La race de laquelle il tenait son génie est amie du silence. Il peignait instinctivement parce que la couleur lui procurait un ravissement. Avec Annie, en leurs voyages ils avaient vu les Frans Hals de Haarlem et les Goyas si sévères de Castille. Les solidités de ces grands êtres avaient comme étayé sa vision, simplement. Cependant, à tous les Salons officiels où il était admis sans discussion, le public se massait en foule devant ses paysages et ses portraits. Ses Biches du Bois de Boulogne avaient été signalées jusqu’en Angleterre, jusqu’à Rome à cause de leur féerique éclairage. Ses levers de soleil dans la baie de Douarnenez restent célèbres à cause de la fluidité rose et bleue de l’atmosphère. Mais son triomphe avait été en 1868 son Marché aux Fleurs sur le parvis Notre-Dame où il s’était plongé jusqu’à une ébriété communicative dans la lumière et la couleur. On a dit qu’il avait tiré de sa palette les plus riches teintes qu’on eût jamais vues, On commençait à murmurer qu’il était le plus génial dans la grande pléiade des amants de la coloration et de la gaîté d’atmosphère qui régnait alors. On aurait cru — et c’était faux — qu’il peignait sans effort, sans douleur, comme il voyait.

En 1868 une petite fille leur était née qui ne vécut que quelques jours. Le désespoir de la jeune mère devant lequel Hyacinthe sentait l’inutilité de toute parole consolatrice fut le premier coup de massue assené à son incroyable bonheur d’homme. Lui-même souffrait d’un état d’esprit bien racial en imaginant que ce chétif petit être payait pour l’incroyable félicité dont il jouissait et que le premier enfant qu’il procréait était une victime sacrifiée à son œuvre. Et, ce qui ajoutait à son supplice, il éprouvait la certitude que sa femme connaissait ce même sentiment de la fatalité. Ces jeunes parents ne pouvaient plus se regarder l’un l’autre sans être déchirés. Il leur semblait un crime de respirer quand leur petit enfant n’était plus. Leurs amis compatissants les entouraient. On dit que Manet venait les voir chaque jour. C’était le temps où celui-ci peignait sa toile célèbre du Balcon, ces personnages figés dans une loge de théâtre où la femme assise est Mme Morisot, la grande artiste, petite-fille de Fragonard… Il était encore attaché aux couleurs sombres, au noir surtout dont il tirait des effets puissants.

Puis vint la guerre de 70 qui fondit sournoisement sur cette société, si tranquille qu’elle nous en paraît ingénue, du second Empire. Paris demeurait insouciant. La villa de l’avenue de Madrid, dont la petite confrérie si cordiale qui s’y réunissait faisait un cénacle charmant, n’était pas la moins éloignée des sombres oiseaux avertisseurs et documents falsifiés où le plus benêt des aruspices eût vu l’annonce d’une prochaine conflagration. C’était le suprême pas de danse sur le volcan. Manet venait de faire encore un scandale bien flatteur avec sa Lola de Valence, la grasse Espagnole aux mollets épais, à la jupe crinoline que bat un éventail nonchalant. On parlait synchronisation des couleurs pendant que Bismarck lançait à l’Europé de fausses dépêches injurieuses pour la France.

Mais le jour où l’esprit rêveur et léger d’Arbrissel comprit que l’armée française allait mettre sur pied deux cent soixante-douze mille hommes contre douze cent mille l’Allemagne, il s’en fut au bureau de recrutement et s’engagea. Il n’avait jamais été soldat. Le rouge de son pantalon garance si bien fait pour devenir à longue distance le point de mire du fusil ennemi lui parut admirable. Lors de la charge de Reichshoffen, Hyacinthe Arbrissel était encore à l’instruction au camp de Châlons. Et quand il apprit que M. Léon Gambetta s’était évadé en ballon de Paris assiégé pour aller prendre en main à Tours la défense de la France en danger, il pensa qu’il serait sans doute strictement honnête quant à lui de se faire tuer à tout le moins pour le dégagement de la capitale. Son âme pacifique, délivrée du souci d’Annie qui se trouvait à Kerzambuc, n’avait pas de la mort cette terreur panique qui prend les hommes en danger collectif. Les Bretons vivent volontiers en compagnie des revenants et des fantômes. Pour eux, le pas à franchir, quand on meurt, est léger. C’est allégrement qu’il se rendit en culotte rouge vers le gros de l’armée de Bourbaki pour opérer avec le reste de l’armée de la Loire une diversion sur Belfort. Alors il connut quelques heures l’enivrement de la victoire, à Villersexel. Puis, après cette gloire éphémère, le refoulement jusqu’à la Suisse, pendant que Paris assiégé et bombardé se nourrissait de chats, de chiens et de rats sous la morsure d’un des plus grands froids de son histoire.

Le drame avait été mené à rapide allure. Le 28 janvier, Paris capitulait. Depuis dix jours il y avait à Versailles un empereur d’Allemagne qui allait régner sur l’Alsace-Lorraine.

Hyacinthe Arbrissel et Annie se retrouvèrent dans la villa de l’avenue de Madrid dont la façade à encorbellements était blessée de quelques menus éclats d’obus qu’on dut arracher. Elle en porta longtemps la cicatrice. Mais la vie est bonne et l’Art un grand médecin. Le soir où « les amis », tous ceux de la grande pléiade novatrice d’alors, se réunirent pour fêter le volontaire de 70, il y eut un oubli total des atrocités vécues. Et il semblait qu’on fêtait un vainqueur dans ce combattant qui avait perdu la guerre.

Il avait d’ailleurs changé. Un être humain ne subit pas impavide l’enthousiasme de la marche en avant, la furie des combats, les frôlements incessants de la mort qui passe, la passion exaspérée de vaincre à tout prix. Un charme raphaélesque de jeunesse s’était éteint en son visage. Ses cheveux s’étaient épaissis en boucles noires plus profondes. Ses sourcils accrus virilisaient un regard qui avait connu le tête-à-tête avec le Prussien. Sur la prière d’Annie, il taillait maintenant une barbe envahissante. « Chéri, lui disait-elle, vous ressemblez à un sapeur du génie ! » Sisley avec sa subtilité anglaise lui demandait : « Vieil Arbrissel, qu’allez-vous peindre désormais sous l’effet de cette puissance qui est survenue dans votre vision comme une maturité hâtive ? » Et Hyacinthe répondait : « Je suis obsédé par le rouge. Je voudrais créer une symphonie en rouge. Ne voyez-vous pas, Sisley, tout ce qu’on peut faire chanter, crier, hurler au rouge en le jetant sur un fond vert émeraude ? » Et Sisley savait fort bien à quelles images vivantes se rattachait dans la mémoire du combattant d’hier cette conflagration de couleurs complémentaires qu’il n’est qu’un peintre pour ressentir avec cette intensité. En définitive il ne peignit pas un tableau de bataille, ni de mares de sang étalées sur une herbe jeune, mais il entreprit en 1872 une étude intitulée : La Boutique du marchand de tapis algérien, sans le moindre souci traditionnel, sans personnage, car de cette échoppe le marchand même se trouvait absent. Un seul objectif : le rouge qui dominait, qui sous la forme d’un tissu de haute laine souple et chargé de reflets à cause de mille plissements, se laissait embrasser et caresser par un satin de broché vert d’une acidité que ne tempérait aucun mouvement de l’étoffe. L’étude fut terminée pour le Salon de 1872. Ce fut une de ses toiles les plus curieuses où les amateurs des jeux de la couleur purent prendre leurs délices. C’était aussi l’année où Edouard Manet exposait chez Durand-Ruel son premier essai de plein air, intitulé : Le Jardin. Par souci exagéré de la comparaison, les critiques essayèrent d’opposer l’un à l’autre les deux tableaux : l’un tout animé du mouvement des personnages, l’autre appelé par eux : Le Rouge qui bouge de M. Arbrissel. Certains allèrent jusqu’à dire que cette toile, des deux, était la plus vivante. Une Américaine acheta La Boutique du marchand de tapis pour vingt-cinq dollars. Mais de ce succès le peintre ne sentit guère le goût. Une seconde petite fille, qui lui naquit, mourut comme la première, à sa naissance. Mme Arbrissel à ce nouveau coup éprouva comme le poids d’une malédiction divine dont sa candide conscience ne pouvait percevoir les causes. Si jeune qu’elle fût, elle glissa non seulement sans lutte, mais avec une sorte de délectation consolatrice à un désespoir funèbre que l’amour d’Hyacinthe offensait au lieu de l’adoucir. Celui-ci travaillait à ce moment à sa grande étude de nu qui le rapprocha sensiblement de Claude Monet : ses Deux Nymphes à la Fontaine, avec l’un des plus beaux modèles de Paris, Cloclo, dont les lignes et la chair laiteuse rappelaient La Source de M. Ingres. Il se jeta dans l’étude de ce corps charmant comme à une diversion. Elle, Cloelo, se fût couchée à ses pieds. En ce printemps de 1873 qui eut de chaudes journées, elle accepta de poser nue dans le petit pare inculte de la villa — fragment conquis sur le Bois de Boulogne — pour la recherche des effets de la lumière verte sur la nacre de sa chair. Tour à tour, pour l’une et l’autre des deux nymphes dont l’une est étendue sur la mousse, l’autre dressée comme un beau cierge, elle fut le modèle rêvé par Arbrissel. Tous les pièges, ceux de la nature et ceux d’une psychologie compliquée, environnaient l’artiste malheureux. Cloclo l’aimait follement et le lui dit. Elle pleurait de lourdes larmes quand il parlait de ce petit enfant mort. Ce fut l’homme qui tomba le premier dans les bras de cette touchante consolatrice.

Une année plus tard, Hyacinthe avait un fils et ne voulut plus de maîtresse.