Le Fils d’Ugolin/7

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy éditeurs (p. 79-84).
◄  VI
VIII  ►

VII

les Arbrissel, ainsi que tous les ans aux vacances, se disposaient à partir pour Kerzambuc où les vieux parents d’Annie vivaient toujours, solitaires, l’un de leur fils ayant été tué en 70, l’autre, missionnaire, envoyé en Chine. Hyacinthe tremblait à la perspective de cette villégiature qui l’arrachait à la princesse. « Mais, mon cher grand peintre, lui disait celle-c1 allégrement — bien qu’elle l’aimât à sa manière et de toute sa charmante futilité — nous eussions été fatalement séparés puisque le prince veut chaque année que je sois à la Lande-Posay dès le 15 août pour préparer les réceptions des chasses. Vous êtes charmant de m’aimer ainsi ; moi-même, je suis horriblement triste de me séparer de vous. Mais il faut braver les chagrins. Ne pas les amplifier par l’imagination. S’en abstraire (je ne dis pas s’en distraire, crainte de vous peiner…) le plus que l’on peut et songer aux prochains revoirs. Sachez que je vous adore : Est-ce que ce n’est pas l’essentiel ? — Mais, ma douce princesse, reprenait Arbrissel, l’essentiel, c’est vous. Sans vous, je suis comme un enfant perdu sur nos grèves désertes du Finistère qui sont de petits Saharas mouillés et infinis. Sans vous je suis épouvantablement seul ! — Malgré votre fils ? » Il hésitait… Puis fermant les yeux comme pour se recueillir : « Malgré mon fils ! »

En cette fin de juillet, avant le départ pour la Bretagne, il y eut à la villa de l’avenue de Madrid un dîner passablement cérémonieux sous prétexte de fêter le succès de Pierre. M. de la Lande-Posay y fut convié avec sa femme. C’était un petit homme court, replet, gourmet, content de tout — la table mise à part. — Et, en dépit de ce physique, racé depuis le fin sourire de ses yeux plissés jusqu’au moindre geste de sa main ronde, impeccablement faite. Une sorte de mercier gentilhomme. L’esprit fou de sa femme sans cesse sous pression semblait le ravir. On contait de lui que, parlant d’elle, il disait bonnement : « De quoi pourrait-on se plaindre d’avoir épousé une merveille d’humour, une source intarissable de pétulance, un jaillissement d’esprit de l’esprit le plus « spirituel » de Paris ? » Quand elle parlait à table, ce qui ne cessait guère, il affectait de manger avec une certaine goinfrerie qui était de parade. Mais chaque fois qu’ici, ce soir, le maître de maison levait les yeux, il trouvait d’autres yeux arrêtés sur lui-même ; c’étaient ceux de ce petit mercier de province si parfaitement illisible. Seule à cette table, autour de laquelle circulaient de si profondes arrière-pensées, la douce Mme Arbrissel, toute à son métier de recevoir, demeurait sereine : maîtresse de maison attentive, l’œil au service, l’oreille aux conversations. Hyacinthe était fort préoccupé à ce moment de son ami Sisley (Mon admirable Sisley, disait-il avec piété), qui malgré son génie vivait dans la gêne. « Songez, disait ici le grand Arbrissel comblé de succès, qu’il cherchait il y a peu de temps à vendre une trentaine de ses œuvres pour trois mille francs ! » Et la princesse, fugitivement émue, promit de l’aller voir à son atelier, car c’était, disait-elle, un Anglais délicieux. Mais elle ne tarda point à ajouter qu’elle n’en aurait certes pas le temps avant les vacances, à cause des couturières.

Le héros de ce festin où l’animation mondaine masquait étroitement les drames divers enfouis au fond des âmes, Pierre Arbrissel, parlait peu, coincé entre deux jeunes filles élèves de son père, beaucoup plus occupées du grand peintre que du jeune bachelier. Ses yeux grands et tristes revenaient sans cesse vers le couple que formaient au milieu de la table Arbrissel et la princesse, face à sa mère, sa mère si jeune encore et bien plus belle à ses yeux que la maîtresse étourdie du grand homme. Il avait le cœur serré, se demandant si cette mère bien effacée ne soupçonnait pas leur liaison. Il lui semblait que le secret qui enveloppait la trahison de son père aurait pu demeurer mieux gardé. Il surprenait de troublants regards échangés à la dérobée. Il avait alors le cœur tordu. Son grand homme s’effondrait à ses yeux, un instant, et tout son être se révoltait contre cette coquette qui lui ruinait son idole. « Le jour où les yeux de ma mère s’ouvriront, pensait-il, ma pauvre petite mère sombrera dans le chagrin. » Et il réfléchissait qu’il devrait peut-être se consacrer à elle plutôt qu’à Dieu… Mais non, il ne pouvait se soustraire à l’appel du Christ. Le Dominicain qu’il serait un jour vivait en lui déjà. Il faudrait le tuer pour que ce moine vêtu de noir et de blanc qu’il avait rêvé d’être périsse à son tour ! « Ma vie religieuse, pensait-il, s’exaltant avec la chaleur croissante des conversations, vers la fin du repas, sera la rançon du grand péché que commet en ces jours Hyacinthe Arbrissel ! »

Ce dîner marqua une étape dans la vie intérieure de ce fils de grand homme « Il n’y a que Dieu ! » s’écriait-il souvent au fond de lui-même. Et son cœur bondissait d’allégresse à en perdre le souffle. Cette seule idée que le Christ existait le plongeait dans un véritable ravissement. « À quoi penses-tu ? » lui demandait parfois son père curieux : il répondait : « À tout ! — C’est bien de ton âge ! » reprenait Hyacinthe, qui n’avait pas compris.

Les vacances à Kerzambuc furent tristes. Le père d’Annie était devenu impotent et ne sortait plus guère. Il lisait et relisait des travaux sur l’architecture bretonne dont il nourrissait son gendre au long de leurs après-midi. Annie se tenait avec sa mère dans la chambre de celle-ci au premier étage, car, en dépit d’un beau mois d’août, le rez-de-chaussée et ses grandes salles semblaient avoir été frigorifiés et l’on n’y allumait jamais de feu avant la Saint-Michel. Pierre s’en allait dans les chemins creux bordés d’ajonc. Il ne lui échappait pas que son père se mourait d’ennui dans ce château ravissant. La douleur d’un être si puissant prenait à ses yeux une forme héroïque. Il en détestait, de toute sa pureté d’adolescent mortifié, la cause coupable, mais sa tendresse fondait de pitié devant l’aspect déchirant du grand homme. Le mal était sans espérance. Il fallait que ce grand homme disparût ou qu’il menât une vie affreuse — car Pierre en — était encore à croire que cette passion serait éternelle et que la mort seule lui en apporterait le remède !

Un jour qu’à grands pas il descendait une garenne étroite et humide, au creux de deux « fossés » (ainsi appelle-t-on les talus en Bretagne), une fille de quatorze ans juchée sur l’un des remblais, pieds nus dans ses sabots et jambes boueuses sous sa jupe courte, la tête surmontée d’une sorte de petit aéroplane en dentelle blanche qui est la coiffe de Quimperlé, lui tendit ses mains pleines de mûres.

« Vous voulez ? » demanda-t-elle d’un air sauvage.

La cupule que formaient ses petites mains aux ongles terreux n’était pas appétissante, mais elle avait des yeux d’un bleu de ciel pâle, rieurs et tendres. Jamais Pierre Arbrissel n’avait reçu pareille impression de la féminité. Il tendit ses lèvres avec un vague sentiment de vertige et mordit à même le tas dans ces petits fruits faits de perles de jais, tout en regardant la fille qui disait : « Vous êtes de par là, sûr ! Où que vous habitez ? — À Kerzambuc. — Ah ! dit-elle déçue, vous êtes du château ? — Oui. — Moi, il faut que je retourne à mes vaches. Kénavo, alors ! » Et faisant un saut dans la garenne boueuse, elle dévala vers le champ où paissaient de petites vaches blanches tachées d’encre noire.

« Il doit être doux d’aimer une femme ! » pensait-il en reprenant le chemin du retour. Et il revoyait sans cesse la frêle main sale remplie de mûres que ses lèvres avaient frôlées, presque baisées. Et invinciblement sa pensée retournait vers son père et vers la dramatique passion qui l’asservissait à une créature éblouissante, certes, de tous les éclats physiques, mais qui n’était même pas bonne, car lui, le fils ravagé de honte, avait lu un souverain dédain dans les regards que la princesse daignait laisser tomber sur Annie Arbrissel, comme si le délaissement où elle l’avait réduite lui eût été délectable.

« Christ ! s’écriait-il alors mentalement, vous qui avez dit : « Je suis le Principe, moi qui vous parle », quand est-ce, quand est-ce que vous me tirerez de ce monde-ci tout gâté par la luxure, l’envie et la méchanceté ; où tout est piège pour notre appétit de bonheur, pour ce besoin de jouir si puissant qui nous jette sur le moindre fantôme ! Ô Christ ! seul amour véritable qui donne même s’il ne reçoit pas, je sens que tout, hors vous, est fallacieux, double, suspect, impur. En vous au contraire l’absolue Vérité, la Simplicité, la Sûreté, la diamantaire Netteté. Je ne la ressens pas encore totalement, cette Vérité pacifiante, mais je la devine et j’en ai soif, ah ! si soif !… »