Aller au contenu

Le Grand saigneur/08

La bibliothèque libre.
E. Flammarion (p. 151-175).
◄  VII
IX  ►

VIII

Marie Faneau demeura plusieurs jours comme prostrée sous une menace affreuse. À quel genre de mystification appartenait-elle, cette menace ? Qui était cette espèce d’homme remplaçant les caresses par les morsures ? Et qui, n’ayant jamais imploré d’elle aucune privauté, jusqu’à un certain point permise entre deux fiancés complètement libérés des préjugés de la famille, osait un tel baiser de fiançailles, le premier, le plus tendre, le plus chaste ?

Elle ne parlait pas, faisait mettre, dans un coin obscur, d’où leurs parfums ne pouvaient pas venir la troubler, les bouquets merveilleux qu’elle continuait à recevoir chaque matin et elle essayait de terminer une commande pour un album de collection absolument comme si elle eût eu le plus pressant besoin d’argent.

D’autre part, les couturières, les modistes, les marchands de meubles, les bijoutiers en renom venaient, dès son petit lever, l’assurer de leur bonne volonté à recevoir ses ordres et elle était souvent obligée de calmer les colères de la pauvre Ermance, personne économe, qui criait, en bas, de sa cuisine :

— Quand on vous dit qu’on n’a plus besoin de rien ! Vous nous mangeriez le vert et le sec, vous autres.

Ah ! si Marie avait pu recevoir la visite du marchand d’oubli et lui en acheter pour le restant de ses jours !…

Ce fut un soir, devant le pastel achevé péniblement et dont elle était mécontente, qu’elle se mit à pleurer, l’orage crevant en elle, la livrant sans défense à toutes les hallucinations d’un cerveau surmené.

Son frère, debout, derrière elle, comprit qu’il leur fallait enfin se confier l’un à l’autre, s’expliquer :

— Marianeau, murmura-t-il très ému, j’attendais ça. Rends-moi cette justice ; je n’ai pas provoqué l’explosion, mais j’en suis content, parce que ça doit te faire du bien. Tu n’es pas tendre, toi, et tu ne peux pleurer que si tu te le permets.

Elle se renversa en arrière, se tordant les bras :

— Michel, je suis à bout de force. Je deviens folle !

— Veux-tu que nous tâchions de raisonner ? Moi, c’est entendu, je ne vaux pas grand’chose, mais c’est justement pour ça que je peux arriver à te prouver qu’il n’y a pas de quoi perdre le nord.

Elle se leva, jeta fiévreusement ses crayons dans la boîte ouverte près d’elle où ils se brisèrent en mille morceaux et courut se réfugier dans l’ombre du divan, suivie de Fanette, qui pleurait aussi.

Michel s’assit près d’elle :

— Mon Marianeau, je crois que le plus sage, si tu as peur de cet homme, or, il y a de quoi, c’est de rompre. Ça fera le scandale que ça voudra, tant pis !

— Michel ! Je suis hantée par la plus atroce des idées. Ça ne s’analyse pas et tu peux me faire enfermer si tu veux… Je m’imagine… ça me tourmente la nuit, obstinément, parce que je ne dors plus, je m’imagine que cet homme est mort.

Michel éclata d’un rire un peu forcé.

— Allons, bon ! Nous voici dans l’occultisme jusqu’au cou ! Comment, toi, Marie, la plus raisonnable et la plus courageuse des grandes sœurs, toi, mon aînée en sagesse et en force, tu vas nous raconter des histoires de l’autre monde ?

— Oui, je sais bien que ça ne souffre pas l’examen. C’est une obsession… Mais il sort, lui, du livre des revenants.

— En effet ! Il revient… de la guerre. C’est tout dire.

— Suppose que le bouleversement de cette immense catastrophe ait produit de nouvelles lois, que tant de jeunes chairs immolées en pleine puissance de passions et de volontés aient enfin essayé de réagir, de se révolter en découvrant le secret d’une espèce de végétation, d’une autre vie, et qu’il ne distingue plus l’amour de la souffrance, qu’il ait pris l’appétit de la douleur comme on aurait l’appétit de la chair. Ou mort vraiment, ou privé de cœur…

— Ma pauvre Marianeau, tu dérailles, et le pire, c’est que tu l’aimes encore, puisque tu lui cherches des excuses.

— Non, je ne l’aime pas. J’en ai peur.

— C’est bien ça, Marianeau. L’amour sincère c’est la peur, car on n’aime que celui qui vous domine, vous jette à genoux sans même la possibilité d’imposer son désir… Et il n’y a qu’un moyen pour secouer ça… seulement, il n’est pas à la portée des femmes honnêtes !

— Michel, pourquoi sais-tu des choses que j’ignore et parles-tu ainsi tristement, toi, le mauvais sujet ?

Elle souriait d’un sourire navré, le regardant de ses yeux clairs, pourtant aveugles.

— Ah ! Marianeau, soupira le jeune garçon dont le joli visage de fat se convulsait de rides subitement creusées, je ne souhaite pas que tu le comprennes maintenant, ni jamais ! Je crois que tout peut se réaliser… à la condition de ne pas être amoureux. Ton Monsieur n’est qu’un habile prestidigitateur qui a besoin de t’amener, de jongleries en jongleries, jusqu’à devenir son esclave, parce que tu lui représentes ce qu’il y a de plus parfait dans la beauté féminine : la santé, la simplicité unies à une indomptable énergie. Maintenant, il y a un excellent procédé pour te prouver qu’il existe, c’est de le crever d’un bon coup de couteau entre les deux épaules ! Quant à me mesurer avec lui au pistolet ou à l’épée, merci bien ! Il en est à son cinquième duel, et Janou, le dessinateur qui fréquente les salles d’armes, prétend qu’on ne la lui fait pas à ce jeu-là. C’est un friand de la lame, comme ils disent dans leur vieil argot. Il va à la Grande Roue pour un oui et pour un non. Le bruit court que ça l’amuse et que les questions d’honneur ne sont pas les principales pour lui. Rien ne transpire de ces légendes, car plus il y a de légendes et moins on débrouille la vérité. Il y a surtout, hélas ! l’argent, sa très réelle fortune qui lui permet d’étouffer tous les scandales, de payer tous les dommages et de passer haut la tête dans un monde chic où le plus riche est toujours le plus libre. Ajoute à cela qu’il est un authentique aristocrate et qu’en France, à Paris, en pleine République vénale, on a le respect de ces nobles, qui font sourire dans la purée, parce qu’ils ne savent rien fiche, mais qui reprennent tout leur prestige dès qu’ils ne tripotent que leurs cartes ou leur politique. Il va donc s’offrir la grande ouvrière que tu es pour l’unique plaisir, bien sadique, de lui casser, moralement, les deux bras.

Marie Faneau songeait, ne pleurant plus.

— Pourquoi n’est-il pas revenu, ce revenant ?

— Peut-être parce qu’il commence à avoir peur de toi… ou de moi… crainte qui serait, pour lui, le commencement de la sagesse.

— Que faire, Michel ?

— Il n’y a que deux façons d’en sortir, Marie… La seconde, c’est de l’épouser, puisque tu l’aimes.

— Je t’en prie, ne plaisante pas. La première ?

— Que j’aille le trouver, ce que je voulais faire sans te le dire, et que je lui propose un pacte : je ne quitterai jamais ma sœur, parce que je sais tout. Arrangez-vous comme vous voudrez. Amant ou mari, vous aurez toujours un témoin, dans la mesure des circonstances… et de la pudeur. Remarque bien, Marianeau, que je ne sais rien, au fond, de positif, à part ce que j’ai vu. Je m’en fie au vieux dicton : trop poli pour être honnête. Et puis, il y a son meilleur ami, ce jeune docteur méditatif. Celui-là, je m’en souviens, a laissé échapper un tel mouvement de réprobation vers la fin de la fable de l’oiseau nocturne que je voudrais le questionner. Encore un Breton, un renfermé. Où le joindre ?… Je ne m’abuse pas sur mon premier moyen. C’est une espèce de chantage intellectuel.

Marie, soudainement attendrie, passa ses deux bras au cou de son frère.

— Ce n’est pas du chantage, cela, Michel. C’est presque du dévouement, car, toi, tu as ton avenir à faire, et l’existence du manoir de Pontcroix ou la course perpétuelle en auto, les fameux voyages dans tous les pays lointains, dont il parle sans cesse, ce n’est peut-être pas le rêve pour un jeune homme de ton âge qui aime le plaisir et n’a pas du tout l’envie de comparer le mystère des légendes bretonnes aux féeries parisiennes.

— Tu oublies que je partagerai, que je partage déjà le luxe de ce Monsieur, ton luxe de fiancée ou ta fortune de femme légitime ! Va, mon rôle n’est pas beau, mais j’ai le cynisme de l’accepter avec une réelle tranquillité d’âme. Je ne crois guère aux beaux rôles désintéressés dans cette comédie de l’existence. (Il ajouta, plus bas, noyant ses lèvres dans les cheveux fauves de sa sœur :) Je ne crois qu’aux passions qui, bonnes ou mauvaises, font de nous d’inconscients héros.

Ils se levèrent, les mains dans les mains :

— Va donc le voir, mon Michel, et décide pour moi. Je ne sais plus ni ce que je veux, ni ce que j’aime. Je suis étonnée qu’on veuille m’épouser pour m’éloigner de tout. Je te donne plein pouvoir. N’importe quelle solution, mais pas devenir folle ! Ah ! ça fait trop de mal ! Je n’ai pas l’habitude, moi, d’avoir peur. Si je te disais que, la nuit, je commence à regarder ma fenêtre pour y guetter le fameux oiseau qui… évente les femmes avec ses ailes !…

Pendant que le jeune homme descendait de l’atelier pour aller s’habiller, il murmura :

— Ça… ou les coups ! On ne les a qu’avec ces deux systèmes, très peu perfectionnés ! Et ma sœur, cette merveille, ne vaut pas mieux qu’une autre devant l’amour ! Ce Monsieur-là va me payer cher cette vérité. Du diable si je n’étrangle pas cette brute ! Moi aussi, je vois rouge.

Au Majestic, Yves de Pontcroix habitait un appartement d’un luxe banal de grand hôtel, en attendant le mariage qu’il avait fixé au printemps pour aller passer leur lune de miel, soit au château breton, soit en un voyage aux pays lointains : l’Asie ou l’Amérique.

Dès qu’on lui annonça la visite de son futur beau-frère, il ordonna de le faire entrer.

Le salon, attenant à sa chambre à coucher, avait un aspect de bureau ministériel, d’un confortable sobre, destiné à produire une impression de gravité, sinon de froideur, vous maintenant à distance.

Le marquis, resté assis devant une table chargée de papiers, en veston de chambre fort simple, semblait un peu souffrant, l’œil fiévreux et les traits tirés, mais il fut immédiatement affable, quoique sans tendre la main. Presque aussi maître de lui que de coutume, il lui dit de sa voix sourde :

— Je vous attendais, Michel. J’étais bien sûr que vous viendriez me faire des excuses… de cet inconcevable moment d’oubli. Vous êtes si drôlement mal élevé, mon cher enfant !

— Je ne suis pas un enfant, monsieur, et je ne viens pas m’excuser, car, le moment d’oubli, ce n’est pas moi qui l’ai eu, avouez-le.

Cela débutait mal.

Yves se dressa, les yeux lumineux comme ceux d’un fauve qu’on réveille.

— Prenez garde, Michel. Souvenez-vous que vous ne pouvez être protégé contre moi que parce que vous êtes son frère.

— Je le sais bien et je me propose d’en abuser, monsieur de Pontcroix : ma sœur n’a plus l’intention de vous épouser, voilà ce que je suis venu vous dire.

Il s’assit sur le fauteuil de cuir en face de la lourde table bureau, calculant que c’était là une barrière suffisante à la violence de certains gestes.

Pontcroix se croisa les bras en jouant machinalement de son index droit sur sa manche gauche.

Seul, ce petit mouvement fébrile indiquait la tension de son esprit.

Il aspira fortement l’air et demanda, très naturel :

— Pourquoi ne m’a-t-elle pas dit ou écrit cela elle-même, Monsieur ?

— Simplement parce qu’il est plus convenable que je vienne vous l’apprendre.

— Ah ! Vous savez au juste, vous, ce qui est convenable ou non ?

— J’ai l’habitude de me fier à ma fantaisie ou à mon instinct, cher monsieur. Moi je ne suis pas un grand seigneur… je suis libre.

Pontcroix tressaillit, car ce que son adversaire venait de lui dire là était une incontestable vérité. On n’est jamais libre quand on a accepté le joug de la naissance et qu’on peut craindre le scandale. Il se rassit, examina longuement le blond visage pâle qui ressemblait tant à l’autre, à celui qui dominait la situation, et murmura, tout à coup câlin, de cette étrange câlinerie qui déroutait après ses cruautés de langage ou de mouvements :

— Michel, avez-vous déjà aimé sincèrement une femme ?

— Oui, répondit Michel, dont la voix sombra. Je l’aime encore et je sais jusqu’où on peut aller sur ce terrain-là.

— Michel, j’aime sincèrement votre sœur. Je veux l’épouser parce qu’il me la faut pour toujours. Je vous assure que je suis incapable de lui manquer de respect. Ce qui s’est passé n’était incorrect que… parce que vous l’avez vu et que nous nous trouvions dans le monde… ou à peu près. Elle est très belle, très réservée. Elle a surtout pour moi cet attrait de la grande artiste, d’une sorte d’idole qu’on ne peut approcher qu’avec l’encens des grandes phrases, et, à la fin d’une soirée où l’on a des nerfs parce qu’on a un peu trop respiré l’odeur de certaine chevelure, raconté des histoires funèbres qui, vous le saurez peut-être un jour, sont un piment effroyable joint au champagne, il arrive qu’on ne mesure plus ses actes, qu’on a envie de mettre les morceaux doubles et pour aller plus vite, prouver davantage tout en ne cessant pas d’être correct…

— On se conduit comme…

Pontcroix l’interrompit d’un geste furieux.

— Taisez-vous ! ne répétez pas cela ou je ne réponds plus de ma patience !

— Moi aussi, monsieur, je vais aller plus vite et prouver davantage : vous n’épouserez pas ma sœur, parce qu’elle a peur de vous et que je ne vous le permets plus.

— Michel, cria Pontcroix perdant toute mesure, vous êtes venu ici pour me poser vos conditions. J’accepte tout d’avance : je ne peux pas aimer votre sœur sans l’épouser… c’est impossible. Je la veux entièrement.

— C’est-à-dire, cher monsieur, qu’il vous la faut loin de tout secours, dépouillée de toutes garanties sociales, sans défenseur, sans témoin et surtout consentante, vous aimant assez pour sauver l’honneur du nom, s’il y avait lieu, ce dont elle est fort capable ?

Pontcroix se pressa les tempes de ses deux poings :

— Vos conditions ? fit-il sans daigner protester, parce qu’il ne pensait qu’à la profonde immoralité de son ennemi.

— La très simple promesse que, devenu son amant ou son mari, vous ne me sépariez pas d’elle.

Il leva un peu ses yeux, férocement durs :

— Cent mille ? gronda l’homme pris au piège par un gamin.

— Non, monsieur de Pontcroix. Son luxe, le vôtre, le ménage à trois, mais, parfaitement, très purement correct. Moi aussi j’aime la correction dans le vice ! Car je ne suis que le frère, et ma sœur est une très honnête fille qui vous aime. Je refuse toute fortune en dehors de la sienne. Je ne suis à vendre qu’en qualité d’esclave, le sien.

Yves de Pontcroix couvait le jeune homme de son regard fixe et brûlant.

S’il comprit, il ne voulut rien en laisser paraître, car il dit, subitement très affectueux, de son ton redevenu câlin, attendri :

— Vous êtes un frère vraiment très dévoué. Je n’aurais jamais deviné cela de votre part en vous voyant danser l’autre soir avec toute la grâce canaille d’une demoiselle des Folies-Bergère ! Comme on se trompe ! Mais, mon cher ami, qui vous a raconté que je veux vous éloigner de notre ménage ? Ne m’empêchez pas d’arriver à le former… même à trois ! Nous pensions tout naturel, Marie et moi, de vous rendre votre liberté de jeune homme, au moins durant notre voyage de noces, mais, puisque vous désirez nous suivre, j’en suis ravi. Elle a peur de moi ? J’ai été trop hardi après avoir été trop timide, je le confesse. Je me suis trop complu à une imagination poétique, soit. Tout est remis dans l’ordre, ou le sera par ma promesse formelle de vous admettre chez moi, aussi longtemps qu’il vous plaira d’y rester… ou qu’elle consentira à vous admettre elle-même. Les nouvelles mariées sont si différentes, souvent, des anciennes fiancées ! Ne redoutez-vous point que ce puisse être elle qui vous trouve un jour un peu ridicule… dans ce rôle de… gardien du sérail ?

Michel Faneau se leva, à son tour, souriant : — Oh ! fit-il avec une farouche insolence, le bon droit reste toujours au plus fort dans votre monde, c’est une puissance brutale que je ne conteste pas, mais il n’est pas prouvé que votre force, à vous, soit celle de l’amour. Nous allons donc savoir qui aimera le mieux, du mari vainqueur ou du frère prisonnier. Un bon conseil, marquis ! Tâchez de faire votre cour plus simplement, car… tout est à recommencer. Vous êtes allé trop loin… ou pas assez. Une femme qui a peur n’est heureuse que si on la rassure par des moyens naturels.

Le marquis reconduisit le jeune homme en riant.

— Vous êtes le garçon le plus intelligent que je connaisse. Nous deviendrons les meilleurs amis du monde, Michel. Voulez-vous prévenir Marie, ma chère fiancée, que je l’attends au Ritz, tout à l’heure, pour le thé ? Amenez-la-moi, nous dînerons n’importe où cela lui agréera, en public, avec toutes les lumières, tous les témoins, toute la musique. Ce sera charmant ! Et n’oubliez pas que je suis à votre entière disposition pour tout ce qu’il vous plaira de me demander, mon frère.

Il appuya sur le mot.

Mais ils ne se tendirent pas la main. Ni l’un ni l’autre n’en ayant réellement envie.

Marie Faneau n’en revenait pas ! C’était une transformation complète ou… la mystification qui continuait, mais combien plus agréable ! Yves de Pontcroix était tendre, d’une tendresse absolument respectueuse. Il avait su demander pardon. Il embrassait les mains qu’on lui abandonnait avec un très visible effort pour ne pas les mordre ; cependant il y arrivait, et quand ses yeux brillaient de leur terrible luminosité fixe, il les éteignait en baissant les paupières. Cette partie de l’époque des fiançailles fut un rêve nouveau pour Marie, car le grand oiseau noir s’était envolé de devant sa fenêtre et il ne demeurait plus, de son souvenir néfaste, que le doux froissement d’éventail de ses ailes ou, mieux, l’illusion de l’avoir absolument apprivoisé.

Michel n’avait pas parlé de son entrevue orageuse qui lui avait laissé, à lui, un léger trouble. Il avait joué pour gagner le bonheur du moment et non pour s’assurer un avenir plus sérieux. Et amateur du qui vivra verra il n’insistait pas sur les moyens à employer pour donner au jour le jour le plus de chatoiements possibles. D’ailleurs, quel est le terrible pécheur que l’amour ne convertit pas ?

Marie se laissait conduire par l’expérience un peu spéciale de son frère qui semblait connaître toutes les fatalités des mauvaises passions et ne lui prêchait pas précisément la morale. Assez femme pour désirer être aimée, pas assez femme pour savoir très bien comment, elle ne dirigeait plus sa vie, parce qu’elle était un peu fatiguée. Sous la conduite de ce chevalier servant, très ingénieux, aussi jaloux que le fiancé, elle ne sentait pas le besoin de l’isolement avec l’être préféré, ne sachant plus de quel côté était le véritable amour ou le véritable danger.

On allait de fête en fête, négligeant le travail d’art et le métier. Se couchant tard, il notait pas facile de se mettre à l’ouvrage de bonne heure. Si Marie touchait encore volontiers à ses pinceaux, Michel perdait complètement de vue son atelier et étonnait les camarades par le luxe princier de ses habitudes. Yves de Pontcroix déclarait ne plus pouvoir vivre sans lui. Il l’envoyait chercher chez Fusard avec l’auto, et quand on ne l’y rencontrait point, le chauffeur avait l’ordre de se rendre cour de Rohan, d’où on le ramenait presque toujours avec la fiancée.

Déjeuners au Bois, promenades si le temps le permettait, goûters dans les thés en renom et dîners dans les restaurants fastueux (toujours pleins malgré le renchérissement scandaleux des denrées) et rendez-vous aux théâtres où l’on rencontrait la cour habituelle de la reine : Gompel, Henri Duhat, de la Serra, souvent ce brave notaire breton qui, en sa qualité de vieux beau, ne dédaignait point les parties fines. L’éducation du fiancé, son titre et son argent faisaient disparaître le genre un peu bohème de Michel sous un aspect d’originalité amusante. On finissait même par ne plus très bien distinguer si c’était le grand seigneur qui déteignait sur le petit mauvais sujet ou le contraire. Michel, du reste, savait maintenant s’arrêter à temps dans une plaisanterie… et ne fumait plus devant sa sœur, parce que le marquis de Pontcroix ne prenait jamais cette licence.

— Ne trouves-tu pas que nous abusons ? questionna un jour Marie Faneau en retirant le très beau manteau de fourrure, présent de la corbeille, qu’elle avait consenti à mettre sur ses épaules parce qu’elle comprenait, maintenant, pourquoi les femmes pauvres s’enrhument quand elles se permettent le décolletage.

— Abuser… de quoi ?

— De ses largesses, car, enfin, je ne suis pas encore sa femme et nous vivons sur un tel pied que c’est tout comme. J’ai horreur de porter des vêtements qui ne m’appartiennent pas. C’est terriblement lourd…

— Pour qui veux-tu qu’il dépense son argent, sinon pour celle qu’il aime ? Ne sommes-nous pas toute sa famille ! Lourd ? Marianeau, sage Marianeau, si tu étais franche, tu avouerais que tu crains de t’y habituer.

— Eh bien, oui. Je n’aime plus le froid simplement parce que je ne sais plus me lever tôt.

— Marianeau, nous te pervertirons… mais j’espère que tu retrouveras toute ta vertueuse vaillance quand il le faudra affronter ce cher marquis… déchaîné.

— Justement. Si un soir je devais me fâcher pour tout de bon, Michel ? Ni pour une couronne, encore moins pour une fortune, je ne céderais à un fou. Je ne l’aime que parce que je le crois sain, quoique violent.

— Oh ! tant que je serai là…

Et Michel acheva sa pensée en faisant claquer ses doigts comme, la nuit des fiançailles, Yves avait fait claquer les siens pour rappeler son médecin à l’ordre.

Les promenades en auto étaient surtout un enchantement pour Marie, qui avait eu une première jeunesse un peu sédentaire. Elle y glissait dans un songe délicieux lui rappelant la course au pont de Saint-Cloud, si étrange, dans la nuit profonde, avec ces deux buées blanches comme le souffle d’un dragon fantastique l’emportant au pays des chimères… dont elle ne voulait plus revenir !

— Et bientôt nous irons voir Pontcroix, Marianeau, disait le marquis gaîment, car il la nommait, lui aussi, Marianeau, unissant au petit nom, un peu simple, de la jeune femme le diminutif de sa signature d’artiste.

— Les travaux marchent ?

— Je crois. Mais je veux la tour mise en état, les terrasses très fleuries, la chapelle restaurée et le dîner possible dans la grande salle des gardes, quand nous sortirons de la cérémonie parisienne.

Ils devaient se marier à Paris, bien entendu, dans tout l’éclat d’une pompe mondaine dont Gompel disait d’avance toutes les splendeurs. On commençait à les recevoir dans la colonie américaine où personne ne pouvait s’étonner de rencontrer une jeune fille avec son fiancé, même si elle n’eût pas été accompagnée par son frère. Michel devenait le flirt de toutes ces demoiselles raffolant de tangos endiablés, et assez souvent on invitait ce grand fauve un peu taciturne pour avoir ce singe amusant, son meilleur ami, un faiseur de tours des plus sympathiques.

— Michel, confia Marie, rentrant une nuit très lasse et très heureuse. Je voudrais te voir fixer ton choix pour plus tard : je veux te doter, avec la permission d’Yves qui m’en a déjà parlé, et te faire épouser une belle miss. Tu as le goût de tous les luxes. Maintenant toutes les ambitions te sont permises. Tu fais la noce à corps perdu, ça, nous le savons ! Il vaudrait mieux songer à l’établir convenablement… pour la vie.

Il se mit à rire, d’un rire douloureux :

— Qui t’a renseigné sur ce genre de noce que je fais en dehors de la noce mondaine ?

— C’est Yves qui prétends que tu brûles ta santé. Il devrait te suffire de nous suivre partout où l’on s’amuse convenablement sans y ajouter les aurores non vertueuses des rentrées à cinq heures du matin… Tu finiras par tomber malade. Tu ne dors jamais. Tu me ramènes ici et tu ressors… ce n’est pas normal.

— Plût à Dieu que tout le monde fût aussi normal que ton serviteur, Marianeau !

— Tu ne vas pas lui en vouloir parce qu’il s’inquiète de ta santé !

— Non, certes, mais dis-lui donc, de ma part, que je n’ai ni envie de me marier ni envie de rester chaste. Moi, les gens trop vertueux me dégoûtent ! Après moi le déluge de larmes, si tu daignes me pleurer !

— Ce que tu es méchant !

Elle était en train de lui préparer une lasse de tilleul, pour ne pas réveiller la bonne Ermance.

— Je mets deux cuillers de ta potion, Michel, et tu vas dormir chez toi, en le couchant. Je te défends de t’endormir ici, tout habillé. Ce n’est pas sain.

— Je préfère m’échouer ici que risquer de t’éveiller quand je rentre… à des heures louches. Nous sommes en bas trop près l’un de l’autre ; je t’entends rêver… ou la chienne se met à te prévenir, c’est agaçant.

— Mon Dieu, que tu es donc scrupuleux… tout ça pour pouvoir m’échapper facilement, beau masque !

— Oui, Marianeau, le fuir… Va-t-en vite avec ce chien qui m’exaspère de ses caresses. Il n’y a plus de feu et tu vas t’enrhumer, toi aussi, décolletée comme tu l’es.

Il se tournait contre le mur, le front dans les coussins, toussant ou sanglotant, on ne savait pas bien. Brusquement, il la rappela.

— Marie, répète-moi cette phrase : Nous le savons. Comme tu as bien dit ça ! Tu n’as donc plus peur de cet homme ? La bête est domptée, hein, elle ne mord plus ?

— Michel, ne plaisante pas sur ce qui m’a fait tant de mal !… Mon fiancé a eu un instant d’égarement. Il m’a demandé pardon et m’a avoué même qu’il était content de voire discussion à mon sujet, parce que cela lui a permis de te mieux apprécier.

— Ah ! Ah ! Il m’apprécie… à ma juste valeur ? Mon silence ou ma complicité, combien cela peut-il valoir ? T’a-t-il dit un chiffre ?

— Voyons, Michel, ne t’emballe pas. Encore ta fantaisie outrancière qui s’en mêle. Ni lui, ni moi, ne voulons aliéner ta liberté ! Tu es fou ! Notre maison sera la tienne et notre fortune aidera le plus loyalement du monde à faire ta fortune. Tu pleures ? Mais non, tu as la fièvre. Tes mains sont brûlantes.

— Marianeau, Marianeau la vertueuse, tu aimes follement, ingénument un homme que tu ne connais pas ! Prends garde à toi ! Je n’y serai pas toujours. (Puis, il ajouta, ivre d’un chagrin mystérieux) : Va-t’en ! Laisse-moi dormir ici… Moi non plus, tu ne me connais pas.