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Le Grand saigneur/09

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E. Flammarion (p. 177-199).
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IX

— Ce rêve est tellement beau, cher monsieur, pour ma sœur et pour moi, que je trouve assez naturel de m’en étonner, avec modestie, au moins de ma part.

Henri Duhat fumait silencieusement son cigare en attendant son client qui s’habillait, là-haut, chez lui, et il faisait les cent pas dans le hall du Majestic pendant que Michel, renversé sur un fauteuil, le suivait des yeux, ne perdant pas une expression de sa physionomie.

Mlle Marie Faneau mérite tous les bonheurs et tous les honneurs, monsieur Michel.

C’était respectueux pour la sœur, mais un peu sec pour le frère.

— Marianeau est en effet une de ces créatures d’élite qui appellent les grandes passions. Je déplore qu’elle puisse demeurer si enfant, malgré son intelligence. Ma parole, elle est envoûtée par le marquis. Ne m’a-t-elle pas déclaré, un soir, qu’elle le prenait pour… un revenant, un mort !

Le docteur Duhat tressaillit, s’arrêta, secoua sa cendre d’un doigt nerveux et regarda Michel.

— Les femmes ont des intuitions déconcertantes.

— Que voulez-vous dire ?

— Rien… que faire une réflexion médicale, cher monsieur.

— Souvenez-vous de l’histoire du vampire et de cette étrange façon de concevoir l’amour d’outre-tombe !

— Oh ! simple entraînement d’imagination ! Le marquis, que je connais depuis notre enfance, est un contemplatif, un poète à l’occasion, puisqu’il exagère volontiers. Je lui en ai entendu raconter bien d’autres.

— Alors, pourquoi cette brutalité de gestes, cher docteur ? J’ai, par hasard, assisté à une scène rien moins que poétique dans un… dancing où une certaine jeune personne très empanachée a reçu certaine leçon de jiu-jitsu qui lui a beaucoup rapporté.

— Ah ! vous étiez là ? Je comprends vos inquiétudes. Yves est un peu vif. Il a un réel mépris pour ce genre de femmes. Songez donc ! Élevé dans la sévère morale catholique par des professeurs très au-dessus des idées charnelles, il n’admet aucune privauté.

— Oui, oui, je conçois ça… Moi-même, j’ai été fort bien élevé. J’ai fait aussi ma première communion et vous voyez ce qu’il en reste !… Votre marquis, au lieu de les prendre avec des gants, les prend avec des pincettes ! Ça lui coûte cher, malgré qu’il ne regarde pas à la dépense. Monsieur Duhat, répondez-moi franchement : vous trouvez ça drôle ?

— Non, répondit laconiquement Henri Duhat, comme ayant peur de donner une appréciation motivée.

— Et si cela lui arrive souvent, ne craignez-vous pas qu’un jour il aille plus loin que le poste ?

— Ça ne lui arrivera plus, monsieur Michel, parce que je crois que mon ami est trop sérieusement épris pour s’égarer chez les filles.

— Hum ! Et les autres histoires… de femmes ? Car enfin vous n’imaginez pas que votre chaste breton n’a rudoyé que celle-là ?

— Vous savez l’autre histoire ? murmura Duhat en se rapprochant de Michel, parce que des étrangers venaient de s’introduire dans le hall.

— Bon ! pensa Michel. Il y a d’autres aventures et je m’en doutais. (Il reprit, tout haut) : Dès qu’un grand mariage est annoncé, il pleut des prospectus et des lettres anonymes. J’ai coupé la communication avec ma sœur pour les lettres anonymes et j’ai appris des détails fort scabreux, ma foi… et des noms… presque propres.

Michel s’arrêta pour étudier l’effet produit par sa phrase sur le jeune breton renfermé. Celui-ci lui fit un signe lui enjoignant de baisser la voix.

— J’ai toujours redouté pour l’avenir les esclandres de cette sorte. D’abord parce que les prétendues victimes amplifient, ensuite parce que l’argent est quelquefois inutile à la réparation. Vous voulez parler de Lucienne Gerval ?

— Justement.

— Henri Duhat commanda deux Porto à un garçon d’hôtel qui passait et les deux jeunes gens s’isolèrent devant une petite table.

— Écoutez-moi, Michel Faneau, et ne vous indignez pas, car cela non plus n’en vaut pas la peine. Je ne veux pas déprécier le caractère de mon meilleur ami, qui m’a rendu d’inoubliables services. Nous sommes du même pays où ma famille fut, jadis, au service de la sienne. Moi, je ne suis pas envoûté, mais j’ai pour Yves un profond attachement. Je le plains beaucoup plus que je ne le blâme. Chacun entend sa vie d’amour à sa façon. J’ai du faire quelques observations à mon client, que j’ai soigné depuis la guerre pour ses fièvres, qui l’ont fait réformer sans aucun dommage, veuillez le croire, pour l’intégrité de ses mœurs ; mais il est évident qu’il est dangereux pour lui, sinon pour sa femme, de se marier. Vous êtes très intelligent, Michel, et vous cherchez à mieux connaître votre futur beau-frère, parce que vous n’avez jamais habité le même monde et qu’une barrière, en s’ouvrant, ne nivelle pas deux terrains. Ça n’est pas très grave. Laissez-moi remettre les choses au point, je vous en prie ! Lucienne Gerval a grand tort de continuer à se plaindre, surtout en face d’un mariage. Elle est toujours vierge, donc on ne lui a causé aucun préjudice. On lui a donné à elle et à sa famille tout ce qu’elle a exigé. On ne lui doit plus rien… puisqu’elle s’est laissé condamner pour chantage… alors ?

— Lucette Gerval ! répéta machinalement Michel, ahuri par la tournure que prenait cette confidence. Et qu’est-ce que c’est, comme valeur morale ?

— Mon Dieu, la petite bourgeoise de province s’émancipant à Paris pour y lutter contre la vie chère. Elle était dactylo ou demoiselle de magasin, je ne me souviens plus trop. Un soir, elle a suivi le grand ténébreux, l’élégant flâneur, ce Monsieur qui possède le moyen d’enjôler toutes les petites filles d’aujourd’hui parce qu’il les fait monter dans la très belle limousine, le carrosse de la féerie moderne, et elle est revenue plus tard, chez ses parents, toute en larmes. Et elle a raconté des blagues comme elles font toutes pour se disculper ! Devant le juge, elle s’est rétractée, déclarant qu’elle était amoureuse folle et qu’elle ne se rappelait plus rien. Elle est sans doute encore amoureuse, puisqu’elle écrit des lettres anonymes ou les fait écrire. Je préviendrai discrètement le marquis.

— Non, docteur. Je désire m’occuper de cela moi-même, puisque c’est à moi qu’on s’adresse.

— En ce cas, un conseil : prenez garde aux parents. Ils sont bien plus enragés que la petite.

— Elle demeure encore chez ses parents ?

— Mais oui. Ces gens-là sont tous venus de leur province pour… se jeter dans la gueule du loup, de ce même loup que leur fille avait vu… Et à présent, ils vivent tous de leurs rentes.

Michel, dans un mouvement de vivacité dont il ne fut pas le maître, renversa son verre de Porto en se levant.

Yves de Pontcroix entrait dans le hall. En habit, sous sa pelisse ouverte, il avait tellement l’apparence d’un homme comme il faut, malgré la dureté de son masque et le triomphe sauvage de ses yeux, que Michel se demandait, avec un léger effroi, lui, si sceptique, s’il n’était pas la victime d’un autre envoûtement ? Cette silhouette élégante lui devenait non seulement sympathique, mais encore il cédait peu à peu à ce besoin d’admirer la force qui est inné chez tous les faibles. Ah ! s’il n’y avait pas eu sa sœur, la belle Marianeau, la meilleure force, la puissance de la bonté et de la beauté réunies, comme il s’en serait moqué des prétendues victimes !

— Que tout ceci demeure entre nous ! murmura Michel. Vous êtes médecin et un peu confesseur, monsieur Duhat.

— Il y a le secret professionnel, monsieur

Faneau, répondit avec une certaine naïveté Henri Duhat.

— Oh ! votre secret professionnel ! Est-ce qu’il devrait exister devant un mariage menaçant l’avenir d’une femme ? gronda le jeune homme impatienté. Alors, quoi ? C’est un malade votre client ?

— Non, mon cher. Il est guéri, puisqu’il aime. Il brise volontiers tout ce qu’il touche pour s’amuser… Ce fut un soldat superbe, il est encore un orgueilleux… j’attends, pour prononcer un dernier diagnostic, que l’amour en fasse un homme, un homme qui ne joue plus !

Et un sourire mélancolique erra sur les lèvres d’Henri Duhat, le Breton fataliste.

Les trois jeunes gens réunis, il ne fut plus question que de la fiancée.

— Nous n’allons pas la chercher ? interrogea le marquis.

— Ma sœur vous prie de l’excuser ce soir, déclara Michel, qui prenait sur lui ce refus. Elle est un peu souffrante et moi je suis obligé d’aller à un rendez-vous… que je n’ai pas fixé moi-même, hélas !

— Quel mauvais sujet incorrigible ! soupira Pontcroix contrarié, mais indulgent.

— Je vous jure que ce n’est pas un rendez-vous agréable, mon cher futur beau-frère ! Il s’agit d’une demoiselle qui se plaint de vous. J’espère qu’il ne va pas falloir la consoler à votre place !

Et virevoltant sur ses talons, absolument comme s’ils eussent été rouges, Michel se retira, bien résolu à courir chez tous les commerçants parisiens pouvant employer une demoiselle du nom de Lucette Gerval.

Le flegme de ce médecin l’exaspérait.

— Puisque nous venons de rouler celui-ci, pensait-il, nous roulerons les autres ! Je veux tout savoir ! Il est peut-être encore temps.

— Que signifie ? demanda péremptoirement Yves de Pontcroix, quand Michel eut disparu.

— Pas grand’chose. Il a reçu quelques menaces anonymes, des racontars sans importance. Vous vous y attendiez.

— Je m’attends à tout…, mais il n’empêchera rien. Remontons chez moi, voulez-vous, Duhat, pour pouvoir y téléphoner tranquillement ?

Une fois chez lui, Pontcroix prit l’appareil et se fit donner la communication avec son cercle.

— Les deux Messieurs qui sont venus vers deux heures ont-ils dit pourquoi ?

Après les tergiversations de rigueur, on répondit que ces Messieurs avaient demandé l’adresse personnelle du marquis, mais que, selon l’usage de la maison, on ne l’avait pas donnée à deux inconnus.

— Envoyez-les-moi, s’ils reviennent ! ordonna Pontcroix.

Puis, quittant son pardessus, ôtant ses gants, il jeta des cartes sur une table de jeu placée près de son lit.

— Henri, tenez-moi compagnie en attendant. Car ils viendront. Maintenant, je sais. Tant mieux. Je commençais à m’ennuyer.

Et il se mit à fumer rageusement.

Henri Duhat ne risqua aucune objection.

Rien qu’à le voir manier les cartes, en des gestes fébriles et expérimentés, on devinait que le pauvre garçon retrouvait, lui, la seule distraction capable de lui faire oublier les soucis inhérents à sa qualité de médecin bien mondain. Pontcroix ne s’intéressait pas énormément à ce qu’il faisait et il causait, entremêlant son récit de termes rituels qui le dénaturaient le plus bizarrement du monde :

— Ça date d’hier soir, chez les Legoff. J’y ai rencontré un dessinateur, un artiste que je ne connais pas du tout, un de ces farceurs amenés par la princesse Lucie Norat, qui traîne ces gens-là pendus à ses jupes. On a parlé de mon portrait et on a célébré le talent de Marie Faneau — vous en voulez, mais je refuse — seulement, on a déblatéré sur le frère en déclarant qu’il avait des mœurs douteuses — oui toute la couleur que vous voudrez. — Moi, je n’ai pas voulu entendre, car ces gens ignoraient ma qualité de fiancé — je marque le roi. — Mais, en y réfléchissant, ces deux Messieurs sont envoyés par l’artiste en question parce que… — je prends tout — l’ayant rencontré au vestiaire je lui ai envoyé je ne sais plus quoi à la figure. Cet après-midi ça ne me disait rien. Ce soir, j’ai envie de me battre pour ce garçon qui ne sait pas tenir une épée et qui doit être lâche comme une couleuvre. — Votre revanche quand vous voudrez.

Henri Duhat laissa tomber les cartes.

— Vous voulez vous battre pour Michel ? Quel étrange caractère vous avez. Moi qui croyais que vous le haïssiez ? Je m’y perds, positivement.

— Oui, vous avez perdu ! fit Pontcroix riant de son rire cruel. On perdrait toujours avec moi si je n’étais pas beau joueur ! Et puis, il faut bien tuer le temps, surtout quand il devient insupportable comme ce soir.

— Voulez-vous que nous allions la retrouver ensemble ? Vous avez promis à Michel de ne pas forcer la consigne, mais je puis remplacer le frère, au moins pour vous permettre de demander de ses nouvelles.

— Non, je ne profiterai pas de l’occasion… pour le trahir. Nous attendrons les témoins.

Et il éclata d’un rire terrible, se mit à marcher de long en large, ivre d’une impatiente fureur.

— Je vous en prie, mon cher Yves, calmez-vous, murmura le médecin, très inquiet, surtout depuis qu’on ne jouait plus. Songez à tout ce que vous accumulez de dangers sur votre tête. Si encore la publicité ne s’en mêlait pas… Tout concourt à vous signaler à l’attention. Un nouveau scandale et vous sombrez. Yves, puisque vous l’aimez tant…

— De quoi vous a-t-il parlé, Michel ? interrompit Pontcroix. Est-ce qu’il vous a dit que nous nous étions disputés ?

— Non. Il ne fait que votre éloge, au contraire. Il me paraît très jaloux de la bonne réputation de sa sœur. Ne risquez pas… certaines tentations. Des lettres anonymes, c’est sans importance. Quand on est le marquis de Pontcroix et qu’on possède votre fortune, on ne se marie pas impunément. Cela rallume des rivalités, des appétits. Ah ! Yves, à votre place je ne me serais pas marié.

— À ma place ? Vous oubliez, mon cher, qu’entre nous, il y a des différences.

Le malheureux joueur savait probablement très bien à quelles différences on faisait allusion, car il tordit nerveusement son paquet de cartes.

— Vous êtes un ami généreux, Yves, seulement je me demande si pour vous rendre service, aujourd’hui, je ne devrais pas vous empêcher… d’aller à je ne sais quelle catastrophe. Cette jeune femme n’est pas une femme ordinaire.

— Elle m’aime. Son frère lui raconterait… qu’elle ne le croirait pas, au moins sans preuves à l’appui. Elle aime beaucoup son frère… Elle l’abandonnera pour me suivre… oui, quand je voudrai.

— Elle vous aime ? Alors, Yves, je souhaite… sa guérison par la vôtre… car au-dessus de vous il y a, en effet, la nature.

Et le docteur Duhat, avec un soupir de lassitude, se remit à cartonner.

Les deux Messieurs inconnus vinrent, le soir, après dîner et ce fut Henri Duhat qui les reçut en leur apprenant que son client avait constitué deux autres témoins. Cette affaire s’arrangerait sans doute, aux environs de Paris, à l’entière satisfaction de tout le monde. Un témoin essaya bien de démontrer que, depuis la guerre, le duel était mal porté et qu’il semblait antédiluvien de se mesurer pour des querelles purement individuelles, mais quelqu’un déclara, non sans raison, que la victoire générale ne suffisait pas à venger les injures particulières.

Pendant ce temps, Michel cherchait Mlle Lucette Gerval, qu’il ne découvrit pas et à laquelle il renonça, parce que les événements se chargèrent de lui prouver que les femmes, comme les nations, finissent toujours par adorer leurs bourreaux.

Marie Faneau attendait son frère pour aller rejoindre son fiancé et se mourait d’inquiétude. Le grand garçon si fort et si singulièrement insensible était alité, disait son dernier pneumatique, avec un peu de fièvre : « Voulez-vous, grande Amie, venir me voir ? Mon médecin, Henri Duhat, autorise une heure de conversation et il craint des complications morales si vous me refusez cette joie. » Marie ne tenait plus en place. Lorsque son frère arriva elle lui montra le pneumatique tout en achevant sa toilette.

— N’attendons pas son auto. Partons tout de suite, je l’en supplie.

— Il est blessé ou vitriolé ! Est-ce que, par hasard, il y aurait une providence ? dit Michel, qui commençait à avoir assez de son rôle de personnage en tiers dans une comédie aussi dramatique.

Dans la très somptueuse chambre à coucher du Majestic Yves était étendu sur une chaise longue le bras droit en écharpe. On avait baissé les stores et un flatteur demi-jour atténuait la dureté de son visage. Il semblait plus calme, surtout plus gai. Deux jeunes gens serraient les mains du médecin se retirant devant la visite de la fiancée, lui laissant discrètement le champ libre après avoir arpenté l’autre champ, selon toutes les lois du code de l’honneur.

Michel risqua une plaisanterie de mauvais goût :

— Vous avez l’air d’une marquise ! Il vous manque des mouches !

— Celle qui m’a piqué pour vous, cher ! lui jeta dédaigneusement Pontcroix en se soulevant pour baiser la main de Marie.

Il ne voulut pas en expliquer davantage, au moins lui-même.

Marie était navrée. Encore un mystère ! Le médecin consentit à la rassurer :

— En effet, une piqûre insignifiante, Mademoiselle. Ne vous alarmez pas. Le pauvre adversaire ne s’en tirera pas si bien, d’autant moins bien qu’il manque d’habitude.

D’un commun accord, Michel, qui espérait en savoir davantage et Henri, qui avait l’ordre de lui en dire un peu plus, passèrent dans le salon d’à-côté.

Marie avait une robe de printemps, un voile de soie bleu sur un satin plus clair, et un immense boa de plumes d’autruche de deux tons azurés l’entourait en faisant ressortir sa tête pâle de rousse sous un large chapeau de velours uni. Elle était toute septième ciel ! Ses yeux fleurissaient, derrière sa voilette de tulle, comme deux fleurs tendues vers la lumière. Elle osa s’asseoir sur le bord de la chaise-longue.

— Yves, murmura-t-elle, vous n’avez donc aucune pitié de votre amie, puisque vous la bouleversez ainsi sans lui faire la grâce du mot de l’énigme ?

— Chérie, je suis tellement heureux de vous revoir que j’ai tout oublié.

Il serrait ses poignets avec toute la vivacité de quelqu’un qui n’a pas perdu énormément d’énergie.

— Je ne peux pas connaître le motif de ce duel ?

— Une discussion ridicule à propos… de sport.

— Ou d’une dame ? fit-elle timidement.

— Non, pas tout à fait.

Et il rit, puis il se mit plus près d’elle, l’enveloppant de son bras resté libre.

— Marianeau, fit-il de sa voix sourde, tout à coup passionnée, je gagne à ce coup d’épée la joie de vous avoir un peu toute à moi. Vous n’avez pas peur parce que je suis blessé. Ces sortes de situations attendrissent les plus sévères et moi je ne crains pas de vous… froisser, car je suis fatigué, pas de ma blessure, Dieu sait que j’en ai reçu d’autres, mais parce que j’ai dû me lever de bonne heure et j’ai horreur de ça… (Il lui baisa les mains) Marianeau, vous êtes belle dans vos soieries célestes, mais vos cheveux sentent l’enfer ! Non, ne vous révoltez pas. Je resterai très doux. Je voudrais me blottir dans vos jupes comme Fanette, que vous me préférez. Aussitôt guéri, dans une semaine, je vais en Bretagne pour voir où en sont les travaux. Maître Mahaut m’écrit que tout se termine lentement parce que… journées de huit heures et incapacité. Comme il est regrettable que nous ne puissions revenir au bon temps où l’on ne bâtissait pas une tour ou un rempart sans d’abord murer un ouvrier dedans, histoire de donner une âme à la pierre ! Marie, ne protestez pas, je plaisante ; seulement, jadis, c’était sérieux… Ma chérie, aimez-vous toujours les fleurs que je vous envoie ? Puis-je cueillir à votre ceinture cette rose rouge ? Vous commencez à aimer cette couleur, dites ? Aimez-vous aussi ces fraises qui sont venues d’Espagne et sont presque aussi rouges que les œillets de ce pays ?… Marie, je suis heureux, mais je suis impuissant à vous plaire, parce que je ne sais pas me plier à l’amour humain. (Il ferma un instant les yeux comme prêt à se trouver mal.) Et tu attends de moi l’amour humain. Tous ceux qui t’approchent doivent en rêver, de cet amour qui donne la vie. (Il semblait vraiment sur le point de s’évanouir et déchirait la rose pourpre sous ses ongles. Elle eut la sensation qu’il souffrait, mais que ce n’était pas physiquement.) Non, non, ne m’embrasse pas. J’ai le dégoût de tous les baisers ! Souviens-toi que tu as livré tes lèvres à un autre. Tu as beau me plaire, je ne l’oublie pas. Crois-tu donc que je puisse te pardonner ?… Je ne pardonne jamais rien. Non, l’absolu ce n’est pas cela.

Elle se leva, désolée.

— Vous avez encore la fièvre, monsieur de Pontcroix ?

— J’ai toujours la fièvre. (Il ajouta plus bas, comme un aveu) : Mais ce matin, chérie, j’ai vu la vraie couleur du sang ; ce n’était ni la rose, ni les fraises, ni ta bouche, c’était quelque chose comme le torrent de tes cheveux que j’aurais voulu arracher à la blessure de cet homme.

— Oh ! Yves, qui êtes-vous ? Il n’est pas possible de penser tout cela sans avoir le cerveau malade, je vous assure…

Il se redressa et lui mit les mains sur les épaules en la regardant droit dans les yeux :

— Je ne suis pas plus fou que ceux qui songent à l’amour tel qu’on le parle en votre langue humaine, Marie. Osez donc y songer un seul instant, là, dans mes bras, en me regardant bien en face !… (Marie Faneau, interdite, demeura immobile, son teint se colora, sous son regard brûlant, sa pudeur, malgré elle, monta jusqu’à ses joues, venant du plus profond de son être. Comment se faisait-il que ce fou furieux qu’elle n’aurait pas dû écouter, ni daigner contredire, la tenait sous le charme effrayant de certaines phrases qu’elle finissait par admettre, sinon comprendre ? Elle entendait cela comme un chant indistinct, sans parole…)

— Oui, je sais, tu voudrais bien appeler ton frère pour te garer de mes divagations… en écoutant les siennes ! Il t’aime bien, ton frère, et c’est pour cela que je l’aime aussi. Marie, tu seras ma femme, et nous serons trois, la plus étrange des trinités passionnées. Tout ce que la terre peut porter de plus ardent et de plus inouï. Je veux tout ce que tu voudras et je m’incline d’avance devant ta douceur de belle résignée. (Il la jeta irrésistiblement à ses pieds, la faisant tomber sur les genoux du seul effort de sa main demeurée libre.) Voilà ! tu ne peux même pas résister à un homme blessé. Maintenant, tu vas pleurer, ce qui me consolera, me guérira, car, enfin, tu m’aimes… et que m’importe de quel amour !

— Non, Yves, je ne pleurerai pas. J’ai seulement une peine infinie à vous voir si malheureux, vous si fort. J’ai entrepris de vous guérir de vos vertiges et j’y parviendrai en vous aimant… comme il vous plaira que je vous aime. Je supporterai tout, parce que je crois que vous m’aimez à votre manière. De tout votre cerveau, sinon du cœur que vous n’avez plus. Qui donc m’a volé votre cœur, Yves, mon fiancé ?

Il la respirait, ravi, les yeux clos, la tenant par les deux poignets d’une seule main, sans essayer de lui faire du mal.

— Quand je pense que je pourrai peut-être la convertir à ma religion ! murmura-t-il.

Elle ne put s’empêcher de sourire.

— Vous croyez en Dieu, Yves, et vous vous imaginez, naturellement, que je suis une païenne parce que je suis une artiste ?

— Je crois, moi, en un Dieu qui n’est pas le bon, petite fille trop tendre et trop simple. Je crois, et la guerre, et surtout la paix d’aujourd’hui autorisent cette croyance au ciel renversé, que la seule puissance qui gouverne le monde est une puissance mauvaise, détruisant ou corrompant tout ce qu’elle honore de son attention. Je crois que c’était peut-être Gilles de Rais qui avait raison. Malheureusement, on ne laisse pas aux inventeurs ou aux savants le temps de mettre leur invention au point. Le seigneur de Laval n’a pas fait plus de vivisection que nos sombres tourmenteurs des laboratoires modernes, s’il était plus riche et plus élégant. Je voudrais bien savoir pourquoi une matière vivante et innocente serait plus innocente ou plus vivante qu’une autre ? Il n’y a que la réalisation de l’absolu qui compte. Pauvre Marianeau, à qui je ne peux pas parler le langage humain et qui m’écoutes ! Ah ! Marianeau, tes cheveux, tes cheveux couleur de sang… que j’aurais tant voulu arracher de la poitrine de cet homme que j’ai failli tuer ce matin et que je ne connais pas !

Marie échappa vivement à son étreinte pour aller faire signe à Henri Duhat, qui la rejoignit sur la pointe des pieds.

— … De la fièvre ? Vous croyez ? C’est bien possible, chuchota-t-il anxieux. Étant donnée votre présence, oui, car le médecin trop doux envenime la plaie. Alors, chère mademoiselle, je vous donne congé. Quant à Michel, calmez-le à son tour. Lui aussi est fort ému.

L’auto les attendait devant l’hôtel pour les reconduire chez eux. Marie, en y montant, dit, tremblant encore :

— Est-ce que tu as appris la vérité, mon petit ?

Celui-ci s’écria, transporté :

— Ton fiancé est le plus chic type que je connaisse. Il est de toute évidence que c’est un détraqué, mais je le tiens pour un homme tout à fait gentil… je veux dire : un vrai gentilhomme. Il s’est battu parce que cet imbécile de Janou, le dessinateur, a prétendu, dans un salon, que j’avais des mœurs douteuses ! Des mœurs douteuses ! (Et Michel pouffa). Mais je n’ai jamais eu de mœurs du tout ! Ton fiancé me donne là une très bonne leçon de politesse et je ne m’occupe plus de sa vie privée. Ah ! Marianeau, c’est tout de même épatant de clouer la langue des gens avec une épée pour les faire taire ?

— Jusqu’au jour où l’autre vous cloue le cœur avec la sienne ! Je ne serai plus tranquille, maintenant. Il a raison, il faudrait fuir… le langage humain.

— Comme tu l’aimes !

— Michel, c’est malgré moi, c’est plus fort que moi… et que toi.