Le Métier de roi/1/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 11-23).

II

Il n’était pas neuf heures. Clara Hersberg sortit de l’Hôtel des Sciences, rue aux Juifs, et longea la grille du Palais-Royal. C’était une nuit sans lune. Au-dessus de la jeune femme, des gargouilles fantastiques allongeaient leur col écailleux entre des contreforts noirs, et au-dessus encore s’élevait la futaie des clochetons, des pinacles, qui hérissaient le palais gothique sur ses quatre faces. Mais Clara n’était ni poète, ni rêveuse ; le charme de la ville archaïque ne l’arrachait pas à ses pensées exactes. Elle ne vit pas, en cette nuit d’octobre fraîche et mystérieuse, la cité de songe que composait ce palais aux broderies de pierre, aux lucarnes pareilles à de minuscules cathédrales, entouré d’une ronde d’églises édifiées du xiiie au xive siècle. C’étaient Saint-Gelburge aux trois étages d’arcs-boutants superposés, Saint-Wilhelm primitif et trapu, Saint-Wenceslas, la basilique transparente, avec ses délicates murailles de vitraux qui se nacrent la nuit, c’était, enfin, la pesante matrone de pierre, la métropole catholique, Saint-Wolfran, placée sous le même vocable que le roi, lourde sous son soubassement comme une montagne, tendant au fond du parvis le rideau de sa façade ciselée, puis, fuselant ses formes, s’élevant de galerie en galerie jusqu’à cette flèche de fonte d’un noir d’encre sur les ciels les plus sombres, aiguille fantomatique orientant les âmes.

Les rues au tracé sinueux, ignorantes de l’alignement, gardaient leur style irrégulier les pignons se heurtaient, les fenêtres à petits carreaux apparaissaient dans l’encorbellement orné de figures grimaçantes. Et l’on rencontrait encore le beffroi juché sur son horloge monumentale ; le jaillissement d’une fontaine chantante, issue d’un motif architectural que l’Apocalypse avait inspiré ; un portail serti de roses de pierre ; l’ancien jardin d’un monastère converti en square anglais, mais où les massifs de verdure s’entremêlaient d’arceaux, de colonnettes et de statues lépreuses. Et Oldsburg gravissait ainsi une pente douce, escaladait une colline riante où les maisons du haut quartier s’espaçaient parmi les jardins, tandis qu’au sud, sur la rive gauche du fleuve, elle s’étendait encore en un sombre faubourg populaire où régnaient les farouches casernes de l’industrie. L’ensemble des cheminées d’usines, de l’autre côté de l’eau, faisait face à la cité des clochetons et des flèches.

C’était vers ce faubourg enfumé que se dirigeait Clara Hersberg.

Les quais étincelaient, les orchestres des grands cafés laissaient entendre les envolées berçantes des valses lithuaniennes si capiteuses ; les violoncelles chantaient ; l’éclat des lustres éclairait jusqu’aux berges. Les cinq baies lumineuses du foyer de l’Opéra jetaient une lueur d’incendie. Quatre autres théâtres s’échelonnaient, dominant le port ; aux entr’actes, une foule excitée en sortait bruyamment. Clara, de son marcher ferme et vif, s’engagea sur le pont central.

Alors tout devint sombre, monotone et plat, les rues, les places, les maisons. Des ruisseaux, issus d’une filature proche, roulaient encore une eau fumante ; d’autres, venant d’une indiennerie, se teintaient de fuchsine et l’on aurait cru du sang. Et mademoiselle Hersberg, qui n’avait remarqué ni les poèmes de la pierre, ni la grâce musicale des fontaines gothiques aux carrefours, ni le clinquant joyeux des lieux de fête, ni la noire splendeur du fleuve dans la nuit, devint soudainement attentive et triste ; elle suivait des yeux le ruisseau rouge, en marchant : elle soupira douloureusement. Si ce n’était pas le sang de la plèbe industrielle, est-ce que cela n’évoquait pas ses souffrances, son travail, sa vie qu’elle donnait jour à jour, goutte à goutte, pour la plus haute prospérité de la richesse nationale ?

Toute la sensibilité de la savante s’était réveillée. La pitié pour les malheureux, une pitié philosophique, raisonnée et raisonneuse, était à peu près la seule manifestation de sa vie sentimentale, et c’était cependant une vie sentimentale ardente, tout en profondeur et en force. Clara désirait le soulagement, la fin de la misère, royalement, non de telle ou telle misère privée, selon l’ordinaire bonté féminine, mais du paupérisme, comme l’y portait la méthode de son esprit scientifique. Il y avait alors en Lithuanie une confédération collectiviste établie en société mi-secrète et qu’on nommait l’Union. Clara Hersberg en était une des colonnes, et c’est pourquoi, ce soir-là, elle s’en venait à la petite salle publique où le comité délibérait.

Ce fut dans une taverne d’aspect misérable qu’elle entra. Sept à huit tisseurs à mine d’alcooliques étaient assis sur des bancs devant la chope de bière ou le verre d’absinthe ; elle passa ; le patron du débit, sans mot dire, se leva en manches de chemise, lui ouvrit une porte. Elle se trouva dans la salle du conseil.

Des bancs y étaient rangés comme pour un prêche. De l’andrinople rouge drapait les murs à mi-hauteur. Et sur une estrade exhaussée de deux marches, et qu’éclairaient deux lampes à pétrole accrochées aux murailles avec leurs réflecteurs, cinq hommes étaient assis autour d’une table de bois noir. Au-dessus d’eux, des drapeaux rouges en faisceaux flottaient. C’était sordide, obscur et malodorant

Clara Hersberg ne s’était pas encore engagée entre les bancs que l’un des hommes fut debout, les yeux fous, blême et comme béant de bonheur. Il repoussa la chaise de paille, vint à elle ; elle lai sourit et lui tendit la main. Cet homme pâle, aux boucles noires striées d’argent, anémique, exténué de rêve, c’était Ismaël Kosor, le chef de l’Union, auquel mademoiselle Hersberg était secrètement fiancée. Il la regarda en silence, toute une minute, en tenant dans les siennes les mains gantées. Les choses s’étaient voilées autour de lui. L’infinie fatigue qu’exprimait son être fiévreux, il semblait la reposer délicieusement à la vue de Clara ; et ses traits ravagés se détendirent. en une sorte d’extase. Elle lui souriait toujours, presque maternelle. Elle dit seulement :

— Cher ami…

— Venez, prononça-t-il avec une ferveur secrète, venez vous joindre à nous, vous êtes entrée ici comme une lumière…

Les quatre autres s’avancèrent pour souhaiter la bienvenue à la camarade. C’était le vieil Heinsius aux lourdes épaules, à la longue barbe blanche, l’air inspiré comme un prophète ; c’était Conrad, l’adolescent violent qui rêvait de révolutions flamboyantes ; c’étaient Johannès Karl et Goethlied, deux plébéiens épais et calculateurs, qui rebâtissaient la société future en des cahiers de chiffres pareils au compte gigantesque de quelque contremaître.

Clara dit à Ismaël :

— Je viens de faire à mon cours la démonstration de mon nouvel élément. J’ai encore produit du thermium, très rapidement même…

— Ah ! fit Kosor indifférent. Nous autres, nous venons de décider de grandes choses Si les taxes sur le blé et sur le charbon sont votées par la Chambre, l’ouvrier ne pourra plus vivre cet hiver. D’ailleurs, en prévision du renchérissement de la houille, les industriels parlent déjà d’une diminution de salaire. Alors la grève s’imposera.

— Les pauvres gens ! soupira mademoiselle Hersberg dont le visage s’assombrit, vous allez les faire souffrir davantage.

— Il le faut, dit Johannès Karl. Actuellement les salaires oscillent entre le strict nécessaire à la subsistance du tisseur et un peu moins que le strict nécessaire. Quand ils oscilleront entre un peu moins que le strict nécessaire et encore un peu moins, ils deviendront mathématiquement inacceptables.

Et il tendit une feuille de papier où il avait établi le budget d’un ouvrier sur les bases actuelles, et, au-dessous, sur les bases redoutées.

— D’ailleurs, ajouta Conrad, il est temps. d’agir.

Heinsius, le vieux sage, déclara :

— Peut-être. Il n’y aura pas à attendre énormément de cette grève en résultats immédiats. Il est bon cependant que le peuple prenne conscience de sa force. Ce qu’une génération ne fait pas, une autre le fera. N’ayons pas trop de hâte ; nous travaillons de concert avec la fatalité.

Mais tout frémissant, des yeux de braise dans son visage fripé de rides, Kosor s’écria.

— Le bonheur est urgent !

Clara Hersberg revenait à ses douces et pratiques conceptions de femme.

— Mes amis, la grève c’est fort bien, mais il faut savoir la rendre le moins douloureuse qu’il sera possible. Avez-vous dès maintenant pensé à établir une caisse qui alimenterait les grévistes pendant tout le temps de leur chômage.

— Nous avons la caisse de l’Union, dit Goethlied.

Clara secoua la tête avec indulgence.

— Oui, le premier capital collectif… C’est maigre pour nourrir dix-huit mille hommes… Vous le savez, mes amis, le peu que je possède est à l’Union. Donc tablez sur une mise de fonds qui doublera à peu près le capital actuel. Et puis nous avons des sympathies parmi les intellectuels d’Oldsburg, il faudra recourir à eux.

Déjà Johannès Karl, abattu les coudes contre la table et le visage sur son papier, crayonnait des chiffres. C’étaient des évaluations par semaine, par jour, par tête, de ce qui serait nécessaire pour soutenir les grévistes. Kosor dit :

— Toujours la plaie sociale de l’argent, cause fatale d’inégalité ! Quand nous l’aurons aboli, le règne du travail facile et nourricier commencera, et si nous n’y parvenons point par des combinaisons économiques, je sais, moi, qui ruinera le système monétaire social, c’est Ismaël Kosor dont les travaux marchent.

Lui aussi était chimiste et inventeur, mais contempteur de la scolastique, empirique, divinateur, mêlant des rêves aux formules, substituant son désir aux équations. Un jour, en faisant passer un courant électrique dans un sel de soude, il avait formé un résidu qui, lavé, étincela en minuscules paillettes, comme de l’or. Et il avait clamé sa découverte comme une contribution magistrale à la théorie de l’unité de la matière. Introduit par Clara, il avait obtenu un laboratoire à sa commodité à l’académie d’Oldsburg ; seulement les savants ne le prenaient pas au sérieux, et comme, au bout de plusieurs semaines, en dépit de tous les courants électriques, son chlorure de sodium demeurait toujours du gros sel, on lui signifia que son bail à l’Hôtel des Sciences avait pris fin. Alors il continua ses expériences en chambre, misérablement, mais inlassable, soutenu par sa chimère.

— Mes travaux marchent, continuait-il, de sa voix sourde et métallique, mettant mille fois au-dessus de l’obscur thermium de Clara cet or naissant créé un jour par lui, et jamais revu depuis ; trois piles fonctionnent actuellement chez moi, l’expérience doit aboutir demain, et, cette fois, je suis sûr du résultat. D’ailleurs, la semaine prochaine, j’irai à Hansen, où l’École municipale de Chimie met un laboratoire à ma disposition ; j’opérerai sur une plus grande échelle, et l’on pourra apprécier en grammes l’or produit. Comprenez-vous, comprenez-vous la formidable perturbation : l’or apparaissant chaque fois que l’on reproduira l’expérience selon que je l’aurai formulée, l’or créé en masse, abondant, roulant sur le marché et submergeant de lui-même, sans aucune révolution, les misérables petites pièces auxquelles on attribue actuellement la représentation de la fortune publique et qui perdraient, du fait de cette surproduction, jusqu’à leur valeur intrinsèque ?

— Oui, dit Clara éblouie, cette ruine de l’or par l’or, quelle intervention bienfaisante dans l’enfantement de la société future : elle s’édifierait alors d’elle-même sans secousses. Avec le salariat auraient péri l’extrême richesse et l’extrême misère.

Elle avait la crédulité des gens de science que rien ne peut étonner ; Kosor était son grand homme et elle croyait en son génie d’inventeur. Mais Goethlied, qui avait bâti la cité de demain sur d’autres fondements et qui avait besoin que l’argent et l’or subsistassent pour que sa théorie de citoyen fonctionnaire d’État fût vraie et applicable, protesta en faveur de l’ancienne base d’échanges.

— Oui, Goethlied, oui, dit Kosor doucement, de ce ton persuasif et insinuant qui, plus que ses paroles, gagnait l’âme des foules ; cependant, cher ami, vous voyez bien que nous piétinons sur place ; la société ne veut pas se laisser entamer. Mais l’abolition de l’or, ce serait l’expropriation naturelle. Le jour où j’aurai tué l’or en le créant, les riches se regarderont, stupides, comme si le contenu de leurs coffres-forts s’était soudain changé en cailloux. Le roi lui-même, incapable de solder les gages de sa domesticité chamarrée, car, évidemment, le papier-monnaie, ne représentant plus rien, n’aurait plus cours, — verrait tomber tout son luxe et tout son prestige, et partant toute son autorité ; son autorité qui tient dans l’or de ses caisses, dans l’or de ses uniformes et des aiguillettes des aides de camp. Wolfran à bas, et c’est le règne de la république unioniste qui commence, la démocratie s’organisant elle-même en toute dignité

Tous l’écoutaient en silence, avec le rayonnement de disciples quand le maître parle. Clara elle-même se laissait bercer à ce grand rêve d’une révolution pacifique qui assurerait le bonheur à tous sans avoir versé une goutte de sang. Puis, l’esprit plein encore de sa leçon récente à l’amphi-théâtre, elle y revint, ramenée par Kosor.

— Vous ne savez pas, Ismaël, le roi, il était à mon cours, tout à l’heure ; il est venu incognito assister à ma démonstration de la genèse du thermium ; je ne le reconnaissais pas ; j’ai même, sans le savoir, échangé quelques mots avec notre grand monarque.

Elle riait, Kosor secoua la tête.

— Non, vous vous êtes trompée, il aurait eu trop peur. Vous savez bien que depuis le jour où il reçut, en plein faubourg, un fer à cheval au visage, il ne sort plus que précédé de ses licteurs et suivi de sa garde prétorienne, il ne circule plus qu’en carrosse blindé. Vous vous êtes trompée, Clara, c’était un autre, quelque beau garçon roux que vous aurez pris pour lui.

— Lui ou un autre, qu’importe ! dit Clara. Vous pensez bien que Sa Majesté ne m’a pas éblouie.

Alors, tous accablèrent le roi. Au faubourg, on ne le nommait plus que par le sobriquet de Paincher. Comment ! À une époque où, grâce au progrès, le blé vous arrivait de partout, d’Amérique, de France, d’Allemagne, à un prix si minime, voici que des lois de protection rétablissaient des tarifs de famine ! Il favorisait ainsi les agriculteurs, hommes peu intéressants, pour la plupart petits propriétaires possédant le sol qu’ils cultivaient. La preuve qu’ils constituaient une caste jouissante et satisfaite, c’est que toute la campagne lithuanienne demeurait réfractaire aux théories collectivistes de l’Union. C’était à ces gens-là qu’allait la sollicitude du gouvernement royal qui, pour les avantager, exténuait la grande majorité du prolétariat.

Chacun disait son mot. Clara elle-même frémissait à la formidable inégalité qui plaçait un homme si haut et la majeure partie de la nation si bas. Goethlied et Johannès Karl évaluaient le nombre des familles qu’on aurait pu nourrir rien qu’avec les folles prodigalités de la cour. La pitié de Kosor pour la plèbe des grands centres, qu’il avait seule connue, s’exprimait en phrases passionnées : une ferveur apostolique embellissait son être chétif. Clara sentait pour lui un respect grave et tranquille.

Quand les quatre meneurs eurent quitté la salle du comité, elle et Kosor demeurèrent seuls sous les drapeaux rouges qui pendaient.

— Tu remontes seule à ta maison, lui dit-il, là-haut…, dans cette nuit ?

— Mais, Ismaël, comme toujours.

— Elle est gaie ta maison solitaire ?

— Elle n’est pas triste, Ismaël, elle est pleine de travail, de pensée, d’espoir.

— Quel espoir ?

— Tu le sais bien, mon ami, celui d’y vivre avec toi le jour où la cause aura triomphé, où nous aurons droit au bonheur, l’ayant donné à nos frères.

Il resta silencieux, abattu ; puis, au bout d’un instant, d’une voix sourde :

— Je voudrais être le chien qui te garde, le serviteur qui t’obéit, le tapis que tu foules, le feu qui te réchauffe, le lit où ton corps repose.

Elle lui prit la main fortement comme celle d’un enfant que l’on apaise.

— Tu es mon frère, mon ami, la lumière de ma conscience, tu seras un jour le compagnon de toutes mes heures…

— Ah ! cria-t-il les bras tendus, je t’aime, Clara !

— Chut ! dit-elle en se reculant, écoute…

Dans le débit contigu, des voix d’ivresse entamaient la Chanson du Charbon, que le petit Conrad, poète, avait écrite en vue des nouveaux décrets. C’était une complainte d’une tristesse infinie, avec des claironnements de révolte. Kosor et Clara demeurèrent muets, repris par la griserie humanitaire ; puis ils sortirent ensemble. Sur le trottoir, ils se séparèrent.