Le Métier de roi/1/3

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 24-40).

III

C’est sous le règne du roi Wenceslas, père de Wolfran, que le vieux docteur Kosor avait jeté l’éclat de son génie révolutionnaire. Toujours en lutte avec l’État, la plupart du temps emprisonné, inondant la Lithuanie de brochures communistes, de pamphlets, de libelles, préparant des complots, fomentant des insurrections, accueilli tantôt en Allemagne, tantôt en France, il n’avait pas cessé de prêcher toute sa vie la simpliste formule de l’expropriation généralisée, du partage des biens, et il était mort déporté, à la petite colonie pénitentiaire que possédait la Lithuanie, dans le Pacifique.

Descendant d’une riche famille de médecins oldsburgeois, il s’était dépouillé de tout bien gardant seulement, dans le haut de la ville, une petite maison blanche entourée d’un jardin. C’est là qu’il demeurait quand il n’était ni détenu, ni proscrit. Jamais on ne lui avait connu de compagne. Mais il avait élevé le petit Ismaël, le fils d’un frère, et comme il était lui-même savant chimiste, il s’était efforcé de lui inculquer cette science qu’adorent les révoltés. À dix ans, le neveu faisait avec l’oncle des réactions dans l’étroit laboratoire ouvert sur le jardin.

Un jour, un médecin de service à l’une des maternités d’Oldsburg parla au docteur Kosor d’une petite fille qui venait d’y naître et dont la mère, élégante et inconnue, morte peu après la naissance de l’enfant, avait pris de telles précautions que son identité n’avait pu être établie. Le révolutionnaire, qui approchait alors de la cinquantaine et dont la sensibilité s’aiguisait chaque jour davantage du fait de sa vie apostolique, ne résista pas à l’impulsion qui le poussait à prendre cette orpheline. Ses amis ne s’expliquèrent pas son acte. Il était pourtant très logique chez un être plein d’affectivités, qui n’avait jamais connu de tendresse féminine et qui entrevoyait, au déclin de son existence, la possibilité d’une paternité d’emprunt. L’homme mûr rêvait d’une Antigone pour ses vieux jours, et il adopta le nouveau-né fragile qui reçut le nom d’Hersberg, d’un village lithuanien voisin de la frontière russe.

Le petit Ismaël venait d’avoir dix ans. Déjà grave comme l’homme qu’il copiait en tout, il s’associa à l’acte paternel. Une femme de service fut louée pour élever le bébé : le gamin la surveillait farouchement, berçait lui-même l’enfant, la comblait de soins, lui apprit à marcher. C’était, à ses yeux, une petite statue merveilleuse et délicate qu’il craignait toujours de briser.

La Lithuanie ne jouissait pas alors de la constitution libérale qu’elle devait recevoir de Wolfran V, au début du règne de ce prince. Pas de représentation nationale, une autocratie redoutable, nulle liberté de presse, le crime politique terriblement puni. Quand, pour avoir signé quelque factum trop virulent, le docteur Kosor devait se soumettre à ce qu’il appelait familièrement « une absence », le sérieux Ismaël travaillait seul à la maison et surveillait la fillette. Au bout de quelques mois, on voyait arriver au logis le maître, la barbe allongée, les cheveux blanchis, auréolé de son martyre ; ses enfants adoptifs couraient au-devant de lui dans le jardin ; il les caressait en pleurant. Ismaël était véritablement le fils de son esprit ; il le nourrissait de tendresse humanitaire et de science. Clara était la plus jolie enfant qu’on put voir, la plus gracieuse, la plus spirituelle. Le docteur vieillissant s’attendrissait à la trouver chaque jour plus charmante ; il l’imaginait à vingt ans, radieuse, instruite et belle. Ismaël en aurait trente, il aurait hérité son œuvre, il la mènerait à bien. Et Kosor, qui connaissait maintenant la tristesse des vieillards qui s’éteignent sans descendance, désirait qu’une race naquit de ces beaux enfants élevés dans la lumière, Il les mariait en rêve. Il mourrait dans leurs bras, emportant dans le tombeau la noble image de leur jeunesse, de leur force et de leur amour.

Ce ne devait pas être la fin de ce patriarche de la révolte. Clara n’avait pas dix-huit ans. C’était une magnifique adolescente à la cérébralité virile que toutes les sciences passionnaient également. Elle préparait l’Académie d’Oldsburg et avait choisi l’agrégation de chimie par admiration pour les deux hommes qui orientaient sa vie. Son charme, sa douceur faisaient l’orgueil du vieux Kosor, et Ismaël, de toute la fougue de sa jeunesse, l’aimait.

Ce fut à ce moment qu’un parti libéral se créa en Lithuanie, en dehors de toute attache avec les révolutionnaires. Le roi Wenceslas, inflexible devant les nécessités de l’époque, réfractaire à toute concession, mécontentait jusqu’à la bourgeoisie. Le vieux Kosor crut le moment favorable à l’éclosion du grand complot dont il avait caressé l’idée toute sa vie. Il tenta de s’assurer les forces militaires ; il se multiplia, fonda des sections dans toutes les places armées du royaume, se fournit de fusils et organisa une petite cohorte d’un millier de tisseurs, de sans-travail et de repris de justice. On devait s’emparer de la personne du roi le jour où il se rendrait au ChâteauConrad, résidence d’été, situé à un kilomètre environ du faubourg. Ismaël dirigeait le mouvement provincial. Les révolutionnaires, une fois maîtres du roi et de l’armée, le seraient aussi du gouvernement. Wenceslas servirait d’otage.

Mais le vieux roi possédait une police incomparable. Le complot fut déjoué et avorta. Les perquisitions faites chez le docteur Kosor amenèrent son arrestation, celle d’Ismaël et des principaux fauteurs. Ces derniers furent condamnés au bannissement à temps. Pour le vieillard, ce fut la déportation,

Il ne devait pas voir l’épanouissement de Clara, sa jeune gloire, les travaux qui la rendirent à vingt-cinq ans célèbre dans l’Europe. Il mourut dans l’île lointaine, quelques années après y être arrivé. Clara Hersberg demeurée seule dans la petite maison, parmi les jardins de la ville haute, sentit son cœur se briser ; l’amertume qu’elle n’avait point encore connue y pénétra, et elle s’indigna pour la première fois avec chaleur contre l’ordre établi, qu’elle n’avait jusqu’ici critiqué que par complaisance. Ses sentiments révolutionnaires étaient plus faits d’amour que de haine ; mais la tristesse de cet exil et de cette mort solitaire l’arma soudain. Elle eût encore été plus âpre, si le grand régulateur qu’est le travail n’avait occupé désormais toutes ses facultés.

À l’avènement de Wolfran, Ismaël Kosor fut amnistié et revint à Oldsburg. Il avait trente-cinq ans. Inconsciemment, la forte Clara qui avait fait seule sa vie, attendait de lui le soutien que la plus vaillante femme souhaite, d’instinct. D’ailleurs, peu tournée aux songeries, elle voyait en lui, avec un grand calme, le compagnon futur auquel les vœux de son père l’avaient destinée. Mais l’homme qui revint alors n’avait plus l’armature morale qui avait fait jusqu’ici sa haute stature philosophique : l’influence du grand vieillard. Abandonné à lui-même, le rêve plus que la pensée le dominait ; il ne possédait plus cette belle santé spirituelle qui peut se rencontrer chez les apôtres des doctrines les plus diverses. Le régime de la détention avait en outre ruiné son être physique. Son existence semblait une succession d’impressions nerveuses et violentes. Quand ils s’étreignirent, Clara l’accueilli comme un frère blessé.

Elle était déjà chargée de cours à l’académie d’Oldsburg. Elle y dirigeait le laboratoire de chimie expérimentale. Sa situation était assurée, presque brillante, tandis que, réfractaire à tout classicisme, suivant jusque dans la science sa fantaisie, concevant la chimie comme un art, Ismaël était encore à trente-cinq ans dans l’incapacité de gagner sa vie. Son nom, ses condamnations lui fermaient la porte des laboratoires industriels. Alors il se glorifia d’apprendre un métier manuel et se fit cordonnier.

Il avait soif de Clara ; son amour le consumait ; mais elle ajournait sans cesse l’union, et il se résignait, l’ayant toujours traitée en femme presque divine. Elle lui paraissait mystérieuse, insaisissable, incompréhensible il était pour elle le compagnon d’enfance dépourvu de secret et d’inconnu. Il était amoureusement curieux d’elle elle ne l’était pas de lui. Elle commandait leur destinée, car sa nature pondérée se sentait la plus forte. D’ailleurs sa belle carrière pleine de joie la satisfaisait ; pourquoi se donner si vite ? Il y avait dans la certitude de l’union future, dans leur tendresse mutuelle, une joie paisible qui contentait pleinement la jeune fille, et sans s’expliquer ses résistances elle les justifiait ainsi aux yeux d’Ismaël :

— Tu sais bien qu’en pensée je suis déjà ta femme. Mais si je t’appartenais dès maintenant, notre bonheur ruinerait notre œuvre. Notre maître, lui, ne s’est jamais permis d’aimer. Il savait bien que les tendres délices de l’amour absorbent les énergies et qu’un pasteur d’hommes se doit tout à son troupeau. Tu as recueilli son héritage, Ismaël ; le prolétariat souffre ; comment serais-tu tout à ta tâche si nous, nous étions tout l’un à l’autre ? Vois tous les meneurs, les philosophes, les prophètes ils ont repoussé la femme de leur vie. Tu n’es point seul. Je t’aime tendrement, je serai à toi le jour où tu auras triomphé.

— Et notre jeunesse, gémissait-il, notre jeunesse qui s’en va sans que nous l’ayions baignée dans la lumière de l’amour.

Qu’importe la jeunesse ! reprenait Clara, notre attachement se rit des ravages du temps ; la beauté que nous cherchons l’un dans l’autre, les années n’y touchent que pour l’ennoblir Quand tu auras recréé le pays, ne seras-tu pas pour moi comme un dieu ?

Alors il déserta la maison de la haute ville qu’il abandonnait à la fille adoptive du vieux Kosor et il s’établit dans une mansarde de l’obscure rue aux Juifs, près du Palais-Royal, comme une bête qui se tapit dans l’ombre, l’œil sur son ennemi. C’est de là qu’il agitait le pays, préparant la révolution sociale.

Le communisme du docteur Kosor avait évolué. On n’en était plus à la doctrine simpliste du partage des biens. L’appropriation ne s’effectuerait plus en faveur des citoyens, mais au profit de l’État. Le collectivisme était né avec ses rouages compliqués de société d’artifice, créée de toutes pièces. Et c’était une organisation savante qui exigeait des statisticiens, des calculateurs. Déjà les révolutionnaires étaient des bureaucrates : prélude à l’universelle administration future.

Il y avait encore dans le pays un parti républicain qui se fût arrangé de la situation économique actuelle à condition que la démocratie accédât au pouvoir. Mais ce parti avait été très affaibli à l’avènement du jeune roi qui, en donnant satisfaction à tous les desiderata du mouvement libéral bourgeois formé sous le dernier règne, avait détaché du bloc républicain tous ces mêmes libéraux entrés par mécontentement dans l’opposition. Wolfran avait, dès la première année de son règne, acheté leur loyalisme au prix d’une constitution. Trois cents représentants du pays nommés par le suffrage universel composaient une Chambre de délégués. Ce parlementarisme était cependant superficiel du fait même qu’une Chambre-Haute, formée de cinquante nobles que le roi nommait, proposait les lois à la Délégation, et, en cas de désaccord, possédait le pouvoir de la dissoudre de concert. avec le grand maréchal d’État, chef du gouvernement. Mais les mandataires du peuple discutaient le budget, votaient les lois et parfois les modifiaient. La liberté de la presse avait été instaurée, et les délits politiques ne ressortissaient plus qu’aux tribunaux correctionnels. C’était assez pour satisfaire l’immense contingent de la classe moyenne : le peuple pensant, à la culture modeste, celui qui vit, avec tant de dignité, dans une médiocrité stricte mais décente, et qui s’occupe plus à l’embellir qu’a en tirer sujet de haine. Wolfran, à ne considérer que cette portion si honorable de la nation, était donc extrêmement populaire. Mais les partis révolutionnaires avaient trop trituré les masses profondes du prolétariat, on avait trop cultivé ses sentiments d’envie, et aussi la misère y était trop affreuse pour qu’il pût aimer le grand responsable dans son luxe, dans son prestige et dans son autorité à qui l’on croyait tout le mal imputable. Quant aux provinces agricoles du Nord-Ouest, aux régions montagneuses du Sud-Est, leur population tranquille et inculte, parfaitement indifférente à la politique, ne comptait guère.

C’est à cette page de son histoire que Wolfran V commença de mettre à exécution son système protectionniste. Et il sembla, dès lors, que tout l’effort accompli par lui depuis six années pour conquérir son peuple eût été rendu vain. Le pays s’indigna. Les plus conciliants, les plus faciles, se sentirent mûrs pour l’opposition dès que leur bourse se trouva touchée par l’enchérissement des denrées. Toute la presse se souleva ; seul le Nouvel Oldsburg, journal officiel, défendit le principe. On comptait à juste titre sur la résistance de la Chambre. Elle se composait, pour le plus grand nombre, des délégués de la démocratie industrielle ils devaient opposer leur veto et n’y manquèrent pas. Les nouveaux droits de douane furent repoussés à une écrasante majorité. La Haute-Chambre délibéra un jour et une nuit. Elle siégeait au Palais même. On raconta qu’il y eut, cette nuit-là, une continuelle allée et venue du grand maréchal d’État, entre la salle de séances et le cabinet royal. Le lendemain, la Lithuanie connut qu’en vertu des pouvoirs donnés par la constitution, la Haute-Chambre avait dissous celle des délégués.

Ce fut, par tout le royaume, un énorme tumulte. La poigne royale crevait le rideau constitutionnel derrière lequel, depuis six ans, elle se dissimulait ; elle apparaissait musclée et inflexible, et la nation, pleine encore de ses illusions de liberté, se cabra. Il y eut des manifestes, des réunions républicaines, des articles de journaux, des brochures unionistes. Cependant, brusquement, avant les nouvelles élections législatives, les tarifs douaniers votés par la Chambre-Haute commencèrent d’être appliqués.

En ce temps-là, Ismaël Kosor était à Hansen, le grand port lithuanien ; penché sur ses piles, il surveillait la miraculeuse éclosion de l’or. Clara Hersberg, en blouse blanche, manipulait le thermium devant une vingtaine d’élèves, en son laboratoire de chimie expérimentale. Bien qu’elle se crût douloureusement atteinte par ce coup qui blessait en même temps son orgueil libertaire et sa pitié pour l’ouvrier, elle était toujours plus prise par sa science que par sa sociologie. Elle n’eût point été sociologue sans les deux Kosor ; au lieu qu’en dépit de tout elle eût été savante. Et quand Ismaël n’était point présent pour exciter sa foi révolutionnaire, cette foi s’attiédissait. Un seul fait ressortait à ses yeux la plèbe allait souffrir davantage. Elle avait déjà promis toute son épargne ; elle aurait voulu donner, donner…

Et ce fut alors que dans sa vie d’une rectitude si absolue survint un événement singulier, ce qu’elle aurait appelé un phénomène de la destinée le fait le plus inattendu, le plus dissemblable de ceux dont avait été tissée son existence.

C’était un matin de novembre ; quatre grandes baies vitrées laissaient pénétrer un jour blanc dans le laboratoire où quinze à vingt expériences se poursuivaient à la fois, conduites par autant de jeunes hommes. Les tables d’expériences couraient au long des fenêtres, et les élèves y manipulaient en silence, quand un garçon de service entra, s’approcha de mademoiselle Hersberg et lui remit la carte d’un personnage qui désirait la voir. Clara versait un acide, goutte à goutte, dans une éprouvette délicate ; d’un regard, elle lut la carte déposée sur la table.

COMTE W. THAVEN
chef de la maison civile de sa majesté

Élevée dans le dédain de la royauté et le mépris de la Cour, elle ne se troubla pas pour la visite d’un tel dignitaire. Aussi ce fut avec la plus grande tranquillité qu’elle répondit, sans s’interrompre :

— Priez d’attendre dans mon cabinet.

Comme chef de service à l’Académie, elle y possédait un petit bureau où elle pouvait recevoir et où elle traitait généralement les questions. administratives relatives à ses fonctions. Quand elle y entra, dix minutes plus tard, elle vit un vieillard imposant, serré dans une redingote, les cheveux gris en brosse, la moustache épaisse, rude et argentée, l’œil dur et le cou puissant.

— Mademoiselle, dit-il sans préambule, Sa Majesté m’envoie vers vous. Elle a apprécié votre science, votre art d’enseignement, elle désire en faire jouir Son Altesse Royale l’archiduchesse d’Oldsburg, dont la haute intelligence s’est formée près des premiers maîtres du royaume. Je viens donc, au nom de Sa Majesté, vous faire la proposition suivante : vous dirigeriez désormais les études scientifiques de Son Altesse, un laboratoire vous serait fourni au palais et aménagé selon vos désirs ; vous y auriez de même un appartement et seriez traitée sur le pied des dames de la cour, c’est-à-dire que deux caméristes seraient attachées à votre service, un valet de chambre et, de plus, une voiture serait mise à votre disposition. Comme Sa Majesté n’entend pas que la nation perde à son bénéfice un professeur de votre mérite, il vous sera loisible de poursuivre vos travaux à l’Hôtel des Sciences, vos cours, vos expériences et votre direction des laboratoires. Sa Majesté vous propose un traitement de 10.000 marks.

— Mais, dit Clara qui avait écouté à demi souriante, comme s’il se fût agi d’une colossale plaisanterie, le roi…

Le courtisan ne la laissa pas interrompre.

— La plus entière liberté vous serait laissée pour établir le programme des études. Cependant, la santé délicate de votre élève exigeant de grands soins, le nombre d’heures de travail quotidien serait déterminé par les médecins de Son Altesse. Un mot encore. Sa Majesté connaît vos sentiments libertaires et le lien qui vous attachait au vieil ennemi du trône. Votre caractère lui inspire néanmoins assez d’estime pour qu’elle vous convie malgré tout à ce ministère de confiance. Il est fait appel à votre loyauté, bien entendu, pour que la femme de science seule pénètre au palais et qu’elle y dépouille la femme de parti. La science n’a point d’opinion. Son Altesse, dont l’intelligence est remarquable, sera votre élève au même titre qu’une jeune fille de l’académie de femmes.

— Je remercie le roi, dit Clara qui commençait à pâlir, mais…

— Un mot encore, reprit froidement le vieillard : il m’est interdit par Sa Majesté de recevoir de vous aujourd’hui aucune réponse. Dans huit jours, après que vous aurez pesé la proposition royale, vous m’écrirez, je vous prie. J’ai tout dit. La question est claire. J’ai l’honneur, mademoiselle, de vous présenter mes hommages.

Et, militairement, il se retira avec l’impersonnalité de ceux qui parlent au nom d’un autre. Visiblement, le vieux royaliste n’avait point parlé là au sien. La libertaire ne lui avait pas inspiré cette confiance étrange qu’il avait plu au Maître de ressentir pour elle. Il avait délivré son message dans son obéissance absolue de vieux courtisan au bon plaisir du jeune souverain et Clara avait senti en l’écoutant son inimitié. Mais la nervosité de mademoiselle Hersberg avait d’autres causes qu’elle ne démêlait pas. Sa réponse était prête : elle n’était pas du bois dont on fait les dames d’honneur, et il y aurait eu trop criante apostasie dans le fait d’aller, elle, la libre Hersberg, jouer. son rôle dans la comédie pompeuse, de l’autre côté de la rue… Hésiter, discuter, elle n’y pensait même pas. Mais alors, pourquoi être si troublée ?

Elle demeurait là, oubliant l’expérience en cours. Elle se souvenait de la leçon sur le thermium et de l’auditeur à barbe rousse dont elle s’était si peu souciée, dès qu’elle l’avait su le souverain. Alors elle cherchait à ressusciter en sa mémoire la petite archiduchesse. Ah ! oui, elle revoyait tout à coup la longue main aux phalanges osseuses, le grand front bombé, les yeux très caves, très bleus, très doux et très ardents. Et elle se rappelait comme la jeune fille s’était écriée en recevant dans le creux de sa main le petit grain de thermium :

« Il me semble que cela me brûle. »

Ainsi c’était ce jour-là que Clara avait gagné l’estime de Wolfran. « Quel honneur ! » pensait-elle, avec son ironie cruelle d’unioniste. Pendant une heure, à quelques mètres d’elle, on l’avait épiée, étudiée, dévisagée, on avait sondé son cerveau et son âme, et l’homme qui lui avait fait subir cet examen clandestin était l’incarnation de tout ce qu’elle détestait, c’était la clef de voûte de toute l’organisation économique à détruire. Elle lui avait plu. Il allait jusqu’à solliciter sa présence au palais. Il lui confiait sa fille. Il fallait, pensait Clara, traiter bien légèrement les convictions d’une femme comme elle, ne pas la prendre au sérieux. Et c’était ce qui la blessait. Ne comptait-elle donc pas dans l’Union qu’on la redoutait si peu dans l’autre clan ? « La Science n’a pas d’opinion. » Le mot devait être de Wolfran. Il était juste.

Mais il ne s’agissait pas seulement dans l’occasion de professer près d’une jeune Altesse : il fallait vivre au palais, transiger avec tous les principes libertaires, fraterniser avec les courtisans, s’incliner devant le monarque. Or il y avait son bon maître mort dans l’abominable exil, il y avait son fiancé persécuté, il y avait le peuple avec ses privations et l’iniquité de son état social, il y avait le grand rêve d’une humanité fraternelle, égale et heureuse. Et toutes ses idées l’habitaient, tressaillaient en elle, l’empêchaient de pactiser avec l’artisan de tant de misère !

Tout à coup, elle se souvint que Kosor, trois jours plus tard, devait rentrer à Oldsburg. Cette pensée l’apaisa, comme si elle avait eu besoin d’un allié contre l’invite royale.