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Le Métier de roi/4/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 211-222).

QUATRIÈME PARTIE

I

— Eh bien, mademoiselle Hersberg, est-ce l’engin qui m’est destiné que vous fabriquez là ?

En blouse blanche, penchée sur un verre où elle agitait une poudre noire, devant la baie centrale du laboratoire, Clara sursauta. En entendant frapper à la porte, elle avait cru reconnaître la main de son élève. À cette voix, elle se retourna, vit le roi et le duc Bertie. Ils arrivaient à l’improviste, tous deux en veston d’intérieur, Wolfran qui gardait une inconsciente majesté jusqu’en ce déshabillé matinal ; le duc, frileux et serré dans l’étroit vêtement de laine.

— Ah ! si Votre Majesté vient pour m’arrêter, dit en riant la chimiste, elle a bien d’autres motifs…

On était au lendemain de cette séance fameuse du parlement lithuanien, où le gouvernement, interpellé par un délégué républicain « sur les massacres de la place d’Armes », s’était défendu par l’organe du grand maréchal d’État. Le duc de Zoffern avait, en effet, répondu par un discours mémorable de politique générale où l’on avait cru entendre les échos du règne précédent. Sans ménagement, sans réticence, le vieux géant avait laissé parler son intransigeance en dénonçant le péril unioniste et les complaisances coupables. dont les intellectuels favorisaient ce mouvement. C’était un coup de tonnerre dans le ciel bleu du gouvernement libéral. Certes, il avait totalement oublié de présenter la monarchie sous cet appareil discret, réservé, moderne dont aujourd’hui doivent user les rois. Sous sa moustache farouche, ses lèvres n’avaient laissé passer que des mots de puissance et de répression. Après ce discours, la situation était celle-ci il avait de beaucoup dépassé les intentions de Wolfran V, poétiquement épris de liberté et de dignité nationales ; il avait même mal interprété les désirs politiques du duc Bertie, dont l’idée avait été d’inventer un complot unioniste qui eût permis de rechercher jusqu’aux intellectuels, inspirateurs inavoués du parti, et d’arrêter leur zèle. Le soir, au palais, un conseil secret et tumultueux avait été tenu entre les trois personnages qui dirigeaient le destin lithuanien. Wolfran, fougueux comme un jeune homme, et le vieil homme d’État s’étaient pris de querelle, mais d’une querelle tragique où l’un, écumant de colère et étouffant de réserve, de contrainte religieuse, clamait magnifiquement sa théorie du pouvoir absolu, pendant que l’autre, dilettante et sentant ce joug du vieux serviteur, en arrivait aux mots cruels. Il était une heure du matin quand le duc de Zoffern jeta au roi sa démission. Wolfran l’eût acceptée, excédé qu’il était de la doctrine et de l’autoritarisme du grand maréchal. Mais un troisième acteur silencieux avait assisté au drame. Il y avait jusque-là joué le rôle de secrétaire modeste et curieux. C’était monseigneur Bertie, duc d’Oldany. À ce moment, il intervint. Il affecta de voir une boutade dans la menace du vieillard. Au fond, il était très effrayé. Il avait senti mieux que Wolfran ce qu’un roi pouvait faire d’un instrument si puissant et l’éclat qu’une monarchie modernisée tirerait longtemps encore de cette vieille et superbe colonne qui soutenait le trône depuis un quart de siècle. Le maréchal était, dans le monument constitutionnel tout neuf, le morceau de l’architecture antique, somptueuse et noble, qui stylise l’édifice. Bertie le lui dit carrément :

— On ne peut pas se passer de vous, duc, vous êtes la Tradition.

Wolfran comprit et repoussa le défi de l’insupportable censeur. Tout s’arrangea. L’idée de complot subsistait claire et nette ; on irait jusqu’à invoquer le délit d’opinion à propos des fonctionnaires du corps enseignant suspects de sympathies unionistes ; et les perquisitions allaient commencer.

C’était au matin de cette nuit historique au cours de laquelle devait s’orienter la politique d’action de Wolfran, qu’il arrivait souriant et léger au laboratoire de Clara, ayant aux lèvres un mot de cette blague française dont une madame de Bénouville jeune, pimpante et lointaine lui avait jadis donné la clef.

— Voyons, mademoiselle Hersberg, demanda le duc Bertie, pour quelle raison seriez-vous arrêtée ? Mettons les choses au point…

Et, faisant tomber son lorgnon, il fixait sur Clara son regard aigu qu’adoucissait un peu le voile des cils pâles.

Elle le détestait, mais en subissant le curieux prestige de son intelligence. Il était d’une surhumaine lucidité. Puis c’était une âme profonde et machiavélique de dictateur. Au surplus, il ne lui avait jamais témoigné que de la sympathie et il semblait aujourd’hui lui en montrer d’une qualité plus intime.

— Mais le complot ? interrogea-t-elle en essuyant au torchon ses belles mains noircies ; il me semble, monseigneur, qu’on y trouverait bien matière à m’inculper…

— Oldany, disait le roi qui s’était approché de la table d’expériences et revenait à sa plaisanterie, dites-moi si cette poudre n’est pas suspecte !

— Les bombes ? cela n’existe pas, lança le duc.

— Et puis, après tout !… fit Wolfran.

Et il eut un geste d’élégante insouciance. Clara prit la parole :

— Votre Majesté peut avoir des ennemis politiques ; mais ce sont des philosophes et point des assassins.

— Laissez donc, dit Wolfran, vous verrez que j’y passerai comme les confrères…

— Il ne faut pas cultiver cette idée ; elle est déprimante, observa le duc.

— Mais non, elle est piquante, je vous assure ; elle vous crée un état d’âme singulier. D’abord cela devient une habitude et toute habitude est agréable à l’homme. On sort, il fait beau, on goûte un instant le charme de vivre et l’on dit : « Peut-être sera-ce au détour de cette rue, au coin de cette place, au bout de cette avenue. » Et l’on attend. C’est, en expectative, l’inconnu de la mort, l’éclat de la foudre, la gloire d’être anéanti au plein de sa vitalité : le coup de théâtre ne va pas sans beauté. Je ne saurais dire quelle sérénité un peu passive vous donne une telle espérance.

À la vérité, depuis l’attentat du faubourg, la menace latente semblait s’être précisée. Les imaginations en étaient obsédées, le conseil des ministres avait émis le vœu que le roi fit doubler son escorte, et de nouveau l’idée de l’automobile blindée avait hanté les esprits. Mais Wolfran s’égayait de tant de précautions et de zèle. Il avait coutume de dire que la minute où, d’aventure, la vigilance s’endort, est précisément celle que choisit le destin opiniâtre, et que cette minute-là est inévitable. Et il laissait aller, sincèrement dégagé de toute inquiétude. Son seul souci était la peine où vivaient les deux tendres femmes qui l’adoraient la reine et l’archiduchesse.

— Ah ! si ma femme et ma fille n’étaient point si anxieuses, je vous assure que moi !…

Et il riait d’un beau rire de santé, de paix et de vie qui défiait la mort. Mais une lame froide avait touché Clara au cœur. L’image de l’attentat se dessinait à ses yeux avec la couleur de boucherie, de carnage, qu’elle était trop avertie pour ne point concevoir. Un jour, un garçon de laboratoire, qui travaillait sous ses ordres à l’amphi-théâtre, s’était fait, par imprudence, sauter le bras en manipulant un explosif. Elle revit l’horrible aspect des chairs déchiquetées. Elle considéra un instant Wolfran plein de force, dans l’attrait de sa jeune maturité. Les répressions qu’on préparait allaient réveiller tant de haines… Et elle ne proféra pas un mot. La blancheur de son vêtement de travail dissimula celle de son visage. Le duc Bertie, avec un évident désir de plaire, s’écria :

— Tout cela ne nous dit pas s’il faut arrêter mademoiselle Hersberg.

— Estimez-vous, monseigneur, que je sois dangereuse pour l’ordre établi ?

— Quand une personne de votre valeur professe une opinion, elle est toujours dangereuse pour ses adversaires, mademoiselle.

— Je suis unioniste, dit-elle, se reprenant à sourire.

— Évidemment, dit le duc, dont la bouche exprimait toute l’ironie et tout le scepticisme où il excellait.

— Je suis la fille de cœur du docteur Kosor.

— Nous le savons.

— Je suis engagée au meneur qui est en exil sous la menace d’une arrestation.

— C’est encore acquis.

— J’ai alimenté la grève de mon argent.

Elle le déclara fièrement, poussée par un étrange besoin de franchise et d’abandon.

— Nous ne doutions pas que la femme généreuse et sensible que vous êtes en eût agi ainsi.

Elle passa lentement la main sur son front.

— Et je sais tout de l’Union… les noms, les règles, les projets.

Aussi nous garderons-nous de vous interroger.

Elle dit encore, et ses beaux yeux s’emplirent de larmes :

— La maison que j’ai héritée de mon père adoptif est pleine de ses lettres, des lettres de l’homme qui m’aime et de celles de nos amis.

Le duc Bertie répondit :

— Nulle perquisition ne l’offensera.

Et le roi songeait :

« Pourquoi se confesse-t-elle de la sorte… pourquoi ? »

Cependant, ce simple colloque avait bouleversé Clara au delà de toute expression. Et, dans son extrême émotion, cette fille de trente ans, l’âme harmonieuse, qui avait scruté les énigmes les plus ardues de la vie physique et de la vie sociale, qui avait donné au monde une substance nouvelle, dont le cerveau en gestation allait créer demain peut-être une branche d’industrie formidable, se sentit le désarroi d’un enfant. Elle ne pouvait plus rien céler de ce que cachait son cœur ; elle le mit à nu, en des phrases qui révélaient ses angoisses présentes :

— Vous me parlez ainsi par bonté, vous désirez voir en moi une amie. Ah ! je voudrais, je voudrais que ce fût possible. Tout m’attire ici : la noblesse morale des personnes, l’estime qu’on me montre, le charme de mon élève, la sympathie de Votre Majesté, tout, tout. Je souhaiterais n’être pas une ennemie. Mais jamais ces tendances si douces ne prévaudront contre ma foi, jamais, jamais…

Elle était toute crispée. Les deux hommes l’admiraient en silence, belle et tragique, ses lourds cheveux couvrant ses tempes, la courbe opulente de son bandeau noir touchant l’arc léger du sourcil. Elle était assise sur une chaise basse. Derrière elle, les cornues de verre, les alambics et les éprouvettes faisaient à sa silhouette un fond de mystère. Nulle part ne pouvaient mieux éclater sa grandeur de savante et sa débilité de femme. Elle était accablée, éperdue. Mais elle se redressa pour chanter le credo qui impérieusement lui montait aux lèvres.

— Je crois au règne du bonheur humain, je crois à l’avènement de l’égalité parmi les hommes, je crois à l’abolition de la misère ; j’ai vu la cité de justice et d’amour, la cité dont chacun des nôtres porte au-dedans de soi, comme en un globe de cristal, la lumineuse maquette. Les plans en sont dressés, les chiffres prêts, la conception parachevée. L’exécution seule attend. Comment pourrais-je, alors que mes yeux s’emplissent encore d’une telle vision, nier un avenir si beau, si cher, revenir à ceux qui maintiennent le passé avec ses douleurs, ses iniquités, ses haines ? Je ne puis pas, je ne puis pas.

Un sentiment de pitié les prit devant cette glorieuse jeune femme, coutumière des sciences précises, en proie aujourd’hui à une crise cruelle de doute qui n’était que trop visible. Des deux hommes, le moins susceptible de s’émouvoir qui était l’Irlandais, dit avec une nuance de compassion dans le ton :

— Personne ne vous demande le sacrifice de vos convictions, mademoiselle Hersberg, vous êtes trop loyale pour qu’on ne vous fasse pas crédit. Essayez seulement de nous comprendre. Au surplus, vous demeurerez toujours une ennemie très respectée.

Mais Wolfran reprit, d’une voix singulière :

— Avoir vu la cité future et la nier, on le peut. Avoir fait un rêve et se réveiller, est-ce impossible ?

Le réveil est affreux alors, dit Clara.

— Le réveil, c’est la vie, dit Wolfran.

Cette visite dont Clara ne devait s’expliquer l’objet secret que plus tard, allait briser définitivement la glace entre l’unioniste et le prince étranger. Il était venu, lui dit-il, poussé par la curiosité de la contempler à l’œuvre, maniant le feu et l’air, faisant et défaisant les corps. Tout l’intéressait, la chimie autant que le reste, affirmait-il encore ; il aurait voulu tout savoir. Les sciences exactes le reposaient de la politique, science incertaine. Il déclara qu’il n’était pas artiste. Cette phrase s’accompagne toujours chez ceux qui la prononcent d’une intention de mépris pour l’art.

Clara pensa au charmant prince de Hansen, si subtil et spirituel, qui effleurait par manière de jeu les pensées les plus ardues, toutes les philosophies, toutes les opinions, tous les arts, toutes les chimères. Jeune, poète, esprit gracieux, amateur de talent, héros du plus tendre et du plus triste roman, il demeurait écrasé sous la supériorité mystérieuse de ce petit homme frêle, fluet, que la nature avait dessiné en grisaille et qui, partout, en paraissant, émettait de la puissance. Le rapprochement entre ces deux êtres dissemblables, elle l’avait déjà fait plusieurs fois avec une arrière-pensée qui la troublait extrêmement. Aussi le duc la fit-il tressaillir quand il lui demanda en examinant du thermium :

— Et que tirez-vous de votre élève ? Son Altesse mord-elle à la chimie ?

Elle répondit que l’archiduchesse possédait un esprit d’une extraordinaire rapidité, qui précédait souvent les lenteurs de la démonstration.

— Son Altesse est douée des facultés les plus diverses, dit le duc, et cette forte mentalité qui la rend apte à de sévères études n’enlève rien à sa délicate féminité. Il n’est pas possible qu’il existe en Lithuanie d’adolescente plus parfaite, j’entends au point de vue des qualités de l’esprit et du cœur.

L’homme qui persiflait toujours avait dit ces mots gravement, et ses paroles semblaient. répondre à une secrète émotion.

— Je l’aime tendrement, fit Clara.

Le duc Bertie, sans rien ajouter, roula entre ses doigts une perle verte de thermium, comme pour en éprouver la mystérieuse température. Clara éteignit un fourneau à gaz sur lequel de l’eau bouillait en chantonnant dans un ballon de verre. Le silence se prolongea longtemps. Ce fut Wolfran qui, se rapprochant de la jeune femme, reprit la causerie au point où elle avait dévié :

— Quand vous penserez encore à ces choses, mademoiselle Hersberg, venez me voir. Oui, c’est cela, venez un matin après l’heure des rapports. Souvent, le lundi, le cabinet de la Marine n’est pas trop chargé, et j’ai moins de signatures à donner ; il me reste parfois un petit quart d’heure libre. Venez le lundi, à l’occasion, nous échangerons des idées intéressantes. Inutile de demander d’audience ; je préviendrai le colonel Rodolphe. Seulement, je vous prie, n’en parlez pas aux Zoffern…

Elle remercia. Le prince irlandais déclarait :

— Je suis heureux, très heureux d’avoir visité le laboratoire de mademoiselle Hersberg et vu du thermium. C’est extrêmement curieux.

« Il n’est pas sincère, pensait Clara, là n’était pas le but de sa démarche. Pourquoi est-il venu ? »

Cependant elle était trop peu femme pour déchiffrer jusqu’au bout les desseins de ce politique.

Après le départ des deux princiers personnages, sans goût au travail, elle éteignit les feux, se dévêtit de sa blouse et revint à sa chambre. On lui remit une lettre. Elle était de Kosor. Elle débutait ainsi :

« Exilé par la grâce de cette magnanime canaille. de Wolfran… »