Le Métier de roi/3/4

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 179-210).

IV

L’archiduchesse, le front barré de ce pli vertical qui la rendait si grave, qui révélait presque une âme tourmentée, bouleversée de tempêtes sous le masque impassible, frappa chez mademoiselle Hersberg ; il était huit heures du matin, elle pensait surprendre son amie au lit. Mais personne ne lui répondit. La jeune femme de chambre qui survint lui dit avec une révérence :

— Son Altesse trouvera mademoiselle au laboratoire. Mademoiselle, depuis quelques jours, y travaille dès six heures.

Wanda se rendit au laboratoire en passant par le vestibule extérieur. Elle était angoissée. À sa vue, Clara, qui nettoyait une fiole, sa blouse. blanche toute éclaboussée de taches lie de vin, s’écria :

— Oh ! quelle bonne visite.

— Je viens voir, fit la jeune fille, si vous avez bien dormi.

— Mais oui, chère Altesse, j’étais fatiguée, j’avais un peu veillé…

— Vous étiez demeurée à lire les journaux ? dit Wanda.

— Je n’ai plus le temps de lire les journaux ; depuis quelques jours, en dehors de nos leçons, je suis une idée qui aboutira, je pense, à la solution définitive de la question du thermium.

— Ah ! dit l’archiduchesse.

— Oui, continua la chimiste — et tout son rêve intérieur transparaissait dans ses yeux de dormeuse éveillée ; — le roi, l’autre semaine, m’a montré mon devoir. Nous autres, nous mettons une sorte de fantaisie dans nos recherches. L’inconnu se laisse entrevoir au hasard d’une expérience, nous nous acharnons à le dévoiler, à le posséder, et quand, d’aventure, nous réussissons à le saisir, à le déterminer, la besogne semble finie, nous nous en désintéressons, nous cherchons autre chose. Cependant, le roi m’a dit une grande parole : « Vous avez produit un corps nouveau dont l’industrie, la médecine, des milliers d’êtres souffrants peuvent bénéficier ; c’est une paternité glorieuse mais pleine d’obligations. On attend de vous le thermium utilisable, vulgarisable, vous n’avez pas le droit de vous arrêter en chemin. » Le roi disait vrai. J’ai compris que les paresses de mon esprit étaient coupables. J’ai recommencé à travailler avec une sorte de fièvre.

L’archiduchesse s’efforça de sourire.

— Vous créez la houille verte, celle que vous prophétisiez à l’amphithéâtre la première fois que je vous ai vue… Grâce à vous il n’y aura plus de grèves, plus d’émeutes, plus de misère méchante et jalouse… Il serait temps que vous nous la donniez, Clara, la houille verte, la houille inextinguible !

La savante, sans remarquer l’émotion extrême de la jeune fille, continua :

— Ce n’est pas moi qui la donnerai, d’autres viendront après moi finir l’œuvre ; mais, en attendant, je dois lui apporter ma contribution tout entière ; il faut isoler le thermium ; je tâtonne, j’essaye ; tous les réactifs y passent. Ce matin, un ballon d’acide m’a éclaté dans les doigts…, voyez ma blouse…

— Clara, demanda l’Altesse, vous ne croyez pas qu’il y ait dans le peuple des forces plus terribles que dans la matière inerte ?…

— Tenez, répliqua la chimiste, qui n’entendait point, regardez ces résidus dans le creuset : c’est du thermium cristallisé. Rien ne l’attaque…

— Clara, interrogea encore la jeune fille, n’avez-vous point vu Ismaël Kosor ces jours-ci ?

À la vérité, Clara Hersberg, la veille, avait reçu du meneur un billet passionné et incohérent où il parlait de mort possible, de mission inéluctable, et de l’amour qui le tuait. Elle l’avait lu comme la prière obsédante d’un enfant impérieux, sans s’attacher à comprendre les allusions qu’il faisait à des événements proches. Le thermium seul la préoccupait et le désir de contenter les vœux de Wolfran. Elle expliqua distraitement à l’Altesse que depuis de longues semaines elle n’avait point revu Kosor : à peine avait-elle fini son cours à l’Hôtel des Sciences qu’elle passait à son laboratoire de l’École, où ses élèves cherchaient aussi sous sa direction. Ah ! quand le nouvel appareil pour l’électrolyse serait construit…

— Mais alors, interrompit l’archiduchesse avec une sorte d’impatience contenue, vous ne savez rien ?

— Quoi ? dit la savante.

— Voyez, dit l’Altesse en écartant un peu la mousseline des rideaux qui flottaient aux baies de la tourelle.

C’était un matin de mars pur et léger succédant aux jours boueux du dégel. L’atmosphère était si claire, les objets si nets et si précis, que par delà la place d’Armes, blanche et poudreuse, par delà le vaste vestibule en pente douce que formait l’avenue de la Reine, on apercevait le pont, la chaussée du faubourg, ses maisons, ses échoppes, ses voitures, ses tramways, ses camions, ses autos, ses bicyclettes. Et plus loin encore, là où l’œil, se brouillant, ne distinguait plus rien, un fourmillement noir, une vague sombre semblait avancer.

— Qu’y a-t-il ? demanda Clara distraitement.

L’archiduchesse, les pupilles dilatées, ses yeux dévorateurs fixés sur ce lointain, tenait toujours le rideau levé et ne répondit pas.

Clara filtrait un résidu. Elle ne connaissait ni impatience, ni anxiété, ni secrètes transes. Elle cherchait simplement, et toutes ses forces passaient dans son labeur. Vibrante et nerveuse, après un long silence, l’archiduchesse reprit :

— Mon amie, je suis venue dans l’intention de passer la journée près de vous.

Clara se redressa surprise.

— J’ai donné des ordres pour qu’on me serve dans votre appartement, continua Wanda ; je ne voulais pas vous quitter aujourd’hui, ma pauvre Hersberg.

— Aujourd’hui ? interrogea la savante.

L’archiduchesse souleva encore une fois le rideau, qu’elle laissa retomber en disant seulement :

— Les voilà…

Les singularités qu’elle n’avait pas remarquées jusqu’ici chez son élève frappèrent soudain Clara. Elle vit l’archiduchesse oppressée, raidie. D’instinct, à son tour, elle dégagea les carreaux.

Une cohorte pressée, tassée emplissait le pont là-bas ; nulle voiture ne roulait plus ; l’avenue de la Reine avait été désertée tout à coup ; et vers cette solitude, comme un tourbillon lentement pompé par le vide, la masse noire de la foule innombrable et enrégimentée s’avançait d’une allure régulière, presque majestueuse. Le front atteignit le quai de la rive droite, la colonne comblait de sa largeur la largeur même du pont ; quant à sa base, on la cherchait en vain : l’océan noir couvrait la chaussée du faubourg, se confondait au loin avec les confins imprécis du quartier suburbain. Clara, d’une voix étranglée, ne prononça qu’un mot : « Les tisseurs ! »

Au même instant, un coup de tonnerre qui grondait au sud de la ville se rapprocha, s’enfla, fit trembler les vitres du palais, et l’on vit déboucher sur la place d’Armes, par une rue adjacente, un premier escadron de cavalerie arrivant au grand trot, dans un nuage de poussière que dorait le soleil et que tordait le vent. La troupe se rangea sur les parties latérales de la place. Au même instant, la foule noire commençait de s’engouffrer dans l’avenue de la Reine. On distinguait les vestons décolorés des ouvriers, le long sarrau des artisanes. Plusieurs tenaient leur enfant accroché à leur cou. Un homme marchait à leur tête, petit et frêle. Clara se crispa des deux mains à la table d’expérience. Elle avait reconnu Kosor. L’archi-duchesse comprit le coup d’émotion qui la frappait là, tout endormie en sa sécurité de savante. Murée dans ses laboratoires, reprise par cette léthargie mystérieuse de l’inventeur qui travaille en somnambule, elle avait laissé naître et croître, sans y prendre garde, le mouvement qui aboutissait à la manifestation d’aujourd’hui. L’Union n’avait pu la tenir secrète. Les journaux l’avaient annoncée, la police en avait suivi la préparation, le cabinet royal l’avait réglementée, fixant l’heure où elle aurait lieu, la limite où elle s’arrêterait, le temps qui lui serait accordé. Mais Clara, l’âme de l’Union, l’amie passionnée de la foule, la femme qui ne possédait au monde que sa robe, après avoir tout donné pour le peuple, les yeux fixés sur son éternelle électrolyse, n’avait rien su. Quel réveil après la douceur du songe scientifique !

Silencieusement, l’archiduchesse passa dans une des pièces voisines, qui était le cabinet de son amie. Elle vit une liasse de journaux intacts, sous leur bande encore close. Elle les apporta au laboratoire où Clara demeurait béante devant la vitre. Mademoiselle Hersberg lui dit :

Je comprends, maintenant, je comprends. tout il les amène au roi dans leur misère.

— Mon amie, dit Wanda, quoi qu’il arrive, je reste près de vous.

Clara dit merci d’un air distrait, puis ouvrit le journal de l’Union. L’article de tête y était signé du jeune Conrad. Le poète y célébrait, dans une langue passionnée, la magnificence de l’acte d’aujourd’hui. Le peuple oubliant ses rancunes et l’iniquité de sa condition, confiant, épris de paix, puissant comme un cataclysme et doux comme un jour de printemps, venait en masse au chef de la nation. Il ne demandait pas la guerre, mais du pain, du charbon, une parcelle du patrimoine de sa race. Il ne faisait pas une prière ; il exposait ses volontés, impérieuses mais calmes. Ses volontés, c’étaient le retrait des décrets homicides, la suppression des tarifs douaniers. « On verra, s’écriait l’adolescent, trente mille hommes silencieux, désarmés, défiler en ordre sous les fenêtres royales. L’humanité en appelle à un homme. Cet homme est Wolfran V. L’humanité attend son verdict. »

— Rien ! murmura Clara d’une voix sourde, je ne savais rien.

Elle se redressa, revint aux fenêtres. La procession s’avançait avec une lenteur calculée, sans un cri ; le piétinement seul de tant d’êtres marchant en cadence composait un grondement formidable. Au moment où Kosor mettait le pied sur la place, l’innombrable armée répandue sur le faubourg le couvrait toujours, se perdant là-bas à l’horizon. Ismaël allait tête nue. On le vit lever les yeux vers le palais, et il s’avança, nerveux, le visage creusé, ses boucles noires dansantes sur son front blême.

Clara, droite comme une statue, le regardait, impassible derrière la vitre.

Alors les tisseurs apparurent dans leur dénuement. Ils portaient leurs vêtements de travail, usés, troués. Leurs visages étaient malingres, terreux et féroces. Ils montraient dans leur pauvreté l’arrogance du nombre, l’orgueil du troupeau qui se sait invincible. Le palais merveilleux leur inspirait du dédain ; ils le criblaient de regards ironiques. Les femmes étaient hantées par l’idée de voir surgir le roi à quelque balcon. Jamais pareil étalage de la misère prolétarienne ne s’était offert à Clara.

La plèbe, l’idole oubliée, revenait la tenter, la reprendre, L’ivresse sociologique lui montait au cerveau. Ceux qui souffraient, ceux qu’on ignorait dans leur taudis, tous étaient là dans un pêle-mêle angoissant, tous réclamaient la justice, l’égalité, le droit au bonheur. Et Clara se sentait envahie d’une tendresse ardente. Elle aurait voulu donner tout, se donner elle-même, combler le véhément désir populaire. Elle était ressaisie. Des larmes roulaient dans ses yeux.

Les premiers rangs des tisseurs touchaient maintenant aux grilles du palais. Au lieu de dessiner le mouvement tournant qui eût fait écouler la foule par la rue du Beffroi et permis au défilé tout entier de passer en vue du palais, Kosor demeurait là, stationnait devant la grille. À droite de la tourelle centrale, le corps de garde était hermétiquement clos ; pas un garde blanc n’apparaissait. Les troupes qui encadraient la place demeuraient immobiles. Parfois un cheval hennissait dans le silence. Le flot des tisseurs arrivait toujours. C’était l’affluent régulier qui grossit le lac. Bientôt les corps commencèrent à se tasser, mais comme les manifestants avaient adopté une marche d’une grande lenteur, c’était imperceptiblement que la masse s’élargissait. Peu à peu elle s’étendait, paisiblement, comme une nappe d’eau venue d’un fleuve débordé qui s’étale ; elle. prit les formes de la place. Mais Kosor refusait de mener la première vague vers le déversoir qui s’offrait la rue du Beffroi. On stagnait là, on se pressait, on s’étouffait.

Et soudain, devant ce palais obstinément muet, qui offrait à la formidable visite populaire un visage fermé, Ismaël Kosor fut saisi d’une colère orgueilleuse. Trente mille âmes lui obéissaient, évoluaient à son seul geste, se résumaient en lui ; frêle et chétif, il personnifiait les forces d’une cité ; une armée terrible faisait corps avec lui, et on lui répondait par un méprisant silence ? Et sa voix creuse, mais vibrante, s’éleva tout à coup. Il criait :

— Le roi, nous voulons voir le roi ! Nous voulons parler au roi.

Et du sein de la masse profonde, une colossale rumeur s’éleva, une clameur à contre-temps qui se propageait, s’enflait, issue bientôt de la foule tout entière, lasse de s’être tue :

— Le roi ! Le roi !

Brusquement Clara quitta la fenêtre de la tourelle ; sa main fiévreuse cherchait en tremblant le bouton de la blouse, l’arracha, enleva la manche. L’archiduchesse, très calme, un peu plus pâle encore que de coutume, lui demanda ce qu’elle faisait. Clara répondit :

— Je descends.

— Non, mon amie, ne descendez pas.

— Je descendrai, fit l’unioniste haletante. La fragile Altesse la saisit aux poignets fortement.

— Votre devoir est de demeurer près de moi.

— Mon devoir, dit Clara, il est en bas, là, près de cet homme à qui j’appartiens par ma promesse plus que vous n’appartenez à monseigneur de Hansen… Mon devoir est près du peuple à qui je suis vouée depuis mon enfance ; je suis consacrée au peuple, moi ; j’ai vécu par l’idée de le conduire au bonheur, et aujourd’hui qu’il se réveille, où suis-je ?

Elle frissonna et continua de se dévêtir farouchement.

Wanda, sereine, la dominait et dit avec froideur :

— Vous flairez l’émeute, et vos appétits de révolutionnaire se ravivent ; vous croyez le grand jour venu et vous regrettez de n’être point mêlée au tourbillon de la populace ; vous voulez prendre rang dans la bataille, et si tout à l’heure le palais est envahi, si le moment est venu du massacre, c’est vous qui conduirez les insurgés dans nos chambres que vous connaissez bien…

Le visage de Clara se décomposa, sa blouse tombait à ses pieds ; elle demeura immobile, incertaine et tragique.

— Il faut prendre parti, ma chère Hersberg, disait l’archiduchesse d’une voix étrange ; il faut prendre parti… Dans quel clan vous rangez-vous ? Voici le peuple, le peuple idolâtré, et voilà les souverains exécrés.

À ce moment, des cris de femmes retentirent aigus et stridents ; la chimiste et l’Altesse se précipitèrent au carreau. Elles virent une bande d’artisanes, plus véhémentes, plus impétueuses que les hommes, filtrer dans la masse, se ruer aux grilles qu’elles secouaient en lançant éperdument l’appel au roi.

Le roi ne répondit pas, mais la porte du corps de garde s’ouvrit, dans la cour d’honneur, et un homme en sortit, serré dans un pardessus au col de fourrure. C’était le ministre de la police. Il vint et harangua brièvement la multitude. Sa Majesté avait toléré la manifestation, à condition qu’elle fût calme et silencieuse, respectueuse de l’ordre et des pouvoirs publics. Sa Majesté n’entendait nullement parlementer sur une sommation de la foule. Elle recevrait en audience, sur demande préalable, telle ou telle délégation des tisseurs qui voudraient exposer les revendications du prolétariat, c’était tout.

Mais il était trop tard. Le désir de commander maître avait été exacerbé chez la bête humaine ; elle n’en démordrait plus. Kosor même eût été impuissant désormais à endiguer la marée. Tous se précipitaient aux grilles. C’était le roi qu’on voulait. On voulait qu’il apparût là, au balcon de la tourelle où l’on avait vu la reine le soir des noces royales. On n’était pas venu parler à des pierres. On exigeait que Wolfran fût le témoin ostensible de la muette représentation théâtrale. Et les admirables ferronneries, aux dorures éteintes, commençaient de s’ébranler sous la poussée.

— Mais que Sa Majesté se montre ! Qu’elle apaise le peuple ! murmurait Clara.

— Et après ? dit l’Altesse.

Il y eut une sonnerie de trompette qui déchira l’air. L’officier, commandant des troupes, poussa son cheval et dut faire une sommation, mais elle se perdit dans le murmure de tempête que soufflait l’émeute. Longeant les bâtiments latéraux du palais, des gardes blancs apparurent ; aussitôt, une détonation, que ne parvint pas à étouffer l’épouvantable clameur populaire, retentit, on vit une fumée légère, comme celle d’une cigarette. C’était un revolver qui venait de partir, « tout seul », fut-il expliqué plus tard, par les intéressés.

Ce fut la charge. Elle fut meurtrière. On devait évaluer plus tard à seize ou dix-sept mille le nombre des tisseurs entassés ce matin-là sur la place. Ce fut dans ce flot de chair humaine qu’entra le poitrail des chevaux. Derrière les vitres on entendait l’immense gémissement d’angoisse monter de la foule. Elle se défendait. De toutes parts les bras se levaient, l’acier des revolvers luisait, les coups crépitaient. Le pistolet des cavaliers riposta. On vit un enfant, frappé dans un arbre, tomber le front sanglant. Aux fenêtres des ministères, des fantassins apparurent, le fusil à l’épaule.

— Mais que le roi se montre ! gémissait Clara en se tordant les mains.

L’archiduchesse se rapprocha, autant pour fuir le spectacle que pour consoler son amie.

— Ma pauvre Hersberg ! murmurait-elle, ma pauvre Hersberg !

Et elle la tenait prisonnière dans ses bras.

Si maîtresse d’elle toujours, la chimiste avait dû s’asseoir : elle n’avait plus une larme. Elle disait sourdement :

— Laissez-moi, Altesse, laissez-moi. Je vous ai aimée, oh ! oui, aimée tendrement, mais je ne suis pas de votre parti, je ne puis pas en être ; je n’en serai jamais. Je suis avec ceux qu’on tue en bas ; je sens mon sang couler, mes membres se rompre ; oh ! pauvres gens ! pauvres gens ! tant de misère et une telle mort ! Oui, je suis contre le roi ; le roi responsable de tant de crimes…

— Ma pauvre Hersberg répétait tendrement l’Altesse.

— Il n’avait qu’un geste à faire, continuait Clara, un geste d’amour, de fraternité humaine ; on l’eût acclamé. Le peuple est bon. Lui n’a pas voulu. Oh ! pourquoi ? pourquoi ?

Pourtant, il leur sembla que la fusillade s’éteignait ; elles firent un effort et se traînèrent à la vitre. La place se dégageait en effet ; les manifestants fuyaient par la rue du Beffroi. Ils défilaient en silence devant le palais stupides, effrayés, ils considéraient une quinzaine de cadavres, autant d’agonisants à leur dernier soubresaut, qui demeuraient là, les membres étalés sur le sol, On voyait deux ou trois gamins morts et une jeune femme blonde dont le sarrau de tisseuse portait au flanc une énorme étoile sanglante. Et ils passaient entraînés dans le mouvement tournant, harassés, et ne comprenant pas. Clara reconnut le vieil Heinsius dont la haute taille et les bras levés dominaient la foule. Le vent éparpillait les flammes blanches de sa barbe légère. À la manière des vieillards, il devait rappeler que tout ce qui était accompli, il l’avait prévu. Sur le pont, d’autres tisseurs cheminaient encore, en route pour le palais, ignorant tout. Mais ils ne devaient pas même franchir le fleuve. Un second escadron de cavalerie survint par le quai, coupa la colonne en deux tronçons, repoussa les nouveaux venus, dispersa ceux qui demeuraient sur l’avenue. Le soleil était déjà haut dans le ciel. On apercevait là-bas le scintillement des baïonnettes.

Clara se penchait, les yeux rivés aux corps rigides que le flot, en passant, avait abandonnés là c’était pitié de voir son anxiété à dévisager les cadavres. Elle cherchait Ismaël. Elle disait :

— Je crois l’entendre qui m’appelle.

De nouveau elle voulut descendre. Mais l’archiduchesse lui fit observer que les soldats rangés l’arme au clair sur les quatre faces du palais ne la laisseraient point passer. Elle retomba dans un silence désespéré que Wanda ne voulut plus troubler. Il était midi quand la place fut définitivement nettoyée. Les cadavres et les blessés furent enlevés. Il ne demeura plus que des flaques de sang. L’Altesse s’approcha de Clara, la baisa au front, et disparut.

Un quart d’heure plus tard elle revenait triomphante.

— Mon amie ! mon amie ! criait-elle, j’ai fait téléphoner par monseigneur d’Oldany lui-même au ministère de la police. Kosor n’est point. parmi les victimes ni parmi les personnes arrêtées.

Clara prit sa tête dans ses mains et se mit à pleurer, enfin, comme si tout le cauchemar passé eût été aboli et qu’elle en conservât seulement en elle l’ébranlement.

À deux heures, la sonnerie du téléphone l’appela dans la pièce voisine. Elle prit le récepteur qui lui chuchota à l’oreille :

— Mademoiselle, veuillez vous trouver à la nuit tombante dans la salle de musique de l’archiduchesse. Veuillez vous y rendre dans le plus grand secret.

— Qui me demande ? interrogea Clara.

— Le roi, répondit plus discrètement encore l’appareil.

« Tant mieux, pensa-t-elle avec un éclair de haine dans le regard, je vais le voir et comme je ne puis plus demeurer ici, que déjà de cœur et d’esprit je suis loin, qu’il ne peut plus y avoir rien de commun entre ce massacreur et moi, je parlerai hardiment. Ah ! plus de compromissions, je suis la sœur du peuple, la sœur des tués, et lui un homme qui pouvait d’un geste aujourd’hui répandre la paix, le bonheur, et qui n’a semé que la mort. »

Et elle chercha dans ses tiroirs la photographie du vieux docteur Kosor qu’elle n’avait pas regardée depuis fort longtemps. Ce noble visage au front haut, dont les yeux bleus souriaient d’un beau sourire triste, dont la barbe de neige accentuait l’expression majestueuse, l’impressionna plus que jamais. Il semblait lui dire : « Hé bien, tu as voulu connaître les grands, tu t’es laissé prendre à leur prestige menteur tu vois maintenant ce qu’ils sont : les ennemis du pauvre ! »

Elle conservait le carton dans le creux de sa main. Qu’elle se sentait bien à ce grand vieillard, l’héritière de sa pensée, de son âme généreuse et révoltée ! Et il lui venait une honte de n’avoir pas toujours montré, devant le roi, la fierté farouche des libertaires.

« Que me veut Wolfran ? se demandait-elle aussi en songeant à ce singulier rendez-vous du soir. »

Elle y alla d’un pas ferme, résolue à laisser éclater son indignation. Tant mieux si l’explication devait être orageuse. Au cas où le roi essayerait de se disculper, elle plaiderait la cause populaire. L’Union qu’elle symbolisait tiendrait tête au pouvoir. Elle dirait : « Ils étaient venus paisibles et confiants, ils s’adressaient à vous comme à leur père, ils espéraient tout de votre bonté. Et vous les avez fait chasser à coups de fusil ou à la pointe des baïonnettes ! »

Comme elle traversait le vestibule de Wanda, elle rencontra madame de Bénouville, qui lui demanda ce qu’elle faisait chez Son Altesse, Obéissant à un scrupule irréfléchi, Clara répondit pour se conformer à l’ordre donné au téléphone :

— Son Altesse m’a engagée à voir son buste éclairé aux lumières.

— Je vous accompagne, chère mademoiselle Hersberg.

Clara expliqua :

— Madame, vous savez si je vous aime bien ! Mais, un soir comme celui-ci, c’est un peu de solitude que je vais chercher là-bas… du recueillement, de la nuit et du silence.

— Pauvre cœur sensible ! soupira la vieille Française, pauvre cœur impressionnable et si troublé !

Et l’unioniste continua son chemin par le corridor secret. Lorsqu’elle entra par la porte dissimulée, la salle de musique était dans l’obscurité. Elle poussa au hasard le premier bouton d’électricité. Une lampe isolée s’alluma au fond, près de l’orgue, dont les tuyaux ternes eurent un pâle éclat. Les murailles, vêtues de drap rouge, s’empourpraient au voisinage de la lumière, puis elles passaient à la couleur tragique du sang répandu ; près de la grande porte, elles devenaient noires ; les violes et les cithares y ressemblaient à de sombres escargots géants grimpant vers la corniche en régulières théories. Muets et massifs, les pianos, les harmoniums, obstruaient le passage. Clara demeura debout près d’une harpe dorée dont la volute reflétait la lumière lointaine. Elle s’efforçait à déchiffrer l’intention royale. Peut-être était-ce un congé qu’avec tant de mystère on allait venir lui signifier ici. L’humiliation qu’elle ressentit à cette pensée stimula encore son orgueil de libertaire.

Une stalle de chêne était adossée au mur. Après un long quart d’heure d’attente, Clara, lassée, vint s’y asseoir. Elle rêvait dans la de l’extrême fatigue. Là-bas, au fond de l’immense pièce, la petite ampoule électrique, ressemblait à une étoile dans la nuit. Un peigne d’écaille tomba des lourds cheveux de la jeune femme ; à ce choc, des cordes semblèrent frissonner, il y eut un concert singulier, presque imperceptible, de plus de cent instruments vibrant ensemble. Le frémissement s’en éteignit lentement. Tout se tut. Le silence absolu régna dans cette chambre d’harmonies, comme dans une basilique. Le pâle visage penché de Clara endormie paraissait un visage de cire.

Soudain elle eut un sursaut, ses yeux s’ouvrirent, elle fut debout : la porte à deux battants s’était entre-bâillée, et une forme blanche hésitait sur le seuil. Wolfran V était là, en colonel des gardes blancs, tel qu’il lui était apparu la première fois, lors des fêtes de la Glace. Quand il l’aperçut, dressée devant sa stalle, la main sur l’accoudoir, dans la posture d’une femme qui accorde une audience, il se dirigea vers elle de son allure nonchalante et légèrement hautaine.

— Ah ! mademoiselle Hersberg, murmura-t-il quand il l’aborda.

Elle vit ses traits si douloureusement contractés, ses yeux, qui la pénétraient jusqu’à l’âme, si pleins de désolation, que les mots qu’elle avait préparés, elle les oublia soudain. Elle demeurait muette, illisible ; elle prit en tremblant la main que le souverain lui tendait. Il dit :

— Voilà une affreuse journée !

Clara se contenta de demander :

— Combien de morts ?

— Dix-sept.

— Ah ! soupira-t-elle en détournant la tête.

Wolfran leva les bras, ses lèvres allaient commencer une phrase ; mais il se tut, ses bras retombèrent dans un geste d’accablement et d’impuissance. Alors Clara, d’une voix mal assurée, se mit à réciter l’objurgation préparée : Ils étaient venus paisibles et confiants…, ils s’adressaient à Votre Majesté comme à leur… Mais elle comprit soudain qu’elle mentait, car ils étaient venus en vérité haineux et pleins de défiance, comme un troupeau qui s’insurge contre son maître, et elle n’osa pas achever. D’ailleurs, Wolfran lui fit signe de s’asseoir dans la stalle de chêne, et avec ce mélange d’autorité et d’affabilité dont il était coutumier :

— Il y aura des répressions sévères ; désirez-vous beaucoup que Kosor soit épargné ? Je sais qu’il vous est cher, et j’aurais du chagrin à vous contrister. C’est pourquoi je suis venu ce soir. Avant une heure, il doit être arrêté dans une maison meublée du faubourg où il s’est caché et dont voici l’adresse. Johannès Karl et Conrad étaient déjà pris tout à l’heure. Le vieil Heinsius l’est, sans doute, au moment où je vous parle. Je veux un exemple sérieux et que mon peuple perde l’habitude de ces mouvements d’ensemble qui sont des à-coups de révolution et finiront toujours dans le sang. Kosor était le chef de celui-ci. Il sera poursuivi avec la dernière rigueur. Je ne vous le cache pas ; ce sera la longue détention. Cependant, de vous à moi… Voici un laissez-passer du ministre de la police qui vous permet un dernier entretien avec votre ami. Je m’engage à ce que d’ici une heure sa liberté soit respectée. Voyez ce que vous pouvez faire dans ce délai ; vous avez à choisir entre diverses ressources, telles que la voiture close et le train de Berlin à cinq heures cinquante-huit… Vous serez seule responsable, s’il y a évasion…

Il eut un vague sourire et reprit :

— Néanmoins, tant qu’il sera en territoire lithuanien, les poursuites pourront être exercées contre lui. Actuellement, un cordon d’agents cerne son refuge, mais je vous le répète, pendant une heure encore il sera libre.

Clara écoutait haletante. Elle dit enfin :

— Votre Majesté lui accorde l’exil…

— Je ne lui accorde rien du tout, mademoiselle Hersberg, dit le roi se redressant brusquement. C’est à vous que je veux donner toute licence de le voir une dernière fois, connaissant l’ingéniosité des femmes et à quoi je m’expose… Ismaël Kosor est un illusionniste dangereux. Il y a entre cet ami du peuple et moi cette différence qu’il se réjouit du sang versé et que moi j’en ai subi une torture. Il recommencerait volontiers la tentative d’aujourd’hui. S’il reste dans l’incapacité de nuire à la nation et que vous ayez une grande joie à le sauver…, pendant une heure mes yeux seront fermés.

— Ah ! Sire, dit-elle le cœur gros, comme un enfant qui va pleurer, je n’ai pas compris de tout ce jour la conduite de Votre Majesté ; j’aurais voulu comprendre pour me soumettre, mais non, je ne puis pas, je ne m’explique rien.

— Vous m’avez maudit ?…

La tête de Clara fléchit dans un mouvement d’aveu.

— Il ne faut pas me maudire, mademoiselle Hersberg, jamais ; il ne le fallait pas aujourd’hui surtout où j’ai tant souffert. Quand on gouverne un peuple, voyez-vous, on ressemble à l’homme qui tiendrait dans sa main la clef d’une écluse formidable. Est-ce qu’on doit être sévère pour lui, même lorsqu’on ne s’explique pas tout le jeu de ses mouvements mystérieux ? Ah ! il est dur d’être responsable à ce point… Je sens la Lithuanie entière frémir… Mille désirs divers et contradictoires montent vers moi… Tous les partis se réclament de la vérité et de la justice. Mais moi je sais qu’il n’y a qu’une vérité, et je conduis mon peuple à sa lumière. Je sais où je vais, je sais où je vais, par le tonnerre du ciel !

Il était blême, tout contracté, un spasme le secoua et tout seul dans cette pénombre où il se dressait, blanc comme un marbre, il parut à Clara plus grand qu’un homme. L’essence de la monarchie lui fut révélée dans un éclair. Elle avait vu le roi.

Et il restait là, perdu dans ses pensées. Ses yeux fixés dans le vague y contemplaient sans doute encore la foule et non point la fourmilière humaine qui avait un moment, le matin, envahi la ville, mais la multitude même de son peuple avec ses passions, ses besoins, ses misères, sa véhémente soif de bonheur.

— Ah ! soupira Clara, brisée, peut-on savoir où est la vérité ?

Wolfran, revenu aux contingences, tira sa montre :

— Mademoiselle Hersberg, vous n’avez plus que cinquante-deux minutes.

Elle tressaillit, le regarda, il lui souriait affectueusement et elle s’en trouva toute réconfortée.

— Je remercie Votre Majesté, balbutia-t-elle.

Cette fois, il lui prit les deux mains qu’il garda dans les siennes une seconde.

— J’ai voulu vous donner une marque d’estime, dit-il.

L’image d’Ismaël était encore lointaine et confuse dans l’esprit de Clara, au moment où sa voiture, dont elle se servait pour la première fois, arrivait à la ruelle avoisinant le port marchand où se cachait le fugitif. La scène de la salle de musique avait laissé en elle un souvenir trop vif. Elle revoyait sans cesse Wolfran dans sa tunique blanche, surchargée de passementeries, de décorations, si divinement impérieux, si troublant de certitude et de sécurité devant l’angoisse populaire : « Je sais où je vais ! » Véritablement il s’érigeait devant le regard de son âme pareil à une lumière vigoureuse et stable, un phare puissant au milieu de la mer, la nuit. Mais elle allait à Ismaël, il fallait penser à Ismaël, il fallait sauver Ismaël. Et elle se disait : « Quelle sensibilité cache le cœur de ce prétendu tyran, quelle délicatesse pour épargner, en dépit de tout son entourage, l’homme que j’aime. »

La voiture s’arrêta devant une maison haute et noire où, d’étage en étage, apparaissaient des fenêtres éclairées.

Au même instant, bien qu’une minute auparavant la ruelle eût paru déserte, quatre agents en civil entourèrent la jeune femme et, brutalement, lui interdirent l’accès de la maison meublée. Mais elle fit voir le laissez-passer du ministre de la police, qui fut examiné avec curiosité et pendant un long moment. Enfin, on lui permit d’entrer. À l’entresol, une grosse femme lui demanda ce qu’elle voulait et la conduisit à la chambre où se cachait l’homme traqué. Elle ouvrit. Ismaël Kosor, les bras croisés sur son torse maigre, attendait l’arrestation. Il vit Clara, poussa un cri :

— Toi ! c’est toi !

— Pauvre ami ! dit-elle, saisie de pitié, pauvre ami !…

Le compagnon de son enfance, le frère qui avait embelli d’une si forte tendresse ses premières années, l’homme silencieux et passionné dont l’amour dorait aujourd’hui sa glorieuse jeunesse comme un astre lointain dont on ressent la bienfaisante chaleur, était là devant ses yeux, pauvre, banni, traqué comme une bête. Les cités le repoussaient, les lois l’accablaient, la société le vomissait, il n’était plus qu’un vaincu ; ses hardiesses du matin avaient abouti à un massacre, et l’on voyait encore du sang couleur d’encre sur ses vêtements en désordre. Il subissait la honte de l’échec et celle de la réprobation. Clara le serra contre son cœur en pleurant.

— Tu ne seras pas pris, murmura-t-elle, je viens te sauver.

— Comment le pourrais-tu : la maison est cernée, la fuite est impossible.

— Viens, lui dit-elle, viens avec moi, j’ai obtenu…

— Quoi, interrompit-il, les yeux caves, béants, et un tremblement aux membres, nous fuyons tous deux ? Tu veux ? Tu es venue me prendre ?

Et comme devenu fou soudain, avec un rire de bonheur suprême qui transfigurait le farouche meneur en une apparition de la béatitude humaine :

— Nous partons tous les deux ? Tu vas être ma femme enfin, tu m’aimes assez pour cela ? Où m’emmènes-tu ? Non, je ne veux pas le savoir, que ce soit au bout du monde ou dans le désert que m’importe… Je ne suis qu’un homme à la fin. Ah ! comme nous nous aimerons !

Clara sentit une telle force dans cet appel, que prise de peur, elle se rejeta en arrière comme à l’aspect d’un abîme. Non, non, elle ne voulait pas ! L’illusion du malheureux l’irrita au lieu de la toucher ; elle le détrompa vite avec une sorte de plaisir qui démentait sa bonté coutumière.

— À quoi songes-tu ? Puis-je quitter Oldsburg ? Je te dis que j’ai obtenu la faveur d’une dernière entrevue avec toi, et que ton arrestation soit retardée d’une heure. Pendant ce délai, je t’emmène dans ma voiture jusqu’à la gare, tu prends le train de Berlin, demain tu seras loin de la Lithuanie, en sûreté.

Il la regardait, hébété. Il dit :

— Tout seul ?… À quoi bon ?

— Si tu demeurais ici une demi-heure encore, demain ce serait le cachot, les fers et la longue captivité. Le gouvernement paraît disposé aux pires représailles, mon ami, mon pauvre ami !

— Le gouvernement, dit-il, je le méprise ; le roi n’est qu’un assassin. Ah ! si tu avais vu comme moi nos frères tomber sous les balles de sa garde ! Des femmes foudroyées, un projectile dans la gorge, et qui ne pouvaient pas mourir… J’ai vu cela, moi ! Qu’avaient-ils fait, cependant ? Appelé Wolfran, éperdument, dans leur détresse ! Ah ! le beau monarque à la gloire facile ! Mais son heure viendra, je le jure !

Clara devint toute blanche.

— Des nécessités s’imposent, déclara-t-elle doucement, de dures nécessités, à ceux dont c’est la fonction de maintenir l’ordre.

— L’ordre ? ricana Kosor, il n’y a d’ordre véritable que dans la justice et l’égalité, tu le sais bien.

Elle reprit avec plus de vivacité :

— Viens, il est temps de partir. Je sais les décisions sont formelles et qu’on ne te touchera pas avant l’heure.

Il demanda de qui Clara tenait cette grâce. Elle dit qu’elle la tenait du roi même. Alors il s’obstinait à n’en vouloir plus profiter.

— D’ailleurs, je ne me soucie plus de rien. Quand je t’ai vue, j’ai eu un coup de folie. Il m’a semblé que le soir bienheureux que j’attends était arrivé après l’épouvantable journée que j’ai vécue. Je ne savais ce que je disais. À présent, tout m’est égal.

— Viens, supplia Clara. Les minutes fuient. Encore un peu, et ce serait trop tard.

— Que ferai-je là-bas ?

— Tu travailleras, tu étudieras, tu chercheras encore la vérité.

— La vérité, je l’ai trouvée.

« Hélas ! pensa Clara, tout le monde la possède donc ! »

Et elle détourna la tête. La chambre meublée lui apparut dans la laideur de ses tentures de serge rouge. Le luxe du palais avait lentement instruit ses yeux. Elle souffrait d’entendre les paroles passionnées d’Ismaël dans ce décor trivial. Elle se pencha encore vers lui.

— Je suis presque riche, maintenant ; tu ne manqueras de rien, tu laisseras la cordonnerie, tu retourneras aux nobles travaux de notre bon maître.

— Le travail des mains est le plus noble de tous, dit orgueilleusement le révolutionnaire.

Clara expliquait à présent :

— Il m’eût été doux de te suivre, mais alors, quelles ressources aurions-nous eues ? L’humble place que je tiens au palais suffit à nos doubles besoins. Je reste pour te donner le signal du retour.

Alors il se résigna et franchit la porte derrière elle. Ils tâtonnèrent ensemble dans l’escalier obscur. Clara redoutait la rue et l’éventualité d’une scène que Wolfran n’eût point suffisamment prévue. Mais les ordres avaient été donnés minutieusement. Pas un officier de police ne fut aperçu. Haletante, elle poussa Ismaël dans le coupé en jetant au cocher le nom de la gare d’Allemagne. La voiture fila. Tous deux se taisaient. L’un était un automate inerte, l’autre brûlait d’une fièvre étrange. Quand les feux qui, chaque soir, illuminaient la façade de la gare, apparurent, Ismaël saisit Clara, l’étreignit désespérément dans l’ombre de la voiture. Il ne dit qu’un mot :

— Te reverrai-je ?

— Mais oui ! fit-elle en se dégageant.

Elle courut prendre son billet. Des sifflets retentirent. Ils se serrèrent la main en silence. Un flot de voyageurs passait, Kosor s’y mêla. Un moment encore, Clara put suivre des yeux la tête aux boucles noires, trop grosse pour les épaules grêles ; puis elle cessa de voir le fugitif : il avait gagné la voie.

Une impression d’allègement, de délivrance envahit Clara. Elle voulut se l’expliquer en murmurant : « Enfin, il est sauvé ! »

Comme elle franchissait le portique de la gare, un sourd grondement l’avertit que le train partait. Son allégresse redoubla, une allégresse obscure qu’elle attribuait, par illusion, au service qu’elle venait de rendre à son frère d’adoption. Cependant, elle renvoya sa voiture et voulut regagner le palais à pied.

La ville se ressentait encore de la convulsion du matin. Toutes les boutiques étaient closes comme au soir d’une fête, mais par endroits des arbres avaient été saccagés, et les chaussées demeuraient désertes. De temps à autre une patrouille de gardes à cheval dont les manteaux blancs flottaient au vent de la nuit apparaissait. Ils arrivaient au galop, à grand fracas, arrachant au pavé de la poussière et des étincelles ; ils allaient droit devant eux. Quand ils avaient disparu, le crépitement des fers retentissait encore au loin dans le silence.

Clara éprouvait de grands troubles d’esprit. Elle se voyait impuissante à juger l’acte royal. Ni l’approuver, ni le condamner. Pourtant, que serait-il arrivé si l’on eût lâché la bride à cette multitude surexcitée autant par l’alcool que par la passion révolutionnaire ? Sans nul doute, l’envahissement du palais, l’insurrection, la faillite du pouvoir, et ensuite ?… Étaient-ils prêts, eux, les unionistes, à improviser incontinent un État organisé ? Mais, en cheminant, elle atteignit la rue du Beffroi. La fusillade avait éclaté jusque-là ; elle aperçut à terre une flaque de sang, un peigne de femme, et des débris blancs sanguinolents. pareils aux déchets de quelque abattoir. Et son cœur, gonflé de pitié, lui fit concevoir de plus profondes incertitudes. N’avait-on pas fait bon marché de vies humaines ?…

Enfin, au bout de la rue, le palais royal dressa ses clochetons, ses ogives, ses pinacles, ses lucarnes, ses ferronneries. Cette souveraine beauté dominait les horreurs de la vie. Un apaisement se fit en la jeune femme. Wolfran était là. Elle allait savoir…