Le Métier de roi/4/3

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 236-251).

III

Une intimité singulière commença entre le prince et la libertaire. Le cerveau de Clara ne se livrait pas sans lutte. Chose curieuse, des deux Kosor, celui dont la mémoire s’érigeait devant elle plus redoutable, c’était le mort. Ismaël apparaissait comme le philosophe maladroit, le sociologue haineux, l’amant importun. Mais l’immortelle figure du vieux prophète, si pure, si douce, planait constamment au-dessus de la jeune femme, et elle trouvait odieux de le trahir. Elle l’entourait d’un culte. On pouvait voir maintenant sur le bureau de son cabinet, en plein palais royal, la dernière photographie du vieillard au beau front, au sourire inspiré, à la barbe neigeuse, qui avait été le père de l’Union en Lithuanie. À l’heure actuelle, il n’y avait pas dans le royaume une haine qu’il n’eût allumée, un trouble dont il n’eût été la source, un principe révolutionnaire qu’il n’eût lancé ; mais toute la bonté humaine régnait dans ces nobles traits. Et les yeux de cette image ne se posaient pas sur Clara qu’elle n’en sentît jusqu’aux moelles le tendre et triste reproche.

Alors, se sentant glisser irrémédiablement sur la pente royaliste, elle tenta de se reprendre, affamée de paix mentale. Elle retourna à la littérature enfiévrée de l’Union comme un anémique va aux viandes substantielles. Sa bibliothèque contenait les placets, les brochures, les satires, les pamphlets, dont le docteur Kosor avait, pendant cinquante ans, inondé la Lithuanie : elle se contraignit à tout relire.

À la même époque, le complot si fortement conçu par le duc Bertie alimentait copieusement les activités policières. Partout on perquisitionnait chez les unionistes avérés, chez les ex-grévistes qui avaient depuis longtemps repris le travail aux filatures, chez les étudiants, chez des professeurs et jusque chez des femmes du monde.

Si, dans la population marchande, calme et épaisse, de telles mesures de sûreté causaient une satisfaction un peu grossière, les intellectuels libéraux et même loyalistes concevaient parfois quelque indignation. On commençait à oublier l’émeute de mars ; on estimait que le gouvernement allait trop loin. Une centaine de personnes avaient été arrêtées. L’Union, privée de ses chefs, était profondément atteinte. Un formidable procès s’apprêtait. Des correspondances étaient saisies partout. Mais Clara avait beau boire à haute dose la liqueur révolutionnaire, elle n’en recevait plus l’excitation et restait froide devant les mesures policières. Elle ne lisait pas un mot qui ne sonnât trop fort ou qu’elle ne vit immédiatement réfuté par l’esprit clair, légèrement sceptique et froidement raisonneur de Wolfran. Quand elle n’allait pas le voir, c’était lui qui, par le souvenir, venait à elle, lui imposant invisiblement sa pensée, discutant la sienne, l’asservissant chaque jour davantage.

Elle recourut alors à un volume d’une virulence toute particulière, écrit contre le pouvoir royal, et où elle pensait trouver des armes contre l’assujétissement intellectuel qu’elle subissait. Publié une vingtaine d’années auparavant, il avait été interdit lors de l’avènement de Wolfran V au trône, retiré du commerce et impitoyablement arraché à ses propriétaires lors de toute inquisition policière dans les demeures privées. C’était le Servage, ou Traité de la condition des peuples régis, petit volume où les initiés prenaient plus de délices depuis qu’il encourait une si sévère prohibition. Clara, grâce à de pieux subterfuges, avait pu conserver l’exemplaire du docteur Kosor, malgré les fréquentes visites que rendait le chef de la Sûreté à la maison des hauts quartiers. La honte d’obéir au prince y était présentée avec fougue à tous les chapitres, et la monarchie ne pouvait être décriée, honnie, condamnée en termes plus vifs qu’elle ne l’était là. Clara n’ouvrit pas froidement ce livre. C’était le catéchisme préféré de son père adoptif, pour qui la publication de ce pamphlet avait été une joie profonde. On le lui avait attribué ; mais lui-même en ignorait l’auteur anonyme, qu’il aimait d’instinct, comme le fils de son esprit. Que de souvenirs en ces pages jaunies ! Clara croyait y voir errer encore les doigts ivoirins du vieillard. Tel passage, à force d’être feuilleté, avait pris un ton de parchemin vétuste, et une odeur ancienne de la pipe de bois que fumait le meneur s’en dégageait finement.

Clara relut le petit livre en y relevant mille exagérations qu’elle n’avait point senties jusque-là. Mais elle était femme, et les impressions violentes qui l’assaillirent, rien qu’au contact matériel de ces feuillets, agirent plus en elle qu’un argument. Elle aurait beau faire, c’est à l’Union qu’elle appartenait. On n’échappe jamais à la religion qui vous a pétri l’âme, elle se sentait toujours de la religion humanitaire dont le vieux Kosor avait été le patriarche.

À ce moment, toute cabrée contre l’emprise royale, elle aurait eu des chances d’échapper par un éclat à la domination de Wolfran, si celui-ci eût continué la guerre intellectuelle insinuante et douce qu’il lui faisait. Mais les circonstances, en les arrachant à des conversations purement spéculatives, allaient donner à l’étrange amitié de ces deux êtres un caractère tout nouveau.

Un matin, madame de Bénouville vint surprendre Clara au laboratoire. Son air était plus secret que jamais ; dans son grand visage pâle, ses paupières flétries se baissaient confidentiellement, et elle tendit un billet à Clara en lui disant qu’il venait du roi.

Ce n’était point une lettre cachetée ; ces quelques mots seulement, griffonnés à la hâte, sur un carton « Chère mademoiselle Hersberg, si Wanda vous demande la possibilité de revoir une dernière fois chez vous le duc de Hansen, n’ayez point de scrupule à faciliter, en dehors de moi, des adieux si cruels, si peu protocolaires. Je les ignorerai. Je voudrais les adoucir. Vous le saurez peut-être faire. — Wolfran. »

— Voici ce qui arrive, expliqua la vieille dame en grand mystère. Monseigneur Géo doit rejoindre l’escadre demain matin. Il a dîné hier soir à la table de Leurs Majestés avec le ministre de la marine et divers officiers supérieurs. Les adieux officiels ont été échangés. Il paraît que la pauvre chérie a été plus forte qu’on n’aurait cru et n’a laissé rien voir de son âme. Mais cette nuit toute sa peine s’est ravivée. Elle ne peut pas croire qu’on les sépare à jamais sur cette entrevue d’étiquette. Elle est dans un état d’angoisse indicible. En vérité, je ne retrouve plus en elle l’enfant d’hier ; son cœur a changé ; on croirait qu’une fièvre l’a prise. Elle répète : « Je veux le revoir ; j’en ai le droit. Je ne lui ai pas tout dit. Puis, je veux avoir été tenue dans ses bras, oui, je veux cela, être dans ses bras une minute, comme sa femme. » Et je ne reconnais plus ses yeux, si sombres, si tristes… Enfin, tout à l’heure, elle a médité un arrangement, qui était de rencontrer dans votre appartement le prince, qu’elle eût fait appeler là. Elle s’en est ouverte à moi, qui suis, Dieu le sait bien, plus déchirée qu’elle-même. Mais je vous connaissais assez pour douter si vous vous prêteriez à ce jeu délicat et clandestin. Je connais aussi Sa Majesté, dont le cœur s’est formé, je dirai, sous mes yeux… je suis allée le trouver ; je savais ce qu’il déciderait ; je savais aussi, grâce à son assentiment, délivrer votre conscience d’une alternative douloureuse.

— Tout ce que je puis faire pour Son Altesse, je le ferai, dit Clara très remuée. Elle sera ici chez elle. Comment dois-je agir ?

La vieille dame expliqua que le prince Géo, logeant au petit palais que la famille de Hansen possédait près d’Oldsburg, accourrait en automobile au premier coup de téléphone. Il viendrait comme pour saluer Clara. Ce serait précisément l’heure de la leçon pour l’archiduchesse, les deux pauvres enfants se retrouveraient quelques instants encore.

Clara, en secret, admirait ce sens français des choses de l’amour qui permettait à cette vieille femme rigoureuse, toujours hésitante par ailleurs et actuellement recrue de peine sentimentale, un programme si précis et un tel esprit de décision. Favoriser une dernière scène d’amour, n’était-ce pas de quoi exalter cette vieille imagination de Parisienne romanesque ?

Le laboratoire de la tourelle fut choisi pour le lieu du rendez-vous. Les trois femmes l’élurent d’instinct, comme le théâtre le plus noble, le plus pur, et qui corrigeait par son aspect même, dépourvu d’intimité, le côté mystérieux et suspect de leur innocente manigance.

Clara commença d’y attendre le prince. II devait venir comme à l’improviste. Elle resta donc revêtue de sa blouse d’expérience. La pensée des deux douleurs dont elle allait être le témoin l’oppressait un peu. Elle, si peu nerveuse d’ordinaire, brisa une éprouvette pleine d’un acide qui se répandit sur sa blouse, et le peu d’intérêt que lui offrait une électrolyse commencée la détermina à cesser tout travail. D’ailleurs la porte s’ouvrit brusquement, on entrait sans même frapper : c’était le prince, ardent, haletant et blême, n’ayant qu’à demi compris l’appel qu’on lui lançait, et qui arrivait éperdu, presque fou. Il avait mené sa machine à une allure scandaleuse. Des gouttes de sueur perlaient à son joli front blanc. Il saisit les mains de Clara, et tout suffoqué demanda :

— Eh ! bien, eh ! bien, qu’y a-t-il ?

Une lueur d’espoir brillait dans ses yeux assombris par la crainte. Clara expliqua tout d’un mot :

Elle a voulu vous revoir.

L’amour qui gonflait le cœur de ce jeune homme était plus émouvant que rien au monde. Il dit à Clara :

— Ah ! mademoiselle Hersberg, faut-il avoir connu une telle jeune fille pour la perdre !

Elle répondit, bouleversée :

— Je vous plains, monseigneur, oh ! je vous plains…

Il s’affaissa sur un escabeau proche et se cacha le visage un moment ; un souffle profond le secouait. Clara en eut vraiment une grande pitié, mais elle était sans habileté pour panser de certaines blessures, qu’une femme plus simple eût calmées par quelque baume.

— Soyez fort, dit-elle, avec toute la sympathie qu’il y avait en son cœur pour le jeune prince. La vie vous offre encore de beaux horizons ; vous avez une œuvre à accomplir, monseigneur.

— Je n’ai plus de force, répondit-il en soupirant, je n’ai plus de vie. C’est Wanda qui était ma force et ma vie.

Elle le considéra, prostré ainsi, sans nerfs, sans vigueur, abattu, vaincu par cet orage amoureux de sa vingt-cinquième année. Et dans un de ces éclairs de lucidité dont on est parfois favorisé soudainement, elle envisagea l’état actuel de la Lithuanie, divisée en partis politiques, éprise de nouveautés sociologiques, inquiète, troublée de désirs, incertaine de sa voie, partagée entre son attachement au passé et sa soif d’un renouvellement, enfin dans cette situation morbide qui est proprement, pour les nations, l’heure des révolutions. L’idée que, tout d’un coup, ce jeune rêveur indulgent et sentimental, dilettante et impressionnable, devenu homme d’État, aurait à fixer le sort de cette masse mouvante, à la conduire, à la refréner peut-être, l’épouvanta. La sévérité de Wolfran s’illumina pour elle. Que monseigneur Géo fit donc de jolies statues…

— L’avoir aimée dix ans…, s’obstinait-il à répéter, l’avoir attendue, appelée, chérie…

Et, s’adressant plus directement à Clara :

— Mademoiselle Hersberg, vous ne pouvez pas savoir combien nous nous aimions !

Elle sentit ses yeux se mouiller de larmes. Mais, à cette minute, ils entendirent un pas qui s’approchait, et ils se turent. Un ballon de verre plein d’eau se mit à chantonner sur le gaz : une flèche du soleil d’avril, traversant les baies de la tourelle, vint frapper des sels d’émeraude et des sels de rubis en deux flacons oubliés parmi les cornues. Six éléments de piles, rangés sur la table, répandaient leurs vapeurs âcres.

Enfin l’archiduchesse d’Oldsburg parut. Et Clara, étonnée, la vit s’avancer lentement, vêtue. de sa robe la plus magnifique, qui chargeait de lourdes guipures ses hanches délicates, ses membres longs et fins de vierge antique. Ses cheveux mousseux et pâles ressemblaient à de la lumière. On ne pouvait lire qu’une suprême joie dans son visage. Ses yeux se fixèrent sur son prince. Elle venait à lui joyeusement, comme pour des noces, et, sans doute, voulait-elle se donner à elle-même l’illusion de cette bienheureuse comédie. Ses prunelles exprimaient une gravité singulière, presque solennelle, mais ses lèvres sourirent et prononcèrent tendrement :

— Géo !

Ils vinrent l’un à l’autre ; leurs mains s’étreignirent et ils s’entre-regardaient sans rien dire.

— Oui, regardez-moi, murmura enfin Wanda d’une voix singulière, emportez mon image, emportez-la en vous, qu’elle fasse partie de vous-même. Pour moi, je sais bien…

Mais son effort stoïque avait été trop grand ; sa nuque d’un blanc de lait ploya, son front s’abattit sur la poitrine du jeune homme, elle soupira dans un sanglot :

— Prends-moi dans tes bras, prends-moi et serre-moi très fort ; jusqu’à me faire mourir.

Mais, dès qu’elle sentit les jeunes bras de Géo ployer et briser sa taille, elle se redressa, le repoussa, et s’apercevant que Clara les avait laissés seuls, elle la rappela.

— Venez, lui disait-elle en pleurant, venez, Clara, vous avez toujours été l’amie de notre amour, vous.

Et ce frisson de tourterelle effrayée dégrisa le prince qui, repris d’accablement, retomba sur le siège bas, le front dans les mains. Et il disait :

— Non, je ne peux pas, je ne peux pas partir, je ne le veux plus ; je le voulais bien hier, car je ne savais pas que tu m’aimais tant ; mais aujourd’hui que je sais comment tu m’aimes, je reste pour toi.

Soudain, une flamme nouvelle passa sur le front de la jeune fille. Elle appela d’une voix brève :

— Clara !

Et comme la chimiste revenait près d’eux, si étrange dans ce fourreau de toile blanche souillée d’acide, Wanda lui dit impérieusement :

— Géo va rester. Nous nous aimons trop. N’est-ce pas que nous avons raison de nous donner l’un à l’autre, malgré tout ce qu’on peut me dire ? Un être, quel qu’il soit, n’est-il pas maître de lui-même ?… Y a-t-il des considérations politiques auprès d’un sentiment tel que le nôtre ? N’est-ce pas, Clara, il n’y a qu’un devoir pour moi, c’est de suivre Géo ? 0 mon amie, aidez-nous, cachez-nous, emmenez-nous, je ne veux pas être reine ! je ne veux pas être reine !

Elle retomba en sanglotant dans les bras du prince. Il était pâle et défait et subissait une torture. Il murmurait :

— Je ne peux pas m’en aller, j’aime mieux mourir.

C’était pitié de les voir si douloureusement enlacés dans le désespoir, animés d’une énergie mensongère, feignant la lutte, mais vaincus d’avance. Un instinct les avait poussés à demander l’appui de la libertaire, celle qui défendait si hautement naguère les droits individuels. Mais Clara, déchirée d’incertitude et que ce spectacle. navrait, n’osait plus aujourd’hui chanter l’hymne des libertés. La scène affreuse qui se jouait devant elle lui semblait se passer dans une région supérieure où elle n’avait pas le droit d’accéder. Deux enfants s’aimaient sous ses yeux : mais leur amour avait une portée si lointaine, tant d’événements dépendaient de leur union, qu’une épouvante sacrée lui venait de les donner l’un à l’autre. D’ailleurs, qu’eût-elle pu faire ? Est-ce que la volonté sereine qui les désunissait n’était point là ? Pouvait-elle en contrarier les mystérieux conseils ?

Elle s’approcha d’eux, mais ne sut que leur dire ; et, quand ils la virent là, ils la supplièrent de nouveau.

— Le sacrifice qu’on nous demande excède nos forces ; de toute notre âme, nous sommes mariés ; on ne peut nous séparer. Voyons, c’est trop cruel ; oui, c’est trop cruel.

Alors, elle fut obsédée par une idée qui la posséda bientôt entièrement. Les deux jeunes gens la virent se retirer dans la pièce contiguë qui était son cabinet de travail. Ils ne prirent point garde à son absence. Très exaltés l’un et l’autre, ils échangeaient les propos de leur folie. Wanda, dure et passionnée tout à coup, avait saisi la tête fine et légère de son prince dont elle baisait les cheveux en disant :

— Et pourquoi ne serais-tu pas roi ? Je ne connais pas d’esprit plus subtil et plus vaste que le tien ; n’est-ce point une intelligence comme la tienne qui sauvera le pays en le devinant, en le satisfaisant ?

Lui, répondait :

— Non, je ne veux pas du trône, malgré ton père. Mais nous ne sommes plus que deux êtres qui s’aiment. Qu’on nous laisse en paix, quand nous devrions vivre de mon travail,

Wanda l’admirait en silence ; puis tout à coup extasiée, ses yeux changeants reprenant leur douceur excessive :

— Je te trouve grand, mon Géo… Je voudrais que tu fusses le maître du monde…

Et ils souriaient puérilement, oubliant une seconde, à se considérer ainsi, la tristesse de l’heure. Ils ne se souciaient plus de Clara, ni du roi, ni de la Lithuanie. Ils en étaient arrivés à cette phase béatifique de l’amour, où tout s’évanouit, où deux êtres qui s’aiment sont seuls, tête-à-tête, dans le paradis de l’univers.

Soudain, sans qu’ils comprissent rien, ils virent le roi, là, devant eux, et Clara plus blanche que la toile de son sarrau.

Wolfran arrivait un peu essoufflé de la course rapide à travers le palais ; l’heure des audiences allait sonner et il portait le dolman des hussards qu’il revêtait pour certaines réceptions solennelles. Il n’était ni courroucé, ni affaibli par l’attendrissement. Quand le coup de téléphone de Clara l’avait fait tressaillir à son bureau, il n’en avait reçu que la surprise physique, car il avait bien présumé qu’elle l’appellerait si les adieux des deux jeunes gens prolongeaient trop leur martyre. Et il venait, sans étonnement, sans colère, avec une autorité un peu froide et comme automatique.

Cependant, à sa vue, Wanda farouchement s’était jetée sur son prince, elle le tenait aux épaules et dit dans ses pleurs :

— Nous nous sommes promis l’un à l’autre. On ne peut nous séparer. C’est trop cruel…

Un peu à l’écart, Clara se tenait debout, impassible, sans un mouvement, sans un soupir

Lentement Wolfran promena son regard de l’un à l’autre de ces pauvres enfants, et finalement ses yeux s’attachèrent au duc de Hansen, silencieux et frémissant.

— Géo, lui dit-il d’une voix affectueuse, je vous estime et je vous aime bien ; je vois en vous un jeune artiste supérieurement intelligent et je vous accorde une si grande confiance que je vais vous ouvrir mon cœur. J’ai entrepris une œuvre en Lithuanie, cette œuvre, commencée avec le concours d’un collaborateur, les médecins, mon peuple et vous, savez que je ne la terminerai point. Je désire que mon collaborateur l’achève. Pour l’achever il faudra qu’il règne. Vous me comprenez, Géo…

Le jeune prince, blême et les dents serrées, ne répondit pas.

— Entre le rêve et l’action il y a un abîme que nul n’a jamais franchi, Géo. C’est un homme d’action qui obtiendra la main de Wanda.

Les mains de l’archiduchesse s’étaient détachées des épaules du prince. Il ne demeurait rien en elle de l’amoureuse combattive et hardie de tout à l’heure. Une autorité lourde, puissante, invincible était tombée sur eux, s’était abattue sur leur amour, les avait stupéfiés. Et Clara, gagnée elle aussi par le magnétisme royal, toute prostrée, les considérait, constatait, observait…

— Mon cousin, reprit le roi, je fais appel à votre loyalisme pour dénouer au plus tôt cette situation intolérable. Wanda souffre, ne le voyez-vous pas ? Donnez-lui, communiquez-lui, par l’exemple, votre force

Puis à l’archiduchesse :

— Je ne te répéterai pas tout ce que je t’ai déjà dit, Wanda ; tu sais comment tu as à m’aider dans mon œuvre.

Un long instant se passa sans qu’aucune de ces quatre personnes parlât, ne fit un mouvement. Ce temps parut à Clara démesuré. Ce fut Wanda qui rompit le silence. Son long et frêle corps se redressa. Elle tendit la main au prince de Hansen en lui disant :

— Adieu, Géo.

Lui, prit cette main, la pressa contre ses lèvres contractées, quelque chose de brutal et de féroce passa sur son visage, de grosses larmes roulaient sur ses joues. Quand il traversa lentement le laboratoire et qu’il eut gagné la porte, on vit une goutte de sang sur la main veinée de bleu de l’archiduchesse. Mais, les yeux clos, elle ne s’aperçut de rien… Elle écoutait ; on entendait le pas du jeune homme résonner encore dans le vestibule, elle tendait l’oreille en fermant les yeux. Enfin tout bruit s’éteignit. L’eau, sur le gaz, avait cessé de bouillir. Sur la place d’Armes, un gamin sifflait la tendre chanson lithuanienne :

    L’ami de mon cœur est parti sur la mer…