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Le Métier de roi/4/4

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 252-268).

IV

Wanda, le lendemain, s’alita. Privée de son élève, Clara eut des loisirs. Elle lisait les journaux et y suivait, chaque matin, dans la fièvre, la ruine de l’Union. Les perquisitions faites au domicile d’Ismaël, où l’on avait saisi sa correspondance, avaient mis au jour tous les secrets de la société. La charpente du complot imaginaire s’édifiait distinctement. À la vérité, depuis l’entrée de Clara au palais, Kosor était devenu violent, et il avait entraîné les affidés sur une pente révolutionnaire. Des lettres compromettantes avaient été échangées. On y parlait de l’action nécessaire et brutale. Un professeur de l’Académie d’Oldsburg fut incarcéré avec Heinsius, Conrad, Johannès Karl et Goethlied. On arrêta aussi plusieurs contremaîtres tisseurs, des artistes, deux étudiants et jusqu’à des lycéens. Toutefois ceux-ci furent relâchés au cours de l’instruction. Il demeura une quarantaine d’inculpés. La Chambre Haute, constituée en Haute Cour, devait être présidée par le grand maréchal d’État. L’habileté du duc d’Oldany avait été de trouver dans les aspirations éparses, diverses, incertaines mais ardentes des Unionistes, un faisceau d’idées dirigées contre la sûreté de l’État. Autrement ces rêveurs passaient en police correctionnelle pour simple délit politique, la Lithuanie ne connaissait pas le frisson que donne aux honnêtes gens l’éventualité, heureusement conjurée, d’une révolution, et les intellectuels conservaient leur sympathie à ces utopistes aimables.

Parfois, d’apprendre ces arrestations, Clara frémissait comme une lionne apprivoisée qui dans sa cage se souvient du désert. Alors elle allait droit à celui qui tranchait maintenant ses cas de conscience, celui qui avait déclaré un jour, sûr de sa clairvoyance, de sa voie et de sa force : Je sais où je vais.

— Mais, mademoiselle Hersberg, lui disait-il patiemment, pourquoi vous acharner à juger un gouvernement comme un particulier ? Considérez que, comme roi, je pratique une morale dont, comme homme, je ne voudrais pas. C’est pourquoi la formation royale est si laborieuse. On est un jeune homme formé selon la nature, l’éducation aristocratique et les idées généreuses, et il faut devenir un être d’exception, sentir comme si l’on n’était pas le fils d’une femme, agir comme on n’a jamais pensé jusqu’à vingt ans. Ah ! quelle crise curieuse et comme un psychologue trouverait là matière à étude… Je vous conterai cela un jour… Pour moi, je dois beaucoup à monseigneur d’Oldany. Il fut un grand médecin moral. Celui là est né homme d’État… Il y a de ces anomalies. Je veux vous apprendre à vous montrer moins sévère à l’endroit de l’action gouvernementale…

Alors Clara prenait cette pose docile et recueillie de la femme qui écoute en admirant. Son grave et noble visage s’imprégnait de contentement ; ses mains paisibles se nouaient à son genou, sa robe noire l’enserrait de plis immobiles. Et le roi poursuivait :

— L’humanité n’est point ce que les humanitaires disent ; vous êtes des poètes qui en faites une floraison de beauté. Au demeurant, les vices rampent dans sa masse, les passions y fermentent, le désordre semble son état naturel. Convenez que les hommes, en général, sont menteurs, haineux, sanguinaires, férocement ambitieux, envieux, voleurs, meurtriers. Les âmes supérieures comme vous peuvent difficilement concevoir ce que la conscience humaine vulgaire peut élaborer de conseils injustes, perfides, criminels, et ce que la nation a de forces mauvaises pour assouvir ses convoitises. Et quand on envisage la malice des désirs humains, leur violence et la mystérieuse puissance qui est à leur service, à l’état de ressort dans l’individu, on reste confondu qu’un ordre relatif règne en somme parmi les sociétés humaines. Cet ordre est très remarquable. Il indique le sens social de notre animal, sens qui contre-balance heureusement la férocité de l’égoïsme. Alors que toutes les ardeurs de l’âme humaine tendraient au désarroi général, et qu’en bonne logique on devrait voir les hommes, suivant leurs instincts, s’égorger, se piller, s’incendier, se détruire, exercer des vengeances innombrables, s’approprier tout ce qu’ils convoitent chez autrui, c’est le contraire qu’on observe et, sans se beaucoup entr’aimer, les hommes vivent en assez bonne intelligence dans les cités, dans la nation. Les forces mauvaises sont assoupies dans la foule, les mouvements destructeurs sont suspendus dans cet océan ; tout est au calme. Et la cause de ce bien-être est une toute petite et fragile faculté qui compte peu en apparence dans l’individu, qu’on ne peut apprécier que dans les collectivités, c’est la sociabilité naturelle défendue et nourrie par les lois. Mais que ce lien délicat qui attache les hommes vienne à se relâcher, que le charme soit rompu, vous les verrez se ruer les uns sur les autres. C’est l’histoire des révolutions. Un chef d’État qui a la responsabilité de cet ordre nécessaire, ne réfléchit pas sans épouvante, même en temps de paix, à tout ce qui gronde et menace, sous une apparence tranquille, dans la portion d’humanité qu’il gouverne. Il sait aussi qu’au moindre déclenchement, ce fil de soie de la sociabilité peut se casser net et les forces néfastes se déchaîner ; aussi prévoit-il la moindre secousse, la prévient-il, s’efforce-t-il de l’arrêter par tous les moyens. Oui, je déclare que tous les moyens sont bons pour faire avorter un trouble social. Entre deux maux il faut choisir le moindre. Tout déni de justice est préférable à la cessation de cette paix un peu fallacieuse mais féconde où l’humanité peut seulement s’épanouir et évoluer. Vous parlez d’arrestations arbitraires, de délit d’opinion. Mais, les doctrines de l’Union étaient en passe de rompre l’instable équilibre social ; si, à un tel moment, la bête humaine avait cessé de sentir la main, tout était perdu. C’était la débauche de la haine. Il fallait agir comme nous l’avons fait, mademoiselle Hersberg.

Parfois les objections ne lui venaient que longtemps après, quand elle se retrouvait chez elle ; se ressaisissant alors, elle lui écrivait d’austères lettres philosophiques, et il se plaisait à les recevoir, à les réfuter même au cours de cette correspondance qu’ils entretenaient, ne pouvant se voir tous les jours. Il se plaisait surtout à diriger vers ce qu’il croyait la vérité, cette femme singulière, et à gouverner son esprit. Il goûtait le triomphe inexprimable d’avoir vaincu cette intelligence. Au long de sa journée royale, qu’il entendit les rapports des secrétaires d’État et donnât les signatures, qu’il discutât avec le vieux Zoffern, ou passât une revue de troupes, ou se promenât en auto, près de la reine, sa pensée était pleine de Clara. Elle vivait en lui, sans le troubler, à la manière de ces sévères images gothiques, de ces saintes des cathédrales, à la féminité spiritualisée, qui endorment les sens en les charmant.

La complicité de Clara, l’aide qu’elle lui avait accordée pour arracher définitivement le prince de Hansen à Wanda, avait introduit plus de douceur dans leurs entretiens. Ils avaient été témoins ensemble de ce drame familial, elle y avait joué le rôle d’une amie. Géo parti, toute pudeur royale écartée, Wolfran, prenant sa fille dans ses bras, avait pleuré devant l’unioniste. Depuis ce jour-là, elle n’était plus seulement. l’adversaire intelligente qu’on aime à persuader. Toute la vie morale de Wolfran, elle l’avait pénétrée.

Comme on approchait du jour où le procès des quarante unionistes viendrait devant les magistrats, il y eut un peu d’effervescence dans le faubourg. Privée de ses principaux rédacteurs et de son chef, l’Alliance, organe de l’Union, avait cessé de paraître, mais, chaque matin, des affiches anonymes étaient placardées sur les murs, menaçant, dans un style grossier, les juges, les ministres, le grand maréchal d’État et jusqu’au roi lui-même. Un jour, une bombe éclata place Royale, devant le palais de la Délégation. Personne ne fut atteint. Il n’y eut que quelques vitres brisées. Un engin fut également trouvé un soir, dans la grande rue du faubourg, humecté par l’eau du ruisseau. On supposa qu’il avait été placé maladroitement sur le parcours de l’automobile royale, durant l’après-midi, et que le chasse-pierre d’un tramway l’avait repoussé Ces incidents ravivèrent dans l’entourage de Wolfran le sentiment du danger qu’il courait. L’idée de l’attentat possible obsédait les imaginations. Chaque fois que le moteur du coupé royal ronflait sous le porche, emportant le souverain dans un grondement de menace, l’anxiété oppressait les cœurs. N’allait-il pas à la mort ?… Et Clara guettait son retour.

Elle lui dit un jour :

— Votre Majesté devrait s’abstenir de ces promenades, pendant quelques semaines au moins.

— Pourquoi ? demanda-t-il, sincèrement étonné.

Elle lui parla du péril que de misérables fous suspendaient au-dessus de sa vie.

— J’ai peur pour Votre Majesté, murmura-t-elle.

Il sourit, la remercia, la regarda. Elle était vraiment angoissée, ses beaux yeux agrandis par l’inquiétude. Et la sollicitude de cette roturière lui fut douce.

Une autre fois, elle alla jusqu’à lui dire :

— Je le comprends maintenant, il y a des cas où des mesures de police s’imposent.

— Ah ! s’écria Wolfran qui triomphait, vous en êtes donc venue là, à la foi en l’ordre…

Et le duc Bertie, qui était présent.

— Nous ne vous le faisons pas dire, mademoiselle Hersberg !

Il applaudissait secrètement au retour de l’égarée, sans étonnement, sans éclat, sans hâte, comme à une chose attendue en sécurité. Il savait n’y être pour rien. Il s’occupait seulement, avec son sens pratique inlassable, de se rendre tout à fait favorable la meilleure amie de l’archiduchesse ; et il y parvenait grâce à sa discrétion.

Les vœux de tous ceux qui, en Lithuanie, possédaient quelque raison pour se contenter du régime actuel, obtinrent satisfaction, car la rigueur des juges fut extrême. Le procès des quarante unionistes dura treize jours. Le pays frémissant, de l’extrémité des plus lointaines provinces, en suivait le cours. Les discours du duc de Zoffern, la façon dont il dirigeait les débats, le ton superbe de ses interrogatoires, devaient rendre le procès inoubliable. Véritablement il vengeait le régime menacé et en écrasait moralement les ennemis. Le jeune Conrad, pour ses libelles poétiques et subversifs, eut deux ans de réclusion. Heinsius fut acquitté pour sa modération. Mais les deux épais comptables du parti, Goethlied et Johannès Karl, dont la vie s’était écoulée dans les calculs et les statistiques, et qui, coupables seulement d’avoir transcrit leur rêve arithmétique, semblaient innocentés d’avance par la sérénité même du Chiffre, furent les plus rudement frappés. Leur correspondance avait été saisie chez Kosor, rue aux Juifs, avec un devis original des dépenses du train royal, devis imprimé et lancé chez les grévistes sous forme d’excitation au pillage quelques jours avant la manifestation dirigée par Ismaël. Cette circonstance valut aux deux calculateurs les honneurs du principal rôle dans le complot, et, payant pour Kosor, ils furent condamnés à dix ans de forteresse. Les intellectuels incriminés ne devaient subir, pour la plupart, qu’une année d’emprisonnement.

Clara fut la première à connaître le jugement. Elle en apprit la teneur de la bouche même du roi. Il savait dans quelle anxiété elle attendait ce verdict. Neuf heures sonnaient, et elle revenait de l’amphithéâtre où elle avait fait son cours, quand le colonel Rodolphe vint lui dire que Sa Majesté désirait s’entretenir un instant avec elle. Elle s’apprêtait, sur ces mots, à se rendre chez le roi, mais l’aide de camp la retint L’intention de Sa Majesté n’était point de la déranger à cette heure tardive ; elle priait mademoiselle Hersberg de la recevoir ici même.

Quelques minutes plus tard, en effet, le roi frappait chez Clara. Elle avait à peine eu le temps de se déganter et d’ôter son chapeau. Elle lui dit :

— Que vous êtes bon, Sire !

— Chère mademoiselle Hersberg, répliqua-t-il, je ne suis pas bon pour m’être permis une heure d’heureuse liberté et d’agréable conversation. J’ai craint que vous ne fussiez péniblement impressionnée par les résolutions du tribunal national. J’ai voulu vous en avertir personnellement avec tout le respect que je professe pour vos sentiments d’amitié, pour vos attachements philosophiques. Puis, ajouta-t-il, repris par un de ces élans de gaieté légère qui ressuscitaient en lui sa jeunesse, j’ai le cerveau très fatigué par une telle journée. Et, en venant causer avec vous, j’ai échappé au conciliabule qui se tient depuis le dîner entre le duc d’Oldany et le duc de Zoffern. Voilà tout. Vous ne m’en voulez pas ?

Elle ouvrit ses beaux yeux limpides, des yeux de la seizième année que l’âge avait un peu cernés de noir sans rien ôter à leur fraîcheur comme si, en cette femme faite, le cerveau avait mûri, mais point l’âme.

Et le roi, aussitôt :

— Vos amis ont été cruellement punis.

— Ah ! fit-elle anxieuse, et qu’ont-ils eu ?

Il lui énuméra les peines qui frappaient Conrad, mais surtout Goethlied et Johannès Karl.

Elle fut d’abord atterrée. Ces dix ans de forteresse lui semblaient horrifiants. Elle retenait à grand’peine ses larmes. Elle dit enfin :

— C’étaient deux hommes du peuple d’une extrême douceur, la bonté même. L’un était d’Oldsburg, l’autre était venu des provinces maritimes. Ils avaient le génie de l’arithmétique, ils l’employèrent à servir les théories collectivistes. Ils ne pensaient qu’à assurer à chaque être humain ce qui, selon leurs calculs, était nécessaire à l’entretien et au charme de la vie. Si Votre Majesté les avait connus !…

— Je les ai connus, répondit Wolfran.

— Quand cela ?

Il fit un geste vague :

— Autrefois…

Elle n’osa pas insister et interrogea

— Et le vieil Heinsius ?

— J’ai demandé qu’il fût épargné, dit le roi. Son âge le rendait à la fois trop inoffensif et trop vénérable ; je me suis souvenu du docteur Kosor et de sa triste mort dans l’exil. Et puis…, je me suis souvenu de quelqu’un qui avait fréquenté d’assez près ces deux vieillards. C’était un jeune prince fougueux, idéaliste et chimérique. Les théories unionistes l’avaient enivré. Votre père adoptif lui a parlé un jour sans soupçonner sa condition et ne voyant en lui qu’un disciple plus vibrant qu’un autre.

Une lampe à pétrole, en porcelaine, que coiffait un abat-jour de carton vert, éclairait d’une lueur douce et simple l’intérieur de la savante, et dans cette lumière, sur le bureau, apparaissait et triomphait le portrait plein de pensée du patriarche de l’Union. Un rayonnage avait été édifié en bois de sapin qui fleurait encore la résine, et la bibliothèque multicolore des révolutionnaires amis des reliures voyantes y était établie avec la méthode des scientifiques.

Et Wolfran, étendant le bras, saisit, sur le bureau de Clara, la photographie du vieillard. Il la garda dans le creux de sa main, la considéra en silence. Les yeux du vieil apôtre semblaient scruter, à leur tour, ce visage de roi penché sur lui. À la fin, Wolfran prononça tristement :

— Pauvre docteur Kosor !

Clara, toute contractée par l’émotion, n’osait comprendre. Elle était tremblante et pâle ; ses belles mains se joignirent et elle murmura tout bas et ardemment :

— Oh ! l’Union était belle ! il était impossible de ne pas l’aimer ! elle était la pure religion de l’amour humain, tous les frères étaient prêts au sacrifice pour l’humanité. Leur désir était unique et admirable : ils convoitaient le bonheur pour les hommes.

Mais Wolfran, rejetant la photographie, se redressa.

— Non, l’Union n’était pas belle, il n’y a que la vérité qui soit belle, et c’était une doctrine d’erreur. Le bonheur n’est pas dans l’égalité matérielle où l’Union le plaçait, et ce n’était qu’une religion d’envie, de haine et de combat…

— Je l’aime encore cependant, avoua Clara.

— Il faut l’oublier, dit Wolfran.

Elle n’essayait pas de se révolter, elle tâchait d’obéir servilement. Wolfran ne l’avait jamais tant dominée que ce soir en venant ainsi chez elle, bien moins en ami qu’en maître. Elle éprouvait à le recevoir une douceur qu’elle discernait mal, mais qui la poussait constamment à craindre qu’il n’abrégeât sa visite. Elle s’efforçait inconsciemment à le retenir, à prolonger indéfiniment une suite de propos qui lui broyaient le cœur et en même temps la comblaient de délice.

— Il ne faut aimer que l’ordre, mademoiselle Hersberg, reprit le roi.

Alors elle jeta un regard désespéré au père de son âme dont il lui semblait que le portrait, à cette heure tragique, la rappelait et la suppliait, et sa main s’agrippa d’instinct au petit livre du Servage qui demeurait toujours là, près de l’écritoire, comme le monument toujours cher de la foi ancienne. Mais Wolfran, l’attention brusquement attirée par ce geste, demanda d’un ton vif :

— Quel est ce livre !

Elle avait trop de fierté pour ne pas se glorifier, même actuellement, d’une chose de tant de prix moral, et, se rappelant les prohibitions impitoyables dont le volume avait été l’objet, elle dit néanmoins :

— Sire, c’est pour moi le plus vif souvenir de mon maître. Il admirait cette œuvre qu’il appelait son bréviaire. Il l’a tant lu… Voyez…

Elle ouvrit le livre, le feuilleta en montrant les traces jaunies et respectées des doigts. Puis le respirant en fermant les yeux :

— Je crois le revoir, assis dans son fauteuil de paille, sa pipe fumante entre deux doigts de sa main si éloquente, si spirituelle. L’autre main tenait le livre qu’il commentait. Le parfum intellectuel de ces soirées est resté dans ces feuillets…

Les traits de Wolfran s’étaient durcis, ses yeux se rivaient à la méchante reliure de toile noire portant le titre en rouge : Le Servage, ou Traité de la condition des peuples régis.

Clara poursuivit :

— Moi-même j’y ai trouvé d’âpres joies et de la force.

Le roi tendit la main, Clara sans défiance lui passa le petit volume. À son tour, du bout de l’ongle, nerveusement, il fit s’épanouir les pages usées dans un feuillètement brusque.

Puis soudain :

— Il ne faut pas lire ce livre, mademoiselle Hersberg.

Elle tressaillit, poussa un soupir d’accablement, mais ne répondit rien.

— Il ne faut pas le lire, car vous n’y trouverez ni la sérénité, ni l’impassibilité, ni le sang-froid qu’exigent les œuvres de philosophie. Il fut écrit dans la fièvre et l’égarement. C’est le fruit d’un transport.

Et d’une de ses mains à l’autre le livre allait ballotté, maltraité, honni. Une hésitation lui venait par moments, et il écrasait la couverture de ses deux pouces.

Et qui vous dit si celui-là qui l’a écrit autrefois n’en voudrait pas abolir toutes les lignes, capter toute la pensée mauvaise, afin qu’elle n’aille pas se semer dans les esprits. Il le voudrait, il le voudrait…

Clara le vit haletant, angoissé, terrible. Puis, plus calme soudain, et presque affectueusement :

— Tenez, mademoiselle Hersberg, permettez-vous qu’ensemble, amicalement, nous accomplissions l’acte nécessaire ? La possession de ce livre n’est pas licite je ne puis le tolérer chez vous, mieux vaut que, ce soir…

Et, tout crispé, d’un mouvement sec, ayant empaumé le livre ouvert qu’il tordit, il en fit deux parts. Clara étouffa un cri. Puis elle vit un homme hors de lui, qui déchiquetait les feuillets, les lacérait, les écrasait, les jetait à la flamme en petits paquets informes.

Elle ne dit pas un mot, un souffle pressé soulevait sa poitrine. Ses yeux agrandis considéraient le feu qui, dédaignant d’abord cet amas de papier, ne le lécha, ne le mordit, et ne le dévora que lentement, comme un monstre repu. Après quoi, quand ce vestige d’une grande vie disparue fut anéanti, elle ne put retenir deux larmes silencieuses qui perlèrent de ses paupières, coulèrent sur sa joue. À ce moment, le roi la regarda. Ce témoignage d’une peine contenue, cruelle, mais si douce, cette soumission d’une telle femme le touchèrent au dernier point.

Il dit, cherchant à s’excuser :

— J’avais le droit d’agir ainsi.

Il dut lui apparaître alors plus lumineux que la vérité même, phare de clarté spirituelle, tout-puissant, âme certaine, plus assurée encore du fait d’avoir cheminé dans l’erreur, car elle acquiesça sans murmure. Sa tête s’inclina, et la grande Hersberg, définitivement conquise, le cœur gonflé de sanglots étouffés, dépassant la pensée de Wolfran, répondit :

— Oui, sire, Votre Majesté avait le droit…