Le Métier de roi/5/3

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 306-339).

III

Ce premier jour d’octobre, veille des noces de l’archiduchesse, dès six heures du matin, le tonnerre éclata des trente églises d’Oldsburg, carillonnant à la fois. Le bourdon de la cathédrale Saint-Wolfran juché dans la tour majestueuse donna le signal sonore ; aussitôt le concert commença : Saint-Gelburge, à toute volée, jeta sa note de bronze, unique, scandée à deux temps, impressionnante. Saint-Wenceslas, dont le clocher s’élevait sur trois étages d’arcs-boutants superposés, sonna de mélancoliques matines. Certaines paroisses lointaines rendaient le son agreste et charmant de l’angélus entendu à l’aube dans la campagne. Certaines, plus antiques, n’avaient qu’une voix faible et fêlée qui se noyait dans la grande vibration générale. Toutes ces cloches aériennes, balancées follement dans cette joie nationale, formaient, en dépit des contretemps, un frémissement magnifique, une harmonie qui résonnait, au fond de l’être. Et toute la population exaltée vibrait nerveusement avec la brise, avec les hautes ramures des arbres, avec les pinacles des édifices, les vitraux des églises, les croisées des maisons et le cristal familier au fond des armoires.

D’ailleurs, une fièvre régnait dans la ville où, de toute la Lithuanie, on était accouru pour les fêtes nuptiales. Le drapeau lithuanien, orné du cygne royal, pavoisait toutes les fenêtres, à toutes les maisons, dans toutes les rues. Des draperies pendaient aux balcons ; des tapisseries tendaient les murailles ; des fleurs symboliques embellissaient les façades ; un sable fin et doré, venu des grèves du Nord, couvrait le pavé : des arbres étaient plantés le long des trottoirs ; des ares de triomphe s’élevaient aux carrefours ; des girandoles de lumières était préparées, en cordons multicolores, au-dessus des chaussées.

Peu à peu, l’animation se répandit par les rues ; un bourdonnement confus en venait. Les promeneurs avaient cette hâte légère de l’allégresse ; les habitants de la province s’approchaient d’instinct du palais qui cachait le mystère de la « plus belle princesse du monde ». Et le temps était beau, doux et ensoleillé. Une joie surabondante ruisselait par la cité, et l’on imaginait que les vitres plombées de l’appartement de l’archi-duchesse voilaient à la foule une radieuse jeune fille vêtue d’or et d’argent, attendant comme dans une apothéose les splendeurs du lendemain.

Mais Wanda, en peignoir de laine blanche, étendue par ordre de ses médecins sur sa chaise longue, pleurait à petits sanglots, en tenant la main de Clara, qui ne la quittait guère.

— Ma pauvre Clara, disait-elle, j’ai peur, j’ai peur de demain, peur de Bertie, peur de la vie.

— Moi, reprenait son amie, je vous prédis l’austère bonheur des âmes supérieures. Monseigneur d’Oldany vous apporte son génie, son admiration, sa noble conscience. Vous êtes trop intelligente pour ne pas contracter avec ce puissant cerveau une union qui sera belle.

— Oui, reprit tristement la jeune fille, en faisant glisser à son doigt d’enfant la lourde plaque d’orfèvrerie qui enrichissait la bague des fiançailles, oui, Bertie est un grand génie…

— Il vous associera à son œuvre ; vous serez, au sens le plus vrai du mot, une reine. Qu’est-ce que les petits travaux scientifiques auxquels je vous ai initiée ? C’est la masse vivante d’une société que vous manipulerez désormais. Quand je produirai au fond d’un creuset une perle de thermium, vous, c’est du bonheur humain que vous découvrirez dans le travail de votre politique.

— Oui, répéta Wanda, nous contribuerons peut-être à rendre la Lithuanie plus heureuse.

— Être une reine, disait Clara songeuse, c’est détenir la puissance efficace. Moi, j’ai fait tant de rêves, caressé tant de desseins ; je me suis tant épuisée à agir dans l’hypothèse ! Mais j’étais impuissante. Une reine peut.

— Ah ! soupira l’archiduchesse en retenant ses larmes, j’ai peur de trop penser à Géo… Elles gardèrent le silence. La porte de ce qu’on appelait l’atelier de l’archiduchesse s’ouvrit et un essaim de couturières, que conduisait madame de Bénouville, s’avancèrent en soutenant la robe nuptiale qu’on venait essayer. Elle était en brocart, alourdie de fils d’argent, pareille à une robe de légende. On en revêtit les épaules fragiles de l’Altesse qui se laissait faire, hiératiquement. La reine survint, très affairée. Elle avait un goût sûr de bourgeoise avisée. Elle fit découdre et recoudre, déplacer une écharpe de gaze, moula de sa main les hanches délicates. Wanda lui demanda tout bas :

— Bertie est-il revenu ?

Madame de Bénouville annonça qu’il arrivait à l’instant de voyage.

— Je veux qu’il vienne, dit l’Altesse.

Le duc d’Oldany était chez le roi, attendant que sa fiancée le mandât.

— Mais, objecta la mère, je crains bien qu’il ne soit indifférent à ta toilette, mon enfant…

— Bertie n’est indifférent à rien. Je n’ai pas là la robe qu’il me plaît d’avoir, mais la robe qu’il faut. Je ne suis pas une mariée, mais une idée qu’on exhibe. C’est l’idée qu’on pare. Je veux l’approbation de Bertie.

On l’alla chercher. Clara comprit que l’union de ces esprits était déjà faite. Déjà Wanda appartenait au duc, à ses volontés impérieuses et réfléchies. Quand il entra, son regard gris alla droit à l’Altesse, dressée au milieu de l’appartement, comme ces statues du Moyen âge qu’on habillait aux jours de fête de vêtements scintillants. Elle avait dans toute sa frêle personne une apparence mystique. Son front de cire, semblait maintenant le soubassement de la lourde couronne lithuanienne. Ses yeux bleus paraissaient sans fond. Elle aussi considérait le prince. Ils se sourirent comme de très vieux époux dont les âmes se sont totalement pénétrées. Les femmes de service se retirèrent, madame de Bénouville sortit ensuite. La reine s’absorba dans la contemplation d’une dentelle.

— C’est bien, dit le duc, jugeant froidement la merveilleuse apparition.

— Et là-bas ? demanda l’archiduchesse.

« Là-bas », c’étaient les mines du Sud, où l’exploitation du charbon avait été concédée à des sociétés syndicales. C’était une expérience des théories de l’Union. Celui qui la tentait était l’exterminateur de la secte. Alors que l’Union se mourait dans l’ombre, après tant d’agitation stérile, l’ennemi, l’homme d’État, l’oppresseur, fécondait de son génie les rêves morts des révolutionnaires.

— Là-bas, la production commence, dit le duc ; on a mis à nu un nouveau gisement.

— Quand nous irons là-bas, je descendrai dans les puits, déclara. Wanda…

Clara s’éloigna respectueusement, comme s’ils avaient proféré des paroles d’amour…

Le palais ressemblait à une ruche en délire. Une nuée de couturières, de modistes envahissait ; le couloir des dames d’honneur ; les chambrières dans leur uniforme noir et blanc et leur clair bonnet de dentelle, filaient de droite et de gauche comme des hirondelles égarées. Les hauts dignitaires étaient sur les dents pour organiser la fête du soir à l’Hôtel de Ville et le gala du lendemain. Les secrétaires de la maison civile, ceux de la maison militaire, le comte Albert Saltzen, maître des cérémonies, se suivaient dans les couloirs et les antichambres avec l’administrateur général du palais, le grand écuyer, le grand camérier. Entre le bureau du comte Thaven et celui du grand maréchal, duc de Zoffern, c’étaient de perpétuelles allées et venues : il y avait désaccord entre les deux vieux courtisans sur la sonnerie de trompettes, qui demain à la cathédrale accueillerait le cortège nuptial. Le général gouverneur de la place d’Oldsburg s’emportait contre un aide de camp qui ne parvenait pas à lui procurer une audience immédiate. Les appels téléphoniques s’entre-croisaient de toutes parts ; on était à la recherche de monseigneur d’Oldany, qui au-dessus des grands officiers, des chefs des deux maisons civile et militaire, des tout-puissants majordomes, et même de ce vieil expert en protocole qu’était le duc de Zoffern, demeurait l’ordonnateur suprême de la représentation royale. Wolfran recevait les membres du corps diplomatique. Une armée de tapissiers clouaient des drapeaux et des draperies dans l’immense salle des Rois où les souverains recevraient la délégation de l’Ordre du Cygne blanc. À chaque porte était posé en sentinelle un garde blanc. Dans un escalier de pierre en colimaçon qui grimpait aux combles, deux petits pages de la reine, habillés de bleu, jouaient aux billes.

Au milieu de ce tumulte, Clara s’en allait à son appartement, recueillie et méditative. Elle pensait à cet étrange mariage où deux êtres s’enlaçaient moralement, dans un désir humanitaire aussi puissant que la plus vive volupté. Elle pensait à d’autres noces qui eussent pu être célébrées, à ce pauvre et charmant prince exilé, à Wolfran, dont le cœur paternel saignait en secret, à cette maternité qu’on exigeait de la débile Wanda pour assurer à l’Irlandais la gérance du royaume, et au formidable devoir qui pesait sans les écraser sur ces êtres royaux si fermement dressés sous la charge.

Une lettre l’attendait sur son bureau, une enveloppe dont la suscription était d’une écriture dénaturée. Elle frémit en l’ouvrant et reconnut la lettre-procédé d’Ismaël. Il lui disait : « Si tu te souviens encore, ma Clara, de l’attachement qui nous a liés trente années, viens me voir une dernière fois. C’est la suprême grâce que je te demande, moi qui ne regrette que toi dans la vie… »

« Quoi ! se dit Clara, toute secouée encore de la commotion qu’elle venait de recevoir, va-t-il donc mourir ?… » Et elle le vit malade, agonisant dans la misérable chambre dont il lui donnait l’adresse, seul, sans secours, sans garde, sans soins, mourant peut-être même du coup qu’elle lui avait porté, en se détachant de lui.

Elle oublia les transes dans lesquelles il l’avait contrainte à vivre depuis cinq mois, cette menace terrifiante qu’il avait suspendue sur le roi, ce péril caché dans l’ombre dont la hantise la poursuivait nuit et jour. La bonté de son cœur seule la conseilla. Elle s’habilla en hâte, commanda sa voiture, se fit conduire à la cathédrale, ressortit par une porte latérale, suivit à pied la rue de l’Archevêché et aboutit au quartier malodorant où se cachait Ismaël Kosor.

Il l’avait accoutumée à ses logis sordides, mais elle en avait perdu l’habitude et elle n’en conçut que plus de pitié pour celui qui lui lançait, de cette abjection, un appel si désespéré. Qu’elle était émue en montant l’escalier inconnu ! Et elle se répétait : « Ismaël est mourant, Ismaël agonise… » Comment allait-elle le trouver ? gisant amaigri, enfiévré, au fond d’un lit sans douceur, défiguré peut-être par la maladie ? Vivait-il encore ?

Elle frappa. La porte s’ouvrit. Devant Clara, haletant d’une vie intense, ses boucles noires et grises encadrant son front volontaire, Ismaël Kosor jeta un cri étouffé :

— Ah ! tu es venue, je savais bien que tu viendrais !

— Tu souffres, lui demanda-t-elle anxieuse, tu es malade ?

— Comme tu es bonne, Clara ! dit-il en la contemplant passionnément.

— Qu’y a-t-il ? Tu te portes bien ? Pourquoi m’as-tu fait venir ? Tu parlais de me revoir une dernière fois et de quitter la vie.

— Je n’ai pas menti, Clara, prononça-t-il, en détournant la tête.

Il la prit par la main, la fit asseoir sur une chaise de paille, aux côtés du grabat, et s’agenouillant devant elle :

— Écoute, écoute-moi, Clara, ma lumière ; si demain à pareille heure, je n’étais plus, est-ce que tu n’aurais pas un regret ? Celui de m’avoir refusé si longtemps, de m’avoir refusé jusqu’à la fin ce que je te demande depuis que je t’aime, la seule joie que dans ma terrible vie j’aie jamais désirée ; ton amour, toi-même. Clara, mourir ne m’est rien, mais songer que tu n’auras pas été ma femme !

Il eut un tressaillement de douleur. Puis une lueur d’espoir illumina ses yeux fous qui se fixèrent sur Clara :

— Mais que dis-je là ?… Tu es venue, donc tu m’aimes encore. Dis-moi que je ne m’illusionne pas. Il me faut ce soir cette dernière douceur de ta tendresse, de ton baiser, il me la faut…

Elle demanda d’une voix desséchée :

— Pourquoi parles-tu de mourir demain ?

Il hésita longtemps, se mit debout, et dit très bas :

— Demain, je joue mon existence, — et à un tel jeu que je sais la perdre, Clara.

— Que fais-tu donc demain ?

Il l’enlaça avec la douceur dont il l’enveloppait quand elle était toute petite : son étreinte était une caresse ; et Clara, trop anxieuse pour songer même à se dégager, l’entendit murmurer :

— Sois forte, mon amie ; réagis contre ta sensibilité, oublie que tu es une femme, toi que dans tout le pays, on ne nomme que par ton nom unique « Hersberg », pour signifier la virilité de ton esprit et la vigueur de ton cerveau pensant. Dépouille tout préjugé, résigne-toi à l’acte qui doit annoncer l’aurore de la liberté. Il faut que Wolfran meure.

Elle se redressa comme une lionne, répétant :

— Il faut que Wolfran meure !… Il faut que Wolfran meure ! Tu as résolu de l’assassiner demain, et tu m’as appelée ce soir, comme une récompense anticipée…

— Mon amie, tu le sais, je ne suis pas méchant, il ne faut pas me méconnaître. Cet homme est un malfaiteur. De sa mort, naîtra un élan de l’humanité vers le bonheur ; c’est un grand devoir que j’accomplis. Je sais que je me condamne avec lui, mais il n’importe. Après moi, mon acte portera ses fruits…

Clara s’était reculée au fond de la pièce, la poitrine soulevée d’un souffle précipité, le visage convulsé, effrayante à voir. Elle ne put que prononcer ce seul mot :

— Misérable !

Lui s’acharnait à la convaincre. Il rappelait leur vieux maître persécuté, sa mort cruelle dans l’exil, il rappelait la misère du faubourg, les répressions qui avaient répondu à la manifestation de mars : et, revenant à sa manie scientifique, il parlait des abeilles et des fourmis et de l’être véritable, seul existant, qui est la collectivité. Mais Clara ne l’écoutait plus. Blême, illisible, elle contemplait dans l’espace un spectacle imaginaire, et elle tremblait, une sueur glacée trempait ses mains et son front. Un long moment se passa. Elle s’approcha d’Ismaël :

— Ismaël, prononça-t-elle d’une voix humble et caressante, à cause de moi que tu aimes, tu ne feras pas ce que tu dis. D’un crime rien de bon ne peut naître. Tu n’as pas le droit de toucher à la vie de Wolfran.

Alors il la scruta, les yeux pleins d’une visible défiance :

— On t’a changée, là-bas, gronda-t-il sourdement, tu n’es plus toi ; il y a un an tu m’aurais encouragé.

Elle s’écria :

— Jamais ! et notre bon maître t’aurait maudit, s’il avait su que tu préparais un meurtre.

Ils se regardaient tous deux et se défiaient. Mais, une fois encore, Clara s’adoucit ; elle prit la main d’Ismaël, la pressa dans les siennes.

— Je te supplie… Rappelle-toi le jour où l’on m’amena à ton foyer ; j’étais un pauvre petit être perdu, un objet sans maître, la plus misérable chose. Vous avez eu pitié de moi, lui et toi. Ah ! que tu m’as entourée de tendresse ! je m’en souviens, va ! Non, je n’ai jamais été orpheline, j’ai été la plus choyée, la plus caressée, la plus aimée des enfants. Je n’oublie rien, Ismaël ; tout ce que je suis, je le dois à notre père commun et à toi. Mais si tu me refusais ce que je te demande ce soir, ce serait comme si tu écrasais en mon cœur tout le bien que tu m’as fait. Oh ! vois comme je te prie, comme je te supplie. Ismaël, ne tue pas !

Il répéta, en la dévisageant farouchement :

— On t’a changée là-bas. Pourquoi tiens-tu tant à la vie de cet homme ?

Elle balbutia :

— Peut-être, si tu le connaissais, toi aussi tu changerais…

— Si je le connaissais ? reprit-il en ricanant, est-ce que je ne le connais pas ? C’est par ses actes qu’on connaît un homme : j’ai pesé tous les actes de Wolfran, c’est par eux que je l’ai jugé ; de la sorte on ne se trompe pas ; c’est un homme néfaste.

Elle répétait, avec une sorte d’obstination exaltée :

— Il n’est pas ce que tu crois…

Ismaël ne proféra pas une parole : mais, en se taisant, il observait Clara. Il l’examinait froidement : il détaillait ses traits, scrutait ses prunelles élargies, notait tous les signes de son émotion. C’était une femme nouvelle qui lui apparaissait. Haletante, fiévreuse, transfigurée par une épouvante secrète qui bouleversait son calme visage de statue, embellie par une ardeur dont elle vibrait tout entière, jamais il ne l’avait vue ainsi devant lui. Une idée le transperça comme un dard. Il devint livide. À deux ou trois reprises, il voulut parler : sa gorge se contracta. Enfin il vint à Clara, lui serra les poignets, et, plongeant du regard jusqu’au fond de ses yeux, il articula d’une voix indistincte :

— Tu l’aimes ?

Sans répondre, stupéfaite, étourdie, elle le regardait, à son tour, comme sans le voir. Puis, tout à coup :

— Mais non… mais non ! ce que tu me dis est fou ; c’est toi que j’aime…

En même temps, un sourire de béatitude, jurant avec les mots d’indignation qu’elle prononçait, détendait ses traits. Elle répéta :

— Aimer Wolfran, moi ? Quelle pensée as-tu là, Ismaël ! L’aimer ? l’aimer ?

Et il semblait qu’elle eût un délice à redire ce mot, qu’elle en respirât peu à peu tout le parfum, qu’elle en goûtât toute la saveur. Cependant Ismaël grondait sourdement :

— Tu l’aimes, je le sens… Ah ! comme tu le défendais tout à l’heure ! Toi si raisonnable quand tu discutais notre pauvre amour, comme tu t’emportais, comme tu étais émue quand il s’agissait de cet homme !… Il t’a conquise, dis, dis-moi, il t’a conquise… Comment a-t-il fait ?

Elle, les yeux agrandis, comme éblouie devant une lumière soudaine, demeurait immobile. Elle levait les deux mains, dans un geste d’ignorance :

— Que veux-tu que je te réponde ? Je n’ai jamais cessé de t’appartenir en pensée. C’est à toi que je suis. Lui, lui, c’est… que te dirai-je ?… un être d’exception, une volonté. Personne ne peut savoir… Pas même toi…

Un long frisson la parcourut. Elle reprit, terrifiée :

— Il ne faut pas qu’il meure, Ismaël !

Il se détourna, en réprimant un sanglot :

— Ah ! dit-il accablé, on m’a pris ma Clara !

Clara, elle, songeait, dans une sorte de rêve : « Pourquoi souffre-t-il ainsi ? Ce qu’il dit est donc vrai ? Qu’est-ce donc qu’aimer ? tant de douceur secrète, c’était de l’amour ? »

Elle se sentait ineffablement heureuse. Tout à coup elle entrevit la douleur d’Ismaël. Il était allé s’accouder au montant du lit de fer, le front dans la main. Une respiration haletante soulevait son torse maigre. Elle alla vers lui, pleine de pitié. Elle lui toucha l’épaule. Il tressaillit, et elle l’entendit se plaindre ainsi :

— Je n’avais rien au monde que toi, et c’est toi qu’on est venu me prendre. Tous les biens, tous les plaisirs, toutes les satisfactions, il en était gorgé ; et il lui a fallu encore mon seul bonheur.

— Mon ami, tu parles dans la démence !

— Je suis lucide. Il a pris ton esprit, d’abord. Qu’as-tu fait pour l’Union, depuis que tu es au palais ? Nous as-tu servis, nous as-tu défendus ainsi que tu l’avais promis ? Une femme comme toi subjugue quand elle parle. Si tu l’avais voulu, nous triompherions aujourd’hui. Mais ton intelligence a fléchi sous les lieux communs de cet homme borné. Il t’a circonvenue de phrases creuses il était beau, il reluisait d’or, il voulait te plaire. Et tu en es venue là, toi, la grande, la libre Hersberg, à accepter pour le pays la domination de cet homme, à subir son joug.

Elle contemplait maintenant un Kosor farouche, haineux, terrible, tout convulsé les poings serrés, frémissant. Elle eut la certitude que toute imploration serait désormais inutile, que Wolfran était définitivement condamné. Alors l’angoisse la prit. Elle aurait voulu pouvoir donner sa vie se substituer à Wolfran, mourir à sa place. Soudain elle eut une inspiration : « Il dit que je l’aime. Aimer, c’est se donner toute. On peut se donner, s’immoler de différentes manières… »

Une hésitation l’arrêta encore une seconde ; puis, s’avançant tout près d’Ismaël, se faisant plus caressante, plus persuasive, elle murmura :

— Écoute, Ismaël, laisse là ces divagations. Tu me soupçonnes ? Pour qui me prends-tu donc ? Tiens, veux-tu que nous quittions Oldsburg, l’humanité se sauvera sans toi. Jusqu’ici tu as gâché ta vie sans rien obtenir pour la cause. Partons ensemble, je t’aimerai ; nous serons heureux, nous ne nous quitterons plus…

Il la dévisagea froidement, cruellement, les bras croisés, haletant de colère.

— Femme perfide, perverse comme les autres, tu veux me tenter bassement. Tu l’aimes à ce point que, pour le sauver, tu t’offres à moi que tu hais. Ah ! Clara, Clara, tout s’illumine pour moi. Tu ne m’as jamais aimé, et c’est aujourd’hui que tu veux être mienne… Moi qui t’avais placée si haut !…

Elle s’avança pour l’enlacer. Il la repoussa brutalement.

— Va t’en.

— Mon pauvre Ismaël !

— Va-t’en, retourne à ton roi !

— Tu me chasses ! s’écria-t-elle.

À la porte, il la retint par les poignets, pour lui dire :

— Il mourra, tu sais.

L’indéfinissable, l’étrange regard qu’elle posa sur lui, en le quittant définitivement, le laissa perplexe. Il aurait voulu la rappeler. D’ailleurs il souffrait déjà du regret de l’avoir mortellement offensée. Il prononça faiblement :

— Clara !

Mais il était trop tard. Elle avait gagné la rue.

Dès qu’elle eut respiré l’air vif de ce soir d’automne, elle ferma les yeux, s’arrêta une seconde, eut une sensation d’ivresse, de bonheur infini. Et, de nouveau, elle se répéta : « Est-ce donc vrai que je l’aime ? »

Et la voix qui en elle répondait oui était si triomphante, si enivrante, si suave, si magnifique et si assurée, que Clara oubliait jusqu’à l’épouvantable conjoncture du moment présent.

Elle marchait au hasard, ne retrouvant son chemin que par un obscur instinct animal, ne songeant pas même à sa voiture laissée au portail de la cathédrale pour dépister la curiosité des subalternes. Elle se dirigeait aveuglément par un dédale de rues infectes avoisinant le port. Peu à peu, reprenant conscience, elle vit le mouvement inusité qui commençait d’y naître. Par toutes les portes, les maisons puantes dégorgeaient leurs habitants, cette populace inférieure qu’on ne voit sortir de ses tandis qu’aux jours de fête ou de calamité. Tous se hâtaient, tous couraient au même but. Un peu plus loin, quand elle gagna les rues marchandes aux boutiques fermées, c’était encore la même animation, la même course d’une foule différente. Et lorsqu’elle aborda le quartier riche, les portes cochères des hôtels somptueux laissaient passer des élégantes en toilette de ville escortées de leurs maris ou de leurs pères, et qui, pressant le pas, achevaient de boutonner leurs gants sur le trottoir. Les carrefours, les places s’encombraient ; des cris, une rumeur allègre montaient de cette innombrable procession à l’ensemble magnifique. Clara le savait, c’était la marche de toute la cité vers le roi : cette foule venait une heure d’avance se ranger sur le parcours que suivrait la famille royale pour se rendre le soir à l’Hôtel de Ville. On apercevrait les souverains le temps d’un éclair, et c’était assez pour qu’on se ruât à leur passage.

Et Clara, portée par un enthousiasme autrement poignant, allait elle aussi à celui qui détenait le mystérieux prestige.

« Ce prestige puissant et menteur, pensait-elle, ce prestige qui aspire, dirait-on, les masses, les attire à lui, les captive, je l’ai subi. Je l’ai subi, moi libertaire, moi qui savais le mal de l’inégalité sociale dont il est la clef de voûte ; je me suis abandonnée à l’ivresse de cette idolâtrie et je frémissais en sa présence, parce qu’au lieu de détester sa gloire, je la chérissais comme je chérissais tout ce qui émanait de lui. »

Alors elle se remémorait leurs entretiens où les arguments royalistes, à peine énoncés par Wolfran, l’éblouissaient soudain au point que nulle objection ne se présentait plus à son esprit. Non, elle n’avait jamais été convaincue, mais il l’avait dominée comme tout homme asservit la femme qui l’aime. Jamais son esprit n’avait cédé ; mais son cœur avait eu toutes les docilités de l’amour.

« Pourtant je n’en rougis pas, se disait-elle, triomphante. Qu’importe si sa philosophie m’a leurrée ! Il était digne d’un amour absolu ! »

Puis aussitôt elle se souvenait de la menace d’Ismaël : « Il mourra, tu sais ! »

Son impuissance la torturait. Que pouvait-elle faire ? Comment désarmer cet homme déjà sorti de la vie, selon sa propre expression, et que nulle parole humaine n’atteignait plus ? Ah ! qu’elle aurait voulu l’enchaîner, le garrotter, le réduire à rien…

Elle arrivait en vue du palais royal ; à l’aspect de cette façade, un frisson la glaça de la tête aux pieds. Et elle songeait : « Sa vie est entre mes mains ; si je me tais, il mourra… Où est le devoir ?… »

Elle rentrait au palais comme une bête blessée qui regagne son gîte. C’était dans sa chambre solitaire qu’elle voulait aller se terrer. Interrogée, elle aurait répondu : « Je vais chez moi. » Mais à peine eut-elle posé le pied sur l’escalier de la rue aux Juifs, le souvenir d’Ismaël s’abolit en son esprit, il s’évanouit en elle comme une image qu’on efface. Il ne resta plus de vivant à ses yeux que la vision de Wolfran. Et dans une légèreté de songe, c’est vers les appartements royaux qu’elle se dirigea.

Dans le vestibule le premier valet de chambre du roi lui dit :

— Sa Majesté ne va pas pouvoir recevoir mademoiselle Hersberg. Sa Majesté regrettera, j’en suis sûr…

Elle se prit à sourire à ce malheureux, si loin de la réalité, si loin de la vérité, et elle affirma ;

— Mais si, mais si, il faut bien que Sa Majesté me reçoive.

Le discret personnage eut un geste de protestation : elle passa outre. À cet instant, le colonel Rodolphe sortait de son cabinet, voisin de celui du roi. Elle répéta avec une énergie de démence :

— Il faut que Sa Majesté me reçoive.

L’aide de camp, si correct, resta muet devant le visage bouleversé de la savante. Il n’osa rien demander. Seulement, quand il vit la jeune femme se diriger vers l’antichambre, il hasarda :

— Sa Majesté dine seule, ce soir, pendant qu’on habille la reine et Son Altesse pour la réception de l’Hôtel de Ville.

Elle rebroussa chemin, se tourna vers le hall où s’ouvrait la petite salle à manger particulière du souverain. Le second valet de chambre en sortait. Elle l’arrêta :

— Wilfrid, dit-elle pour la troisième fois, il faut que je voie Sa Majesté.

— Oh ! mademoiselle Hersberg, comme cela tombe mal ! Je vais prévenir Sa Majesté ; peut-être qu’après le souper…

Clara eut un mouvement de violence, de défi, et s’en alla tout droit soulever la portière. Wolfran était attablé devant un couvert très simple, où fumaient quelques légumes cuits au sel. Deux laquais le servaient. Il leva les yeux, aperçut cette femme tragique, presque méconnaissable, qui s’introduisait ainsi avec tant de hardiesse, comme en un coup de folie, et il eut un sursaut d’étonnement. Clara, dégrisée devant lui, balbutia :

— Je suis venue… Il fallait que je voie Votre Majesté tout de suite, tout de suite…

Il eut vite compris qu’un drame se passait ; mais il ne savait pas lequel et, tout d’abord, il s’émut à constater l’angoisse de cette sereine Hersberg. Il voulut apprendre ce qu’il y avait, renvoya les laquais, l’interrogea. Elle tremblait un peu ; toute palpitante, les yeux changés, elle commença :

— Sire, que Votre Majesté me pardonne…

Une timidité semblait clore ses lèvres. Alors, le roi lui parla avec bienveillance, familièrement, lui demanda si elle avait diné, et, comme elle faisait signe que non, voulut qu’elle s’attablât en face de lui.

— Nous causerons mieux ainsi, disait-il.

Elle obéit sans répliquer et elle pensait : « Je ne l’aime pas, je ne l’aime nullement. Pourquoi sacrifier l’ami le plus cher ?… »

Et, à l’instant même où Wolfran épiait ce visage singulier, dont il voulait forcer le secret, elle proféra péniblement :

— Votre Majesté court un grand danger.

Sans doute s’attendait-il à autre chose, car il fit un geste d’allègement ; sa physionomie s’éclaira et il dit :

— Vous êtes bonne de vous inquiéter pour moi, chère mademoiselle Hersberg ; mais je suis sur que vous vous alarmez à tort et pour des périls imaginaires.

Il ne l’avait jamais trouvée si belle ; ce feu caché qui l’animait lui donnait une surabondance de vie ; le léger halètement qui soulevait sa poitrine, son émotion, dévoilaient la sensibilité de cette femme de science, aux apparences impassibles. Il était heureux de l’avoir à sa table, dans cette intimité de bons amis, lui qui nourrissait pour elle un sentiment si particulier, confinant de très près au romanesque. La voir, au surplus, si occupée de lui, le charmait. Et, comme il la contemplait avec admiration, il s’aperçut que ses traits se décomposaient, qu’un tremblement nerveux la secouait : elle était devenue livide et murmurait :

— Demain…, Votre Majesté doit être frappée.

— Vraiment ? dit-il, déjà moins incrédule et gagné par l’anxiété de cette femme bouleversée. C’est donc sérieux ?

— C’est maintenant fatal, continua-t-elle d’une voix sourde. À moins que…

Wolfran lui vit au front des perles de sueur. Il réfléchit quelques secondes ; puis, soudain, en présence de ce qu’endurait Clara, il eut une révélation. Ce fut si brutal que, var un réflexe, son poing s’abattit sur la table :

— Mais oui, je comprends, je sais tout : c’est lui, Kosor, n’est-ce pas ?

Sans répondre, elle frissonna et se voila le visage à deux mains. Dans un de ces rapides coups d’œil qu’a l’esprit humain quelquefois, elle considérait d’ensemble toute sa vie, du jour où une infirmière de l’hospice l’avait déposée, enveloppée de langes, entre les bras du petit Ismaël, jusqu’à la minute présente où, tête à tête avec le souverain, elle dénonçait implicitement le frère et l’ami qu’avait été pour elle le malheureux rêveur. Ah ! que d’heures tendres, quel dévouement, quelle religion il avait eus pour elle ! Elle avait partagé son pain, sa science, ses veilles, ses idées. Il l’avait portée dans ses bras, admirée, servie, aimée. Il l’avait attendue dans une fidélité mystique ; il avait enduré sans se plaindre tous les délais qu’elle lui imposait ; il aurait rampé à ses genoux comme un chien et, au bout de trente ans, ce soir, elle l’avait trahi. Un tel mépris d’elle-même la remplissait alors, que le courage lui manquait pour bouger seulement un doigt. Wolfran aussi la méprisait, sûrement. Il devait la détester en cette minute, bien qu’elle l’eût sauvé, car il repoussait tout ce qui est abject. Et, comme elle pensait ainsi, ses mains tombèrent d’elles-mêmes sur ses genoux, et elle leva sur le prince un pauvre regard honteux, désespéré, le regard de qui a perdu une estime précieuse. Et ce regard croisa celui de Wolfran, mouillé de larmes.

Ils demeurèrent silencieux longtemps encore. Clara vivait des minutes ardentes, offrant la souffrance de son cœur à celui qu’elle aimait, pour qui elle serait morte, et qui devait bien le deviner maintenant… À la fin, elle prononça, et il y avait un triste et affectueux sourire sur son visage défait :

— Que Votre Majesté me jure qu’elle ne quittera pas le palais demain ; il le faut, je la supplie…

— Mais, mademoiselle Hersberg, dit le roi, demain je ne m’appartiens pas, je suis à mon peuple, il faut que je paraisse, qu’il me voie, que je joue le rôle qu’il attend de moi… Que voulez-vous ? Kosor sera mis hors d’état de nuire. J’aurais désiré qu’il ne fût plus inquiété, mais vous avouerez que lui-même ne l’a pas permis.

— Kosor ? essaya de dire Clara toute crispée, il est en exil…

— Non, mademoiselle Hersberg, reprit le prince, il n’est pas en exil, il est à Oldsburg depuis cinq mois déjà ; il a vécu d’abord chez un de vos amis, professeur du collège, et il se cache maintenant rue des Teinturiers, près du port. Pensiez-vous que je ne fusse point renseigné sur son mode de vie, sur ses faits et gestes ? Il ne vous écrivait plus, vous n’alliez plus le voir. Lui semblait se terrer, se faire inoffensif ; j’ai voulu qu’il fût laissé en paix, car je ne pouvais oublier qu’il était votre ami, et c’était pour lui une singulière protection. Néanmoins, je conçois trop, à votre trouble, la… gravité de ses desseins, pour ne pas me défendre contre cet ennemi. Vivre ou mourir, vous savez si je m’en soucie ! Mais il y a désormais entre cet homme et moi un duel qui, bien que j’en aie, me prend, m’intéresse, me passionne. Je veux le vaincre, à la fin !

Maintenant, c’était le matin. Dans l’atelier, l’Altesse, parée comme une magnifique poupée de montrance, se tenait debout au milieu d’un bataillon de caméristes. On avait dressé sur la frêle armature de ce corps la robe alourdie de fils. d’argent. Il s’agissait de poser le voile. Deux femmes saisirent ce nuage de dentelle, présent des jeunes filles du Nord, et l’on priait Wanda de s’incliner quand elle sourit faiblement à ses habilleuses en leur disant :

— Je suis un peu fatiguée.

Madame de Bénouville accourut, écarta tout le monde, prit la main de sa chérie pour la conduire au petit salon voisin. Et quand la fragile poupée se mit en marche, l’ampleur du costume se développa, la traîne s’épandit en un flot chatoyant d’étoffe argentée, et la blonde princesse au front de mystère apparut pour la première fois avec le prestige de son aspect royal, qui fit vibrer la vieille gouvernante.

— Ô mon enfant ! soupira-t-elle.

Plus volontiers, elle se serait mise à genoux et aurait dit : « Ô ma reine ! » Mais Wanda, qui s’amusait de ses enthousiasmes :

— Je suis plus vieille que vous, chère amie Bénouville ; voyez si je suis calme.

— C’est que vous serez heureuse, mon enfant.

— Je le crois, dit Wanda sereinement.

Et, au bout d’un instant :

— Mais, où est Clara ? Je l’attends depuis ce matin. Pourquoi n’est-elle pas venue ?

La bonne Bénouville soupira, leva les yeux au ciel et ne répondit pas.

— Elle aura craint d’être indiscrète ; il faudrait la faire demander.

La vieille dame regardait obstinément la fenêtre, les lucarnes sculptées d’un toit voisin, et un faisceau de drapeaux qui claquaient au vent.

— Mademoiselle Hersberg s’excuse auprès de vous, Altesse ; elle est en proie à un grand chagrin et ne peut assister aux fêtes. Elle est venue me trouver à l’aube, ce matin, et m’a chargée de vous dire… Oh ! c’est bien triste, Altesse, car nul ne peut soupçonner combien ce cœur était noble et profond. Une personne… un unioniste qu’elle aimait beaucoup se trouve gravement compromis. Pensez bien à elle, mon enfant… C’est hier soir qu’on a dû arrêter le… coupable.

— Ma pauvre Hersberg ! cria Wanda en se levant ; ma pauvre Hersberg ! Je veux la voir !

— Hélas ! mon enfant, mademoiselle Hersberg est partie ce matin à la première heure. Songez combien le tumulte de ces fêtes offensait sa peine. Elle ne pouvait demeurer… Elle vous supplie de lui pardonner.

— Comment ! Elle est partie. Elle ne m’a pas embrassée auparavant ? Mais, qui est ce coupable dont vous parlez ? Oh ! vous savez, vous ! Elle vous a confié ce qu’elle m’a caché. C’était Ismaël Kosor, son fiancé, n’est-ce pas ? Et elle ne m’a rien dit ! Mais j’aurais prié le roi. Bertie serait intervenu ; on aurait fait grâce à ce malheureux. Ma pauvre Clara !

— Elle vous supplie, Altesse, de ne jamais l’oublier, murmura la vieille dame.

Elle était allée se terrer dans la petite maison blanche bâtie dans les jardins, au sommet de la haute ville. Elle y était revenue plus misérable que le premier jour où les deux Kosor l’y avaient accueillie. Et, sans ouvrir une fenêtre ni un volet, elle était restée dans la bibliothèque du docteur où les livres, enfumés jadis de si longues années, exhalaient encore le parfum de la petite pipe philosophique du patriarche.

Mais, à midi, quand le tonnerre des cloches, éclatant de nouveau, annonça au peuple que l’archiduchesse et l’étranger étaient unis, elle n’y tint plus, se glissa dans le jardin, suivit la ruelle déserte, pressée, harcelée par une fièvre. Au-dessous d’elle, une Oldsburg vibrante, carillonnante, inondée de soleil, flamboyait. Elle distinguait, dans l’océan des toits, toutes les nefs d’églises avec leurs tours, leurs clochers, leurs pinacles, leurs flèches, et, au milieu, le vaisseau splendide de la cathédrale d’où partait tant de joie. Des retardataires couraient aussi au spectacle. Elle se joignit à eux, pénétra dans la foule, s’y perdit, s’y noya, désirant de n’être plus rien, d’être méconnue, invisible, insoupçonnée, mais de voir, au moins.

Les troupes étaient rangées sur le parvis, et la foule repoussée vers les rues adjacentes. Le soleil dardait d’aplomb sur les cuirasses, les aiguillettes, les casques, les galons, les gourmettes, la croupe luisante des chevaux.

« Si j’avais rêvé ! pensa Clara. Ai-je bien parlé ? Ismaël est-il bien enfermé ? Ne va-t-il pas surgir ? » Et il lui semblait qu’elle perdait la raison, que les petites gens du peuple qui l’entouraient la coudoyaient, la bousculaient, s’apercevaient de sa démence, la remarquaient.

Soudain, un soupir formidable sortit de la foule ; les portes colossales s’ouvrirent ; le brasillement des cierges apparut dans le fond obscur de la cathédrale. Les carrosses vinrent se ranger devant le portail. Des fanfares éclatèrent, se mêlèrent aux mélodies finissantes de l’orgue. Et le soupir de la foule durait toujours, un soupir sans fin, toujours croissant, gagnant les rues proches, la ville entière.

Le détachement de cavalerie partit le premier au bruit d’une sonnerie antique de trompettes, et aussitôt, encadrée de deux rangs de gardes blancs, la voiture de l’archiduchesse se mit à rouler sur le sable fin de la place. Wanda paraissait robuste et animée elle souriait au peuple, soulevant son voile pour mieux le caresser de son regard, pour l’embrasser tout entier, ainsi éployé sur son passage, et aussi dans un geste touchant de se laisser voir, de se montrer, de se faire aimer silencieusement par ces milliers d’yeux qui la dévoraient. Le duc Bertie saluait froidement, et on l’acclamait par amour pour Wanda.

Wolfran passa ensuite, en colonel de la garde, casqué du cygne blanc, tel qu’il était apparu à Clara le premier jour. Peut-être allait-il la distinguer dans cette multitude. Elle fut oppressée à en mourir. Il caressait sa barbe rousse que dorait le soleil. Son aide de camp et le grand-maréchal lui faisaient vis-à-vis. Elle le regarda une dernière fois. Le carrosse s’éloignait lentement : elle le suivait. Il disparut au coin de la rue du Beffroi. Il sembla à Clara qu’un vent glacial soufflait maintenant sur la place.

La reine et ses dames d’honneur, les douairières de Hansen, la duchesse de Saventino, les femmes des grands dignitaires, les dames d’honneur, les femmes du corps diplomatique, les ministres, les chambellans, le président de la délégation, la députation des délégués passèrent ensuite, puis les pages de la reine, les généraux, les troupes défilèrent encore. Un piétinement de chevaux caracolant, dansant, hennissant s’éloigna avec des lenteurs de procession, pendant que la musique jouait le trio de la marche célèbre de la Garde. Et tout s’évanouit avec un bruit lointain. dans la suite des rues qui ramenaient au palais…

Un matin de novembre, le roi avait donné sa dernière audience et se préparait à rejoindre Gemma pour le déjeuner. Il la laissait moins seule depuis que l’archiduchesse et Bertie voyageant en Europe avaient quitté Oldsburg. Mais le colonel Rodolphe vint à lui, dit un mot qui le fit sursauter.

— Mais oui, mais oui, qu’elle entre, s’écria-t-il vivement.

Et l’on introduisit Clara Hersberg.

Elle avait beaucoup changé. Ses yeux s’étaient creusés et les pommettes avaient sailli comme après une maladie très longue. Et surtout elle n’avait plus cette belle fierté qui, dès le premier jour, naguère l’avait fait pénétrer dans la famille royale avec l’assurance d’une souveraine. Aujourd’hui, elle s’avançait timidement, comme un pauvre reçu par un riche, comme ces solliciteuses qui, à force de protections, parvenaient à se faire admettre chez Sa Majesté. Wolfran fut frappé de cette attitude, et son cœur s’emplit de pitié. Il vint à Clara.

— Ah ? lui dit-il, comme vous nous avez quittés !

Elle fit un geste qui signifiait que son départ était nécessaire, qu’il l’avait fallu, et que Wolfran le savait bien. Mais il insista :

— Nous en avons eu beaucoup de chagrin, mademoiselle Hersberg.

— Je demande pardon à Votre Majesté, mais moi non plus je ne suis pas partie sans regrets.

Et aussitôt, pour bien marquer que l’intimité d’autrefois ne se pouvait plus retrouver, et qu’elle venait ici pour une simple démarche, très brève :

— Je vais demander une grâce à Votre Majesté.

— Étant donné ce que je vous dois, lui dit-il, visiblement impressionné, et ce que nous vous devons tous, vous n’avez pas à demander des grâces, mademoiselle Hersberg. Vous êtes une amie, une amie profondément honorée et très chère, qui n’a qu’à exprimer ses désirs, et je serais trop heureux de les combler.

Elle reprit avec gêne :

— C’est pour Ismaël Kosor.

— Ah ! s’écria le roi, dont la physionomie changea brusquement, pour lui ?

Il se reprit aussitôt :

— Vous savez que je tiens à ce que vos vœux soient réalisés, quels qu’ils soient. Mais vous ne m’en voudrez pas si j’ai hésité quand j’ai su qu’il s’agissait de ce malheureux qui profite si mal des faveurs que vous lui obtenez. Comment, nous nous entourons de toutes les précautions pour qu’il soit jugé exclusivement sur les faits relatifs à la manifestation du mois de mars, et le voilà, en pleine audience, clamant sa préméditation de régicide, réclamant sa culpabilité tout entière, s’acharnant à mériter cette affreuse peine de la détention perpétuelle, en revendiquant cyniquement la production aux débats de l’arme qu’il avait choisie à mon intention.

— Sire, Kosor est peut-être un fanatique. L’âme des révolutionnaires est un abîme, ils s’y égarent eux-mêmes. Il faut lui pardonner…

— Je lui pardonne, n’est-il pas le premier puni ? Et que lui faut-il encore ?

Elle eut un mélancolique sourire et, de la voix des êtres que la vie a brisés, elle dit :

— Il lui faut que sa femme obtienne de le suivre dans sa prison éternelle, là-bas…

— Sa femme ! Kosor est donc marié ?

— Il l’est depuis hier, Sire.

— Et cette femme veut le suivre au Pacifique ! Mais sait-elle quel enfer est ce monde d’où l’on ne revient pas ; ce n’est pas possible…, ce n’est pas faisable…, la dernière des créatures refuserait…, il faut lui dire…

— Elle le sait, fit Clara.

— Alors, qui est cette femme ? Est-elle folle ? est-elle sublime ? est-elle…

— C’est moi, dit Clara paisiblement.

Wolfran fit un geste atterré. Son visage exprima une douleur cruelle ; il ne trouva pas un mot conforme à sa pensée. Elle embrassait toute la glorieuse vie de Clara, sa grandeur, sa noblesse, son génie, elle retournait à l’ilot perdu dans l’immensité où allait s’ensevelir tant de beauté, tant d’intelligence, tant de science, et jusqu’à l’avenir si plein de promesse de la substance nouvelle dont une telle femme avait doté le monde. Et il se souvenait aussi de l’amitié délicieuse qu’il avait connue près de cette incomparable Hersberg.

— Que Votre Majesté ne me plaigne pas, reprit Clara avec sa simplicité coutumière. Votre Majesté me l’a dit un jour : on peut souffrir et être heureux. Le bonheur est le fruit naturel du devoir accompli. J’ai vu de grands exemples ici, et Ismaël Kosor était si malheureux…

Il la contempla longuement, ses yeux se remplirent de larmes. Il vint à elle.

— Je comprends, dit-il, je comprends. Vous payez la rançon de ma sécurité.

Elle reprit, calme et tranquille autant qu’aux jours somptueux de ses triomphes à l’amphi-théâtre :

— J’aime Kosor.

Elle partit. Il écouta son pas se perdre dans les vestibules ; il demeurait accablé, troublé, de soudaines ruines plein son cœur, et il murmura :

— Quelle reine elle aurait fait !

FIN

e. grevin — imprimerie de lagny — 9596 11-19.