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Le Métier de roi/5/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 283--).

II

Quand le temps convenable attribué à sa jeune douleur fut révolu, l’archiduchesse dut reparaître aux thés de la reine, où le duc Bertie commença de lui faire sa cour. Aucune scène, d’ailleurs, ne fut renouvelée, à ce propos, entre elle et son père. Il y avait un accord tacite entre ces trois personnages. Géo parti, le prince d’Irlande entrait. d’emblée dans son rôle de prétendant officieux à la main de Wanda ; c’étaient des choses disposées depuis fort longtemps et qui semblaient ne l’avoir été que par la fatalité silencieuse.

Clara venait maintenant en familière à ces réunions du soir, où elle était traitée avec autant d’amitié que la petite Czerbich, et plus de déférence. Sa conversion amenait au parti royaliste une recrue trop considérable pour qu’on ne la fêtât point. C’était, il est vrai, une conversion discrète et que, de part et d’autre, on ne clamait pas hautement. La famille royale nuançait d’un ton affectueux ses rapports avec la savante, Clara montrait plus d’abandon, c’était tout. Au surplus, on parlait rarement de politique chez Gemma. À l’occasion, la grande Hersberg eût défendu chaudement les générosités utopiques de l’Union, mais intellectuellement, comme le pauvre prince Géo, dilettante et éclectique, l’eût fait lui-même La forte machine monarchique fonctionnant sous ses yeux avec la régularité, l’intensité, la puissance des bons appareils, recevait son muet acquiescement.

La rupture survenu entre elle et Kosor la laissait libre, donnait du champ à ses idées nouvelles. Mais quelle angoisse elle connaissait désormais ! Quand Wolfran arrivait à ces soirées intimes avec cet appétit de se divertir au moins un peu, cette légèreté, cette gaieté, qui trompaient sur sa gravité véritable, elle le considérait sans rien dire et pensait à ce danger blotti dans l’ombre, derrière lui. Serait-ce une bombe, une balle, un poignard ? Elle brûlait de lui dire : « Sire, gardez-vous mieux. » Mais ne le lui avait-elle pas dit souvent et ne s’était-il pas ri de ses craintes ? Elle songeait. « C’est peut-être la dernière fois que je le vois. » Et son amitié se faisait plus tendre, plus inquiète, plus délicieuse. Elle pensait « Rien au monde n’est plus beau que l’amitié. »

Et comme sans connaître les projets régicides de Kosor, tous ici entretenaient un tourment pareil à celui de Clara, il se trouvait qu’on parlait souvent d’attentat. Alors ses oreilles bourdonnaient, le cœur lui battait, elle gardait le silence en écoutant avidement des propos qui donnaient à ses imaginations une consistance cruelle. Le roi, lui, s’égayait. Elle dit un jour :

— Il ne faut pas plaisanter, sire, Votre Majesté est très menacée.

— Je suis de l’avis de mademoiselle Hersberg, s’écria la reine, on peut être brave, certes, mais je trouve, Wolfran, que vous envisagez trop légèrement la perspective d’une mort si affreuse et le malheur de ceux qui vous aiment.

Ces paroles provoquèrent en Clara une grande commotion. Le roi répondit qu’il ne se déciderait pas, pour un péril éventuel, à faire toute une vie de prison préventive. Mais Clara, qui le considérait avec le sourire d’une femme endormie, écoutait en elle-même l’écho de ce nom, Wolfran, que lui avait donné la reine. Ce nom qu’écrivaient tous les journaux d’Europe, ce nom inscrit sur les pièces de monnaie, sur les édifices, au bas des édits, ce nom qui remplissait le pays, que tous prononçaient avec haine ou respect, elle l’entendait pour la première fois donné dans l’intimité, par une épouse anxieuse, à l’homme et non au roi. Ce n’était plus « Sa Majesté », la personnalité auguste, le symbole du pouvoir, presque une allégorie. C’était Wolfran, une âme, experte en toutes les misères humaines, sensible à toutes les fines émotions du cœur, passible de tous les mouvements de violence… Et la reine avait parlé de tous ceux qui l’aimaient… Qui l’aimai ? Le peuple. Mais la reine n’avait pas pensé au peuple ; elle avait voulu dire un petit cercle très étroit, resserré autour de lui, même pas la cour, même pas les familiers, quelques personnes seulement celles qui s’abîmeraient dans une douleur insondable le jour où l’on ramènerait au palais, blanc comme un marbre et empourpré de sang, ce corps royal si noble et que la pensée spiritualisait ; elle Gemma, l’archiduchesse, Bénouville, si maternelle, et qui encore ? Qui aimait Wolfran ?

« Moi, songeait Clara, moi qui suis son amie au sens le plus grand, le plus doux et le plus pur. Nul ne l’a jamais compris comme moi. Cette amitié intellectuelle qui s’est nouée entre nous, il s’en est servi pour établir entre lui et moi l’union de pensées, et il se trouve que j’ai évolué comme il a évolué lui-même ; nos esprits sont semblables, nul n’est si près de lui que moi. Ah ! cette amitié me place bien au nombre de ceux qui revêtiraient à sa perte le plus cruel deuil de l’âme. Il est mon soleil. S’il disparaissait ! S’il disparaissait !… »

Et les yeux levés sur lui, avec la candeur d’un enfant et la force passionnée d’une femme, devant dix personnes assemblées, elle lui dit, sans dissimuler une tendresse mystique :

— Oui, Votre Majesté ne pense pas assez à ceux qui l’aiment…

Cependant Clara ne pouvait oublier trente années d’une fraternité généreuse où elle et Kosor avaient tout partagé, où ils avaient mis en commun les pensées, les affections, les biens et les rêves. Ils se devaient tout l’un à l’autre. Une femme peut avoir aimé et laisser mourir en elle, totalement, l’image de celui qu’elle n’aime plus. Mais une sœur ne peut déraciner les souvenirs laissés en son âme par l’homme dont l’enfance a été mêlée à la sienne. L’ascendant masculin du frère s’impose là sur une âme trop tendre pour que l’empreinte s’efface jamais. Clara avait trop été la sœur d’Ismaël pour cesser tout à coup d’être occupée de lui. Elle savait que, prisonnier chez le professeur, ne sortant qu’aux ténèbres, peut-être même jamais, il tenait dans ce logis intellectuel une petite cour où des jeunes gens, étudiants, écrivains, journalistes républicains, le fêtaient en secret. Son exil, la condamnation suspendue sur sa tête, le danger qu’il courait de régner ainsi en plein Oldsburg, devaient contribuer à son prestige avec ce nom de Kosor qu’il portait. Sans doute, entouré de cette jeunesse sur laquelle sa maturité commençait à lui donner un avantage, enseignait-il sa doctrine. Et Clara se demandait sans cesse quels étaient les projets établis, les imaginations caressées dans ces conciliabules révolutionnaires. Une brochure qui parut vers cette époque vint l’éclairer. Clara ne put l’attribuer qu’à celui dont les troubles pensées lui causaient alors tant d’angoisses. Avec cette tendance facile des sociologues à traiter tous les sujets, le créateur de l’or, le réformateur de la société, le philosophe de l’égalité absolue, abordait aujourd’hui l’étude de ce qu’il avait appelé devant Clara les « Insectes sociaux ». Il revenait à l’idée effleurée un soir à l’ombre de la cathédrale. Le collectivisme, convenable aux fourmis lui semblait excellent appliqué à l’homme. Et tant de lyrisme, tant d’ardeur, tant de conviction étaient dépensés dans l’œuvre, que malgré l’état d’esprit spécial qu’elle dénotait, on ne la pouvait lire sans émotion. Elle eut quelque succès. Des mondains se l’arrachèrent. Mais Clara, qui savait de quelle morale meurtrière ce petit livre était la base et quelles conclusions l’auteur imposait à sa négation de l’individu, sentit une sorte de rage à constater cet engouement.

Elle se disait parfois :

« Une imprudence, pourtant, et il se ferait arrêter. Il souffrirait, certes, mais pas plus que Goethlied et Karl, qui n’étaient que douceur, — et, lui écarté, la vie d’un homme serait sauve… » Mais elle n’osait pas fixer ses réflexions sur cette idée.

Les mois d’été arrivèrent. Un grand calme politique régnait. L’effervescence qu’avait causée dans tous les partis la réforme du tarif douanier s’était apaisée d’elle-même. La vie commerciale avait repris son activité un instant arrêtée par les grèves. Les récoltes s’annonçaient belles. Le prix du pain diminuerait avant l’hiver. Le duc Bertie faisait alors de fréquentes absences. Nul ne connaissait le but de ses voyages. Mais c’était un personnage discret, silencieux, presque fantomatique. À peine s’apercevait-on qu’il disparaissait. Il reparaissait, et l’on n’avait point de surprise. Oldsburg devenait chaud et bruyant ; le roi se mit à désirer la villégiature du Château-Conrad.

On ne s’y rendait qu’en petit nombre, à cause de l’exiguïté charmante du palais. La reine amenait sa grande-maîtresse, madame Czerbich, et la comtesse Thaven ; le roi, deux aides de camp et le chef de sa maison civile, le comte Thaven. Les Zoffern demeuraient à Oldsburg, à cause de la dernière session du Parlement, disaient-ils ; à la vérité, parce que la vie très simple de la villégiature les offusquait trop cruellement. Madame de Bénouville accompagnait l’archiduchesse et c’était tout. Mais un jour, avec cette bonhomie qu’elle avait adoptée si exclusivement, Gemma palpa le drap dont était faite la robe noire de Clara, et dit :

— C’est bien chaud cela pour la campagne, mademoiselle Hersberg : il faudra vous commander un costume plus léger pour le Château-Conrad.

Et comme la jeune femme s’étonnait :

— Certainement, nous vous emmenons. Vous êtes anémiée, le roi me le disait encore hier, et vous retirerez du profit de ce déplacement. Vous n’avez pas reçu d’invitation officielle ? Ma foi, je trouvais si naturel que vous fussiez là-bas… Wanda ne peut plus se passer de vous, et c’est le bonheur du roi que de disputer un peu avec la farouche libertaire que vous êtes.

Clara partit donc, pour le Château-Conrad et une existence d’enchantement commença. Pour la première fois, elle jouissait vraiment, avec. égoïsme, de la facilité, de la douceur, de l’ivresse de la vie. Tant d’idées amères, de durs, principes, d’images de misère avaient environné, son enfance et sa jeunesse, un cadre matériel si froid de laboratoires, de mansardes, de tavernes, de bibliothèques avaient restreint son imagination déjà étouffée de femme de science, que la vision de ce palais blanc au style poétique, édifié dans le plus beau jardin du monde, la transporta. Elle goûta l’été dans sa plénitude, au sein de la fraîcheur, sur les pelouses ombreuses, au bord du lac bleu où se miraient les mélèzes, les sapins et les peupliers argentés. Elle connut la grâce et la légèreté des matins à l’heure de l’éveil dans le parc. À midi, le miroir du lac tout en feu reflétait mille soleils. Au loin, derrière l’épaisseur des massifs et des chênes, Oldsburg apparaissait vibrante de lumière : les toits d’ardoises brûlaient, les tours, les clochers, les coupoles, blanchissaient comme une craie éblouissante et la flèche de la cathédrale pointait, oxydée et embrasée dans l’incendie de la ville. Alors, on souhaitait le voluptueux bien-être des bosquets, l’ombre humide, le velouté de la mousse et des aiguilles de sapin. Mais le soir, on cheminait avec joie sur l’or des allées sablées, bordées de géraniums ; les massifs s’allégeaient ; une brume bleue les rendait vaporeux et mélancoliques, et le château, avec ses balustres, ses colonnes, son portique grec, se dressait dans une lueur rose à une distance illusoire.

Parfois, une jeune princesse à la robe traînante. traversait les gazons de cette allure gracieuse et triste qu’on voit aux nobles demoiselles dans les tapisseries antiques : c’était une reine de demain, au front lourd de pensées, au cœur gonflé de peine. Ou bien, un homme fatigué, militaire en petite tenue, s’asseyait un livre à la main sous l’ombre de grands arbres. Il lisait ou rêvait, l’œil perdu en d’invisibles spectacles ; c’était un roi d’aujourd’hui, soucieux, volontaire et poète. Alors Clara, que l’intimité de cette résidence engageait à plus de familiarité, venait le rejoindre. Il l’invitait à s’installer près de lui, et c’étaient de longues causeries où l’on réglait les destinées d’un peuple, ou bien de délicieux silences où l’on ressentait toute la béatitude de la paix.

À la maison, la reine s’enfermait avec le comte Thaven. Elle aurait voulu réaliser des économies, elle se faisait expliquer le budget du train royal ; elle exigea qu’on se contentât, pour le soir, des légumes que fournissait le potager. Ce repas du soir, tous le prenaient ensemble, à la table de Leurs Majestés, et, quand il faisait très chaud, Wolfran réclamait en riant qu’on mît le couvert dehors, comme chez les bourgeois de Lithuanie. Sur la terrasse, l’air était étouffant. On allumait de grosses lampes à globes dépolis. Le duc Bertie suivait le vol éperdu des papillons nocturnes qui venaient palpiter sur le verre. La bonne Gemma, fière de sa simplicité, disait avec un grand sérieux :

— Enfin, mademoiselle Hersberg, vous nous voyez, vous nous jugez, vous êtes témoin que pas un tisseur du faubourg n’aura soupé ce soir à meilleur compte que nous.

Mais une sorte de sensualité gagnait cette grave Hersberg elle goûtait à peine aux mets servis, elle humait les parfums de la nature ; la langueur du soir la pénétrait ; elle sommeillait à demi. Si le roi lui adressait la parole, elle tressaillait comme quelqu’un qui s’éveille. On n’échangeait que des propos vagues et frivoles. Bertie et Wanda, placés l’un près de l’autre, se taisaient. On demeurait tard à table.

Un soir, une fine faucille de lune s’éleva dans un ciel d’une pureté cristalline par-dessus la cime d’un cèdre noir. L’archiduchesse, secouant sa robe de toile unie, quitta la table et alla s’accouder aux balustres de la terrasse d’où l’on voyait le feuillage obscur s’argenter en frissonnant Clara, sur un signe, vint près d’elle. Sous le front autoritaire de la jeune fille, les yeux se creusaient ce soir tragiquement ; ils étaient défiants, ombrageux et durs. Elle dit à Clara :

— J’ai un caprice. Je veux faire une promenade au clair de la lune avec vous.

Clara se souvint d’avoir vu ces yeux et d’avoir entendu cette voix. C’était le matin où Wanda s’était arrachée pour toujours au bras du pauvre prince de Hansen. Une exaltation inconnue portait la savante à une tendre pitié : elle reprit affectueusement :

— Chère Altesse, tout ce que vous voudrez.

— Oui, dit encore Wanda impérieusement ; mais nous ne serons pas seules.

Et elle appela :

— Bertie…

On tressaillit, car c’était la première fois qu’elle nommait ainsi familièrement le duc. Celui-ci se leva :

— Bertie, lui dit-elle, venez ; je veux que nous fassions tous trois une promenade poétique.

Le ton amer et singulier de cette phrase parut cingler le prince d’Irlande. Une crispation passa sur son visage. Wolfran, qui était demeuré à table et fumait, se détourna longuement pour contempler le groupe étrange qui s’éloignait à petits pas.

D’abord, aucun des trois ne parla. L’archiduchesse, entre l’Irlandais et la savante, allait la tête baissée, et elle avait cette physionomie fermée des mauvais jours qui faisaient douter de sa jeunesse. Autour d’eux, le parc s’étalait sous la clarté lunaire toutes les bêtes nocturnes le remplissaient de leurs voix mélancoliques. Une seconde, la jeune fille se redressa et dit :

— Écoutez le rossignol ne chante-t-il pas ? Je voudrais aller là où chante le rossignol.

— Le rossignol ne chante plus à cette époque, dit le duc Bertie.

Wanda sourit ironiquement et conclut

— J’aurais dû m’en douter. Alors prenons le sentier de ronde autour du lac.

Ce sentier était fort étroit ; il leur fallut y cheminer un à un. L’archiduchesse allait en tête, et dans le silence, Clara, qui la suivait, l’entendait fredonner méchamment, et pour mortifier le duc, la vieille cantilène, si douce et si poignante :

      L’ami de mon cœur est parti sur la mer.
      Étoile scintillante qui le regardes,
      Pourquoi sembles-tu pleurer ce soir ?

Il était visible qu’en cette enfant nerveuse et vibrante, cette nuit mystérieuse, cette splendeur de la nature tiède et que l’heure tardive n’endormait qu’à demi, agissait en secret. Elle désirait de vivre pleinement comme elle avait rêvé ; elle se rappelait l’étreinte de Géo ; elle souffrait. À gauche, l’eau du lac assoupie chatoyait sous la lune ; à droite, d’épais massifs de rhododendrons portaient des fleurs pâles en grappes abondantes, et le gazon de la berge, qu’on avait fauché le matin, exhalait une odeur agreste de foin.

À cet endroit, le sentier gravissait une petite éminence qui surplombait l’eau, il se faisait plus étroit, et les ténèbres rendaient ce passage presque périlleux. Le duc Bertie prononça de sa voix autoritaire.

— Que Votre Altesse prenne garde !

Wanda se retourna, eut un mauvais sourire, et dit :

— Et puis, après tout ?…

Ils étaient parvenus au faîte de la montée. L’eau clapotait au-dessous d’eux dans un fouillis d’herbes aquatiques, l’archiduchesse s’amusait à caresser du bout de sa pantoufle le bord du terrain sablonneux qui s’effritait. Le duc la dévisageait avec une expression singulière. Elle reprit, en exagérant encore le jeu dangereux :

— Oui, quand même la chose insignifiante que je suis disparaîtrait ce soir dans ce trou, pour jamais, où serait le mal ?

Clara fortement lui serra le bras, épouvantée par une image qu’elle croyait voir. Le duc, lui, la regardait toujours en silence. Elle était au-dessus de ces eaux argentées, pâle et svelte comme un elfe. Sa fine tête nue rayonnait, son front, semblable à un marbre délicat et gonflé de pensée, prenait ce soir une ampleur extraordinaire, et ses yeux avaient le frais éclat de deux pierres rares. Sa main longue dessinait au-dessus du lac un geste héraldique. Et l’homme illisible qui se tenait à côté d’elle, les lèvres closes, savait qu’avant peu il pourrait serrer entre ses mains cette tête farouche, et qu’il serait le maître de cette jeune vie. Alors que Clara n’avait jusqu’ici respiré que dans les laboratoires de chimie, lui n’avait goûté l’existence qu’au fond du formidable laboratoire de la politique, où s’étaient dépensées toutes ses énergies, et voici que la plus exquise vierge lui était promise, et qu’il la voyait frémir et souffrir dans un rayon de lune, entre la mort et la troublante nature d’une nuit d’été…

— Wanda, dit-il, d’une voix que nul ne lui connaissait, vous n’avez pas d’ennemis ici, pourquoi parlez-vous de la sorte ?

— Ah ! fit-elle, revenant à sa douceur coutumière, il faut me pardonner, mais je tiens si peu à la vie…

— Imaginez-vous, ajouta-t-il très bas, que vous soyez sans prix pour quelqu’un qui a droit à un peu de votre âme ?

À son tour elle le contemplait étonnée. Elle vit en ses traits une émotion inattendue ; est-ce que l’homme qui du fond de son cabinet faisait froidement la famine ou l’abondance, ordonnait les fusillades, imposait ses jugements aux tribunaux, infligeait la prison ou la mort, pouvait s’émouvoir quelquefois ?

Le duc se tourna vers Clara :

— Mademoiselle Hersberg, vous qu’elle aime tant, dites-lui qu’elle n’a pas ici d’ennemi, ce soir.

— Je sais bien que je n’ai pas d’ennemi, soupira Wanda, les mains jointes et comme accablée de lassitude, mais j’ai si peur de vivre !

Clara et le prince étranger échangèrent un regard ; ils avaient pitié tous deux de cette pauvre enfant sacrifiée ; ils se comprirent. Mais la compassion de Clara, dont le cœur était si tendre et si délicat, allait un peu aussi au personnage insondable à qui le bonheur ne s’offrait que comme un mirage. On ne pouvait demeurer insensible devant une jeune fille comme Wanda ; or il savait qu’elle serait un jour à lui et qu’elle eût préféré mourir.

— Chère Altesse, dit cette noble Hersberg avec l’ingéniosité des femmes qu’un sentiment vivifiant a pénétrées, monseigneur d’Oldany veut que je vous dise que vous avez ici un ami, le meilleur ami, le plus loyal, le plus fidèle, et qui mérite le mieux votre confiance…

— Vous avez ma confiance, Bertie, répliqua Wanda en souriant tristement au prince. Mais il faut me prendre avec mes faiblesses ; vous devez me trouver enfant, me dédaigner un peu, vous irriter peut-être…

Il secoua la tête et ne répondit rien. Il l’enveloppait d’un regard persistant et douloureux. À la fin, elle lui tendit la main en soupirant :

— Mon pauvre Bertie !

Clara fut le seul témoin de ces fiançailles dépourvues de joie, d’espérance, mais non de grandeur. Les deux êtres d’exception qui se promettaient là de vivre l’un à l’autre en dehors de l’amour, s’unissaient cependant dans un sentiment supérieur : ils communiaient dans le désir froid et pur de la félicité d’un peuple. C’était une nation que cette frêle jeune fille apporterait au duc dans les plis de sa robe nuptiale ; elle était la Lithuanie qui se vouait, en cette nuit solennelle, au génial homme d’État.

Il était tard quand ils rentrèrent en gardant un silence absolu ; les mots qu’ils se seraient dits eussent trop diminué ce qu’ils sentaient dans le secret de leurs âmes. Mais l’archiduchesse avait retrouvé la douceur et la paix. Son cœur. désormais orienté et maté, était soumis ; l’ordre régnait en elle.

Quelques jours après, les journaux d’Oldsburg commencèrent à parler des fiançailles officielles de l’archiduchesse et du duc d’Oldany. Le pays en accueillit diversement la nouvelle. Le choix d’un prince de petite lignée étonnait, son âge désenchantait, sa figure déplaisait aux femmes. Cependant son rôle, obscur jusqu’à présent, recevait de cette élection une consécration officielle. Certes sa puissance occulte de conseiller n’éclatait pas, mais on concevait un peu de sa valeur.

Peu à peu, la date du mariage se précisa ; il fut fixé à l’automne. De tous côtés, on se mit. aux apprêts. Les jeunes filles des provinces du Sud brodèrent des draps de soie, les manufactures confectionnèrent des tapisseries pour la chambre nuptiale, les dames d’Oldsburg firent des coussins ornés de perles et de pierres précieuses, les femmes du bord de la mer filèrent de leurs doigts épais mille mètres d’une dentelle aussi fine que la toile d’araignée ; on ouvra des bijoux de nacre et d’or, on sculpta des œuvres d’art, on tissa des étoffes couleur du temps, on forgea de lourdes pièces d’argenterie. On rassembla les émaux de l’Inde, les bois du Liban, les fourrures de l’Asie, les tapis de la Perse, les marbres de l’Italie, les parfums de l’Espagne, les soies et les velours de l’Angleterre, les vieux meubles de l’Allemagne, les tableaux de la France. Plus de cent femmes travaillèrent à la robe de noces. Chaque ville envoya une plaque d’or portant ses armes, et le plus célèbre musicien de Lithuanie composa une messe. Dans toute l’Europe on publiait les portraits de la jeune princesse du Nord, on la représentait en patineuse, en paysanne lithuanienne coiffée de tresses, en chimiste photographiée dans son laboratoire, en fillette et à tous les âges depuis le plus tendre ; on reproduisait l’intérieur de son appartement, les lignes de sa main, les broderies de son linge intime et jusqu’à son lit nuptial. Et pendant que tout un monde peinait, s’enthousiasmait, s’agitait, produisait pour elle, la triste jeune fille, que de cruelles émotions avaient ramenée à sa chaise longue, dans sa chambre au Château-Conrad, fixait les yeux sur le calendrier et comptait les jours, résignée.

Quand venait l’heure du soir où le roi rencontrait volontiers Clara sur le banc que quatre mélèzes ombrageaient au fond du parc, il lui demandait :

— Eh bien, avez-vous passé la journée près d’elle, comment la trouvez-vous ?

Et elle voyait tant de chagrin dans cette âme de père, tendre et sensitive, qu’elle répondait toujours :

— Je la trouve en paix. Il n’y a pas de femme qui aille à sa destinée si sereinement.

Wolfran ajouta un jour :

— Après tout, je ne la donne pas à un monstre. Je tiens à vous le dire pour que vous ne me jugiez pas mal, mademoiselle Hersberg ; monseigneur d’Oldany est l’homme que j’estime le plus au monde. Sa prodigieuse intelligence fait de lui le premier cerveau pensant de l’époque et sa conscience est organisée aussi puissamment que son cerveau. Vous vous demandez sans doute s’il possède ces douces qualités du cœur nécessaires au bonheur d’une femme ? Assurément, cet homme né pour gouverner et que je laisse souvent exercer, fût-ce à l’encontre de moi-même, ses merveilleuses facultés d’imperator, ignorera toujours les puérilités de l’amour, mais non pas sa force et ses austères devoirs. Il chérira peut-être Wanda sans le lui dire, mais il la chérira toujours comme l’unique grâce ayant fleuri dans sa vie effroyablement grave.

Et, reprenant la confidence d’un soir, en confiance absolue désormais près de Clara, il poursuivit plus bas :

— J’aime monseigneur d’Oldany comme un disciple aime son maître. Il a fait de moi un roi : après moi il le sera en quelque manière ; c’est justice…

Alors, devant Clara tremblante de surprise, dans l’intimité de ce crépuscule et avec cet abandon qu’a si aisément un homme auprès d’une femme très loyale, il dévoila le secret de sa jeunesse.

C’est à vingt ans qu’il avait été séduit par les émouvantes et généreuses théories de l’Union, et le jeune prince rêveur et chimérique, l’adepte mystérieux qui, sous un nom roturier, était allé écouter le docteur Kosor dans la salle fumeuse du faubourg, c’était lui. Il avait résolu la fin de la monarchie ; il l’aurait laissée périr en lui, dédaigneusement, en refusant de régner à la mort de son père, et sans tapage il aurait fait don à son peuple de la jeune liberté, après avoir employé les fugitifs instants de son pouvoir éphémère à le doter du communisme, par le moyen violent d’une expropriation générale.

— Mais alors, demanda Clara que l’hypothèse d’un Wolfran libertaire avait hantée sans qu’elle pût radicalement l’admettre, mais alors, le livre du Servage ?

— Le Servage ? dit Wolfran en souriant, le jour où dans un geste un peu brutal et que j’ai regretté, parce qu’il a pu blesser votre cœur, je l’ai lacéré devant vous sans que vous murmuriez, chère mademoiselle Hersberg, je vous ai dit que j’avais le droit d’agir ainsi… C’était vrai. J’ai écrit ce livre à vingt ans…

Il s’arrêta une seconde et ajouta :

— Personne au monde ne le sait, que Bertie et vous.

L’extrême douceur de la fin d’un beau jour inondait le parc. L’odeur de baume et de résine prenait à cette heure une suavité ; les flèches obliques du soleil rosissaient les fûts de sapin. Cependant les quatre grands mélèzes donnaient à ce lieu une ombre prématurée et presque religieuse. On y était dans un pays étrange, plein de silence, loin des hommes. Clara ferma les yeux. Elle ne savait quel fluide descendait en elle, ni ce qui lui causait ce contentement.

Des larmes brillèrent et soulevèrent ses paupières closes ; et avec sa limpidité accoutumée elle essaya de s’expliquer elle-même :

— Je suis émue, Sire, d’entrevoir ainsi votre jeunesse. Ah ! vous aussi, vous aussi, vous avez aimé la pauvre humanité, comme moi !

— Je l’aime encore, reprit le roi, gravement. Elle buvait son récit avec docilité, avec délice. Mais elle était avide maintenant de connaître toute l’évolution de Wolfran. Puisqu’il l’éclairait et qu’elle le suivait comme un astre conducteur, ne lui devait-il pas toute sa lumière ?

Alors, avec la joie de la dominer si visiblement, il conta la crise redoutable qui avait ébranlé sa jeunesse, depuis le jour où, déjouant toute surveillance, il s’était rendu à l’un des clubs communistes qui remplissaient alors Oldsburg, jusqu’à cet autre jour où le plus inattendu des événements lui avait restitué, définitivement imposé, toutes ses hérédités.

— Le soir où j’allai l’entendre, disait-il à Clara, le docteur, en parlant, abaissait les yeux sur moi. J’aurais voulu qu’il me reconnût au milieu de cette assistance frémissante, pour mieux triompher en découvrant un fils de roi parmi ses disciples. Mais il ne se doutait de rien et se contentait de me sourire comme à son élève le plus attentif. Ayant à fendre la foule en quittant l’estrade improvisée, il s’appuya sur mon épaule en m’adressant un mot amical, et je tressaillis de bonheur, bien que, l’instant d’avant, il eût fait de mon père le procès le plus cruel et le plus injuste.

Clara l’écoutait, haletante.

Il en arrivait maintenant au dénouement de l’équipée. La police l’avait dépisté. Des rapports avaient été adressés au vieux roi, et les violentes scènes, dont tous les courtisans de l’époque gardaient encore le terrible souvenir, n’avaient pas d’autre origine. Cependant, désespérément, il avait lutté, malgré le poids dont l’écrasait l’omnipotence royale. Et c’était de ses révoltes contre le pouvoir monarchique, de ses soubresauts de jeune libertaire prisonnier dans un palais, qu’était né le livre mystérieux.

— Ma vie, pourtant, devenait insupportable ; et, quand mon père parla de m’envoyer aux Indes anglaises, j’acceptai. C’était assez pour occuper mon esprit trop fougueux. Et ce fut là-bas que je rencontrai un prince plus jeune que moi, mais qui me remplit d’assez de confiance pour que je pusse lui dévoiler le trouble où se débattait alors mon esprit. Il y devait porter le remède. Je ne savais pas alors ce qu’est un roi. Il me l’apprit. J’aperçus vite quel appoint ce cerveau positif pouvait fournir au mien. J’avais vingt-quatre ans mais lui en avait cent, il en avait mille ; il était vieux comme la Sagesse. Il était la vérité ; moi, j’apportais la vie. Nous nous sommes associés. Je n’ai pas renoncé à mes rêves, mais lui en a fait des projets en les transposant dans la réalité. Moi je sens, lui sait. Nous collaborons depuis vingt ans. Il achèvera mon œuvre.

Sous les arceaux d’une allée profonde qui s’ouvrait juste devant eux, ils aperçurent la bonne Bénouville qui venait en trottinant, son pâle et grand visage de petite vieille tout éclairé par la lumière verte. Wolfran se tournant vers Clara :

— Voyez quelle amie sûre vous êtes, mademoiselle Hersberg. Je vous ai dit ce soir des choses que cette chère vieille femme n’a jamais sues.