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Le Marquis de Villemer/Chapitre X

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 142-147).
X


Il trouva le marquis plongé dans son travail. — Je te dérange ? Tant pis ! s’écria-t-il. Il faut que je te serre dans mes bras ; ma mère vient de me lire la lettre de la duchesse de Dunières.

— Mais, mon ami, ce n’est pas fait, ce mariage, répondit le marquis en recevant l’étreinte fraternelle.

— C’est fait si tu le veux, et tu ne peux pas ne pas le vouloir.

— Mon ami, j’aurais peut-être beau vouloir ; il faut être charmant pour soutenir la brillante réputation que m’a faite, beaucoup trop à tes dépens selon moi, cette vieille duchesse.

— La duchesse a bien fait, elle n’en a pas assez dit, j’ai envie d’aller la trouver pour qu’elle sache bien tout. Il croit n’être pas charmant ! voyez un peu comme il se connaît !

— Je me connais trop, reprit M. de Villemer, je ne m’abuse pas.

— Mais, que diable ! te prends-tu pour un ours ! Tu avais bien séduit madame de G…, la personne la plus réservée qui fût au monde.

— Ah ! je t’en supplie, ne me parle pas d’elle ; tu me rappelles tout ce que j’ai souffert avant de pouvoir lui donner confiance en moi, tout ce que j’ai souffert ensuite pour que cette confiance ne fût pas à chaque instant reprise… Vois-tu,… ajouta le marquis, s’oubliant un peu, les gens passionnés n’ont pas d’esprit ! Tu ne sais pas cela, toi, qui inspirais l’engouement à première vue, et qui d’ailleurs ne cherchais pas un amour exclusif pour toute la vie. Je ne sais dire à une femme qu’un seul mot : j’aime, et si elle ne comprend pas que toute mon âme est dans ce mot-là, je ne pourrai jamais en ajouter un autre.

— Eh bien ! tu aimeras Diane de Xaintrailles, et elle le comprendra, ton mot suprême !

— Mais si je ne l’aime pas, moi ?

— Mais, mon cher, elle est charmante Je l’ai vue toute petite, c’est un vrai chérubin !

— Tout le monde la dit charmante ; mais si elle ne me plaît pas ? Ne dis pas qu’il n’est pas nécessaire d’adorer sa femme, qu’il suffit de l’estimer et de la savoir agréable. Je ne veux pas discuter là-dessus, c’est inutile. Ne voyons que la question de se faire agréer. Si je n’aime pas, je ne saurai pas me faire aimer, et dès lors je n’épouserai pas.

— On dirait vraiment que tu comptes là-dessus ! s’écria le duc avec un vrai chagrin, Ah ! ma pauvre mère qui est si heureuse de son espérance ! Et moi qui me croyais absous par la destinée ! Urbain, il faut donc que nous soyons maudits tous les trois ?

— Non ! répondit le marquis ému ; ne désespérons pas. Je travaille à modifier mon farouche caractère. Sur l’honneur, j’y travaille de tout mon pouvoir ; je veux mettre fin à cette existence agitée, stérile ! Donnez-moi l’été pour triompher de mes souvenirs, de mes doutes, de mes appréhensions ; vrai ! je veux vous rendre heureux, et Dieu viendra peut-être à mon secours.

— Merci, frère, tu es le meilleur des êtres ! répondit le duc en l’embrassant encore. Et comme le marquis était ébranlé, il l’emmena promener pour le distraire de son travail et pour le maintenir dans ses bonnes dispositions.

Il fit alors ce qu’Urbain avait fait pour le conquérir le jour de leur première effusion. Il se fit faible et souffrant de cœur pour ramener chez lui la force et la volonté. Il exprima vivement ses remords et le besoin qu’il avait d’un appui moral. — Deux malheureux ne peuvent rien l’un pour l’autre, lui dit-il ; ta mélancolie a en moi son contre-coup fatal ; elle m’accable. Le jour où je te verrai heureux, l’énergie véritable, la joie de vivre me reviendront.

Urbain, touché, renouvela sa promesse, et comme elle lui coûtait infiniment, il s’efforça de s’en distraire en ramenant la gaieté dans le babil de son frère ; ce ne fut pas long, et le duc ne se fit guère prier pour revenir à ses grandes préoccupations favorites.

— Tiens ! lui dit-il en le voyant sourire, tu me porteras bonheur dans tout ! Je me rappelle maintenant que depuis quelques jours j’avais une assez vive contrariété ; cela me rendait maussade, maladroit ; je ne voyais plus clair dans mon esprit. J’étais bête à faire peur. Je suis sûr que maintenant je vais recouvrer mes facultés.

— Encore quelque histoire de femme ? dit le marquis, maîtrisant une vague et soudaine inquiétude.

— Et que veux-tu que ce soit ? Cette petite de Saint-Geneix m’occupe peut-être plus qu’il ne faudrait !

— C’est ce qu’il ne faut pas, répliqua vivement le marquis. Ne l’as-tu pas juré à ma mère ?… Elle me l’a dit. Aurais-tu trompé ma mère ?

— Non, pas du tout : mais je voudrais bien être forcé de la tromper !…

— Forcé ! Je ne t’entends point.

— Mon Dieu ! voilà où j’en suis ! — Et le duc raconta à son frère comme quoi il lui avait menti d’abord en se disant amoureux de Caroline, dans la louable intention de le rendre amoureux d’elle, comme quoi, voyant qu’il n’y avait pas réussi, il avait conçu le plan de se faire aimer sans aimer lui-même, et comme quoi enfin il était devenu amoureux tout de bon sans certitude d’être payé de retour. Pourtant il ajouta qu’il comptait sur la victoire pour peu qu’il eût le courage de ne pas se déclarer, et il raconta tout cela dans des termes si délicats ou si ambigus qu’il ne fut pas permis au marquis de lui faire la morale sans se montrer ridicule. Puis, quand celui-ci, revenu de sa stupeur, essaya de lui parler du repos de leur mère, de la dignité de leur intérieur, n’osant, dans son trouble, articuler quoi que ce soit sur le respect dû à Caroline, le duc, craignant tout à coup que son frère ne se fît un devoir de l’avertir, jura qu’il ne ferait rien pour la séduire, mais que si d’elle-même elle se jetait vaillamment dans ses bras à un moment donné, sans conditions et sans calcul, il était capable de l’épouser. Était-il sincère cette fois ? Oui, probablement, comme il l’avait toujours été lorsque le désir lui avait fait paraître possible tout ce que la passion lui avait ensuite fait éluder.

Comme il parlait avec une certaine conviction, le marquis n’osa se prononcer contre cette récidive inattendue de son étrange projet. Il savait que leur mère ne comptait pas pouvoir faire faire un bon mariage à celui de ses fils qui n’offrait plus la garantie du caractère, et le duc lui prouvait par des raisonnements assez serrés que celui-là seul était le maître de son avenir qui n’avait plus d’ambition permise. — Tu vois, lui dit-il en terminant, que tout ceci est très-sérieux. J’ai voulu encore une fois tendre un piège, je le confesse, mais en me réservant de n’en pas profiter, ce qui n’était qu’un jeu sans conséquence. Je me suis pris dans mes propres filets, et j’en souffre beaucoup ; je ne te demande pas de m’assister, mais je te défends, au nom de l’amitié, d’influencer personne autour de nous, car si tu effrayes mademoiselle de Saint-Geneix, tu m’exaspéreras peut-être, et je ne réponds plus de rien ; ou si tu parviens à me faire renoncer à elle, c’est elle qui, exaspérée, fera peut-être quelque folie dans l’esprit de ma mère. Puisque les choses en sont à ce point, qu’elles ne peuvent se dénouer que par l’imprévu, ne t’en mêle pas, et sois certain que je me conduirai, n’importe dans quelle hypothèse, de manière à rassurer ta délicatesse et à ne troubler ni la vie de notre mère, ni les convenances de l’hospitalité que tu m’accordes.