Le Marquis de Villemer/Chapitre XI

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Calmann-Lévy (p. 147-165).
XI


Pendant cet entretien pénible pour le marquis, Caroline avait avec la marquise une causerie qui, sans la troubler autant, ne l’égaya point. La marquise, toute à son projet, laissa voir à sa jeune confidente un fonds d’ambition de famille que celle-ci ne soupçonnait pas. Ce qu’elle avait aimé et admiré dans la marquise, c’était ce désintéressement chevaleresque, cette résignation à la perte de l’opulence et au fait accompli, dont elle avait été si frappée ; mais il lui fallut en rabattre et reconnaître que toute cette philosophie magnanime était un beau costume bien porté. La marquise n’était point hypocrite pour cela ; une personne aussi communicative n’avait pas de préméditation ; elle cédait à l’empire du moment et ne se croyait pas illogique en disant qu’elle aimerait mieux mourir de faim que de voir un de ses fils faire une bassesse pour s’enrichir, mais que mourir de faim était fort dur, que son état présent était une vie de privations, celle du marquis un purgatoire, enfin que l’on ne peut pas être heureux quand, avec beaucoup d’honneur et l’orgueil d’une conscience sans tache, on n’a pas au moins deux cent mille livres de rente.

Caroline crut pouvoir faire quelques objections générales que la marquise repoussa vivement. — Ne faut-il pas, dit-elle, que les fils des grandes familles priment toutes les autres classes de la société ? C’est une religion que vous devriez avoir, vous qui êtes bien née. Vous devriez comprendre que les gens de qualité ont des besoins légitimes, obligatoires peut-être, de libéralité très-large, et que, plus ces personnes-là sont haut placées, plus il leur est commandé d’avoir une fortune au niveau de leur élévation naturelle. Je souffre amèrement, je vous le déclare, quand je vois le marquis compter avec ses fermiers lui-même, se préoccuper de certains gaspillages inévitables, descendre même au besoin aux détails de ma cuisine. Pour qui connaît notre détresse, c’est admirable à lui de se tourmenter ainsi pour que je ne manque de rien ; mais pour ceux qui ne s’en font point une idée juste, nous passons certainement pour des avares, et nous tombons au niveau de la petite bourgeoisie !

— Puisque vous souffrez tant, dit Caroline, de ce que je regardais comme une vie aisée, très-honorable, très-glorieuse même, Dieu veuille que ce mariage réussisse, car il vous faudrait refaire provision de courage en cas d’obstacle. Cependant s’il m’était permis d’avoir une opinion…

— Il faut toujours avoir des opinions. Parlez, ma chère enfant.

— Eh bien ! je dirai que le plus sage et le plus sûr serait d’accepter le présent comme très-supportable sans pour cela renoncer au mariage en question.

— Et qu’importent les déceptions, ma pauvre petite ? Vous les craignez pour moi ? Elles ne tuent pas, et les espérances font vivre. Mais pourquoi doutez-vous du succès des miennes ?

— Oh ! je ne doute pas, répondit Caroline ; pourquoi douterais-je, si mademoiselle de Xaintrailles est aussi parfaite qu’on le dit ?

— Elle est parfaite, vous le voyez bien, puisqu’elle se prononce pour le mérite en se contentant de sa propre richesse.

Cela ne me paraît pas très-difficile, pensa Caroline ; mais elle ne voulut rien ajouter, et la marquise reprît : — D’ailleurs, une Xaintrailles ! songez-vous, ma belle, au prestige d’un pareil nom ? Ne voyez-vous pas qu’une personne de ce sang-là, quand elle est grande, ne peut pas l’être à demi ? Tenez, vous n’êtes pas assez convaincue de l’excellence qui nous vient de la race, j’ai cru m’en apercevoir quelquefois. Vous avez peut-être un peu trop philosophé là-dessus ! Méfiez-vous de ces préjugés nouveaux et des prétentions de messieurs les parvenus ! Ils auront beau dire et beau faire, un homme de rien ne sera jamais vraiment noble de cœur ; une tache originelle de prévoyance et de parcimonie étouffera toujours son élan. Vous ne le verrez jamais sacrifier sa fortune et sa vie pour une idée, pour sa religion, pour son prince, pour son nom… Il pourra faire des actions d’éclat par amour de la gloire ; mais ce sera toujours dans un intérêt personnel, n’en soyez point la dupe.

Caroline se sentit blessée de l’enivrement que la marquise professait pour le patriciat. Elle trouva moyen de changer de conversation ; mais durant le dîner, elle fut préoccupée de cette idée, que sa vieille amie, sa tendre mère adoptive, la reléguait sans façon dans les races secondaires. Elle avait cru pouvoir parler ainsi devant une fille de gentilhomme, adepte par esprit de corps de la doctrine des bons principes ; mais Caroline se disait avec raison que sa noblesse était mince, contestable peut-être. Ses ancêtres, anciens échevins de province, avaient été anoblis sous Louis XIV ; son père prenait sans grande vanité le titre de chevalier. Elle voyait donc bien que le dédain de la marquise pour les classes inférieures était une question du plus au moins, et qu’une fille pauvre et de petite noblesse était, à ses yeux, deux fois son inférieure à tous égards.

Cette découverte n’éveillait pas une sotte susceptibilité chez mademoiselle de Saint-Geneix, mais son équité naturelle se révoltait contre une pareille injustice si solennellement imposée comme un devoir à sa conviction. — Eh quoi, se disait-elle, ma vie de misère, de dévouement, de courage et de gaieté quand même, mon renoncement volontaire à toutes les joies de la vie, ne seraient rien auprès de l’héroïsme d’une Xaintrailles qui admet l’idée de se contenter de deux cent mille livres de rente pour épouser un homme accompli ! C’est parce qu’elle est une Xaintrailles que son choix est sublime, et, parce que je ne suis qu’une Saint-Geneix, mon immolation est une chose vulgaire et obligatoire !

Caroline écarta ses pensées d’un juste orgueil froissé, mais elles creusèrent en passant un léger sillon sur sa figure expressive. La beauté fraîche et vraie ne peut rien cacher. Le duc s’empara de cet indice et s’attribua ce chagrin secret. Son erreur augmenta quand il vit qu’en dépit de ses efforts pour se soutenir au diapason de son enjouement ordinaire, mademoiselle de Saint-Geneix était de plus en plus préoccupée. La vraie cause était celle-ci : Caroline avait, absolument comme à l’ordinaire, adressé la parole au marquis pour des questions de détail intérieur, et lui, ordinairement si poli, l’avait fait répéter. Elle pensa qu’il était préoccupé lui-même ; mais deux ou trois fois elle rencontra son regard froid, hautain, presque méprisant. Glacée de surprise et de terreur, elle devint tout à fait morne et fut forcée d’attribuer son état moral à une migraine.

Le duc eut un vague soupçon de la vérité en ce qui concernait son frère ; mais ce soupçon se dissipa lorsqu’il vit celui-ci reprendre tout à coup sa gaieté. Il ne devina pas les alternatives d’abattement et de réaction par lesquelles passait cette âme troublée, et, croyant pouvoir s’occuper impunément de Caroline : — Vous souffrez, lui dit-il ; je vois que vous souffrez beaucoup ! Maman, prenez-y garde, depuis quelque temps mademoiselle de Saint-Geneix est souvent pâle.

— Vous croyez ? répondit la marquise en regardant Caroline avec intérêt. Êtes-vous indisposée, chère petite ? Ne me le cachez pas !

— Je me porte à merveille, répondit Caroline. Aujourd’hui j’ai un peu le grand air et le soleil dans la tête ; mais ce n’est rien du tout.

— Eh bien ! si fait, c’est quelque chose, reprit la marquise en l’examinant, et le duc a raison. Vous êtes très-changée. Il faut prendre le frais tout de suite, ou vous retirer chez vous peut-être. Il fait trop chaud ici. J’attends toute une bande de voisins ce soir. Je n’ai pas besoin de vous, je vous donne campo.

— Savez-vous ce qui vous remettrait ? dit le duc à la pauvre Caroline, vivement contrariée de l’attention dont elle était l’objet ; vous devriez monter à cheval. Ce petit quadrupède rustique dont je vous ai parlé tantôt a un bon caractère et des jambes parfaites. Voulez-vous en essayer ?

— Toute seule ? dit la marquise. Un cheval non dressé ?

— Je suis sûr que mademoiselle Caroline s’amuserait, dit le duc. Elle est brave, elle n’a peur de rien, je sais cela. D’ailleurs je la surveillerai, je réponds d’elle.

Il insista tellement que la marquise demanda à Caroline si réellement cette course à cheval serait de son goût.

— Oui, répondit-elle, entraînée par le besoin de secouer l’oppression dont elle se sentait navrée. Je suis assez enfant pour que cela m’amuse ; mais un autre jour vaudrait mieux. Je ne voudrais pas me donner en spectacle aux personnes que vous attendez, d’autant plus que mon début sera probablement très-gauche.

— Eh bien ! vous irez dans le parc, dit la marquise : il est assez profond en ombrage pour qu’on n’y voie pas votre premier essai ; mais je veux que quelqu’un vous suive à cheval : le vieux André par exemple. Il est bon écuyer, et il a un cheval sage contre lequel vous pourrez changer le vôtre, s’il est trop fou.

— Oui, oui, c’est cela ! dit le duc. André sur la vieille Blanche, c’est parfait. Moi je surveillerai le départ, et tout ira bien.

— Mais une selle de femme ? dit à son tour le marquis, indifférent en apparence à ce projet hippique.

— Il y en a une, je l’ai vue à la sellerie, répondit vivement le duc, je cours commander tout cela.

— Et une robe d’amazone ? dit la marquise.

— La première jupe longue suffira, dit Caroline, portée tout à coup à braver l’air malveillant du marquis et à se soustraire à sa présence. La marquise l’autorisa à faire ses préparatifs, et appuyée sur son second fils, elle alla au-devant des visites qui arrivaient.

Quand mademoiselle de Saint-Geneix descendit l’escalier tournant de la tourelle qui attenait à son appartement, elle trouva le cheval tout sellé, tenu par le duc en personne, devant la petite porte à ogive qui donnait sur le préau. André était là aussi, monté sur une vieille porteuse de choux d’une maigreur proverbiale et très-misérablement équipée, car l’écurie était en complet désarroi. On ne pouvait plus se permettre que le nécessaire, et le nécessaire même, on n’avait pu encore l’organiser. Le marquis, gêné au delà de ce qu’il voulait avouer, s’était retranché sur son imprévoyance, et le duc, devinant la vérité, avait déclaré que, pour son compte, il aimait mieux chasser à pied pour combattre son embonpoint.

Équiper le Jacquet (c’était le nom du poulain de ferme élevé depuis douze heures à la dignité de cheval de selle) n’avait pas été une petite affaire, et André, éperdu de cette fantaisie, n’aurait pas été prompt à trouver la selle de femme et à la mettre en état de service. Le duc avait tout fait lui-même en un quart d’heure, avec une prestesse et une habileté émérites ; il était en nage, et Caroline fut assez confuse de le voir lui tenir le pied pour la mettre en selle, arranger la gourmette et resserrer les sangles comme un jockey de profession, riant du désaccord de toutes ces choses, et en prenant son parti gaiement, avec mille attentions d’une prudence fraternelle.

Quand mademoiselle de Saint-Geneix, après l’avoir cordialement remercié, lança sa monture au trot, en le suppliant de ne plus s’inquiéter d’elle, le duc renvoya André, sauta lestement sur la porteuse de choux, lui mit les éperons dans le ventre, et suivit résolument Caroline sous les ombrages du parc.

— Comment, c’est vous ? lui dit-elle en s’arrêtant après la première pointe ; vous, monsieur le duc, monté là-dessus et prenant la peine de m’escorter ! Non, ce n’est pas possible, je ne le souffrirai pas, retournons.

— Ah çà ! lui répondit-il, est-ce que vous avez peur de vous trouver seule avec moi à présent ? Ne nous sommes-nous jamais rencontrés dans ces allées à toute heure, et vous ai-je importunée de mon éloquence ?

— Mais non, certes ! dit Caroline avec une confiance entière. Je n’ai pas de ces grimaces-là, vous le savez bien ; mais cette monture, c’est un supplice pour vous.

— Êtes-vous bien sur la vôtre ?

— Parfaitement.

— En ce cas, tout est pour le mieux. Moi, cela me plaît beaucoup d’équiter la blanche. Voyons ! n’ai-je pas aussi bonne façon que sur une bête de sang ? À bas les préjugés, et amusons-nous à courir !

— Mais si cette bête manque de jambes ?

— Bah ! elle en aura. Et si elle me casse le cou, je serai très-heureux que ce soit à votre service.

Le duc lança cette flatterie d’un ton de gaieté qui ne pouvait alarmer Caroline. Ils partirent au galop et firent le tour du parc avec beaucoup de vaillance. Jacquet était excellent et sans aucun caprice ; d’ailleurs mademoiselle de Saint-Geneix connaissait très-bien l’équitation, et le duc remarqua qu’elle était aussi gracieuse qu’habile et de sang-froid. Elle s’était improvisé une jupe longue en défaisant lestement un ourlet ; elle avait jeté sur ses épaules une casaque de basin blanc, et un petit chapeau de paille de jardin sur ses blonds cheveux déroulés par la course lui seyait à merveille. Animée par le plaisir du galop, elle était si remarquablement belle que le duc, en suivant de l’œil l’élégance de son corsage et le brillant sourire de sa bouche candide, se sentit venir des éblouissements. Diable de parole d’honneur que je me suis laissé arracher ans méfiance ! se dit-il. Qui m’eût assuré que j’aurais tant de peine à te tenir ? — Mais il fallait que Caroline se livrât la première, et le duc lui fit faire en vain un nouveau tour de parc au pas, pour laisser souffler les chevaux ; elle causa avec une liberté d’esprit et une bienveillance générale qui n’admettaient l’idée d’aucune souffrance exaltée.

— Ah ! c’est comme cela ? pensa-t-il au moment de recommencer le temps de galop. Tu crois que je vais me disloquer les jointures sur cette bête de l’Apocalypse pour causer ni plus ni moins que sous l’œil maternel ? À d’autres ! Je vais contrister ta tranquille gratitude par une retraite qui te donnera à réfléchir.

— Ma chère amie, dit-il à Caroline, — il se permettait quelquefois ce mot-là d’un ton de bonhomie aimable, — vous voilà bien sûre de Jacquet, n’est-ce pas ?

— Parfaitement sûre.

— Il n’a pas le moindre caprice ? il ne gagne pas à la main ?

— Pas du tout.

— Eh bien ! si vous le permettez, je vous abandonnerai à vous-même, et je vous enverrai André à ma place.

— Faites, faites ! répondit vivement Caroline, et même n’envoyez personne. Je ferai encore un tour, et je reconduirai l’animal à André. Vrai ! je serai charmée de courir seule, et je souffrais de vous voir si affreusement secoué.

— Oh ! ce n’est pas cela, répondit le duc résolu à forcer le trait. Je ne suis pas encore d’âge à redouter un cheval dur ; mais je me souviens que madame d’Arglade arrive ce soir.

— Mais non ! demain.

— Ce n’est pas sûr, dit le duc avec attention.

— Ah ! peut-être êtes-vous mieux informé que moi.

— Peut-être, chère amie ! Madame d’Arglade… Enfin, suffit…

— Ah ! vrai ? répondit Caroline en riant. Je ne savais pas. Allez vite alors ; je me sauve, et je vous remercie encore un million de fois de votre complaisance pour moi.

Elle allait lancer son cheval, le duc la retint. — Ce n’est pas poli au moins, lui dit-il, ce que je fais là !

— C’est mieux que poli, c’est très-aimable.

— Ah ! vous aviez assez de ma compagnie ?

— Ce n’est pas là ce que je veux dire. Je dis que votre impolitesse est une preuve de confiance, et que je vous en sais gré.

— La trouvez-vous jolie, madame d’Arglade ?

— Très-jolie.

— Quel âge a-t-elle au juste ?

— Mon âge à peu de chose près. Nous avons été ensemble au couvent.

— Je le sais. Vous étiez grandes amies ?

— Non, pas beaucoup ; mais depuis elle m’a témoigné beaucoup d’intérêt dans mes malheurs.

— Oui, c’est elle qui vous a fait venir. Pourquoi vous détestiez-vous au couvent ?

— Nous ne nous détestions pas ; nous n’étions pas liées, voilà tout.

— Et à présent ?

— À présent elle est bonne pour moi, et je l’aime par conséquent.

— Vous aimez donc ceux qui sont bons pour vous ?

— N’est-ce pas naturel ?

— Alors vous m’aimez un peu, car il me semble que je ne suis pas mauvais avec vous, moi !

— Certainement, vous êtes excellent, et je vous aime bien.

— Comme elle vous dit ça ! J’aime bien ma bonne, mais j’aime encore mieux aller à dada ! Ah çà ! dites-moi, vous ne comptez pas me desservir auprès de votre petite amie d’Arglade ?

— Vous desservir ! voilà des mots de votre vocabulaire qui n’entrent pas dans le mien.

— Oui, c’est vrai, pardon. C’est que… voyez-vous, elle est soupçonneuse, elle pourra bien vous questionner. Vous ne manquerez pas de lui dire que je ne vous ai jamais fait la cour ?

— Oh ! pour cela, comptez sur la vérité, répondit Caroline en partant. — Et le duc l’entendit rire en prenant le galop.

— Allons, se dit-il, j’ai menti, et c’est peine perdue. J’ai fait une fière école, moi !… Elle n’aime personne… ou elle a quelque part un petit amoureux en réserve pour le jour où l’on aura mille écus pour monter le ménage. Pauvre fille ! si je les avais, je les lui donnerais bien !… C’est égal, j’ai été ridicule. Elle s’en est peut-être aperçue. Peut-être rit-elle de moi avec son ami de cœur en lui écrivant en cachette, car elle écrit beaucoup. Si je le croyais !… Mais j’ai donné ma parole d’honneur.

Le duc s’éloigna, essayant de se moquer de lui-même, mais piqué au jeu et presque chagrin.

Comme il quittait le couvert, il vit un homme s’y glisser avec précaution. La nuit était venue ; il ne put distinguer rien de cet homme que son mouvement furtif pour pénétrer dans le fourré. — Tiens, tiens ! pensa-t-il, c’est peut-être l’amoureux en question qui vient faire une visite mystérieuse ! Ma foi ! j’en aurai le cœur net. Je saurai ce que c’est !… — Il descendit de cheval, donna un grand coup de cravache à la Blanche, qui ne se fit pas prier pour prendre le chemin de son écurie, et se glissa sous les arbres dans la direction que Caroline avait suivie. Retrouver l’homme dans les taillis, ce n’était guère possible, et c’était risquer d’ailleurs de lui donner l’éveil. Marcher sans bruit dans l’ombre, le long d’une allée, et voir comment se rencontreraient et s’aborderaient les deux personnages, c’était beaucoup plus sûr.

Caroline ne pensait déjà plus à lui. Après s’être convenablement éloignée pour ne pas entendre des confidences peu convenables et qui l’avaient étonnée de la part d’un homme si bien élevé, elle avait mis le petit cheval au pas, ne se fiant pas trop aux branches qu’elle pouvait rencontrer dans l’obscurité, et se sentant plus portée à rêver qu’à courir. Une grande anxiété pesait sur son esprit. L’attitude du marquis avec elle était inexplicable, presque offensante. Elle en cherchait la cause jusque dans les plus secrets replis de sa conscience, et, n’y trouvant rien à reprendre, elle se reprocha d’y tant songer. Il était peut-être sujet à quelques bizarreries, comme les gens absorbés par un grand travail, et quand après tout elle lui serait devenue antipathique, n’allait-il pas se marier, et la joie de la marquise ne serait-elle pas assez complète pour que la pauvre demoiselle de compagnie pût sans ingratitude se retirer ?

Comme elle songeait à son avenir, se promettant d’en parler à madame d’Arglade, qui l’aiderait peut-être à trouver un autre emploi, elle sentit arrêter brusquement son cheval et vit auprès d’elle un homme dont le mouvement l’effraya.

— Est-ce vous, André ? dit-elle en sentant que son cheval semblait céder à une main connue. Et comme on ne répondait pas et qu’elle ne distinguait aucun costume particulier : — Est-ce vous, monsieur le duc ? ajouta-t-elle avec inquiétude. Pourquoi m’arrêtez-vous ?

Elle ne reçut pas de réponse ; l’homme avait disparu, le cheval était libre. Elle eut peur, une peur vague, mais réelle, n’osa se retourner, poussa Jacquet en avant, et rentra au galop sans voir personne.

Le duc était à dix pas de là quand eut lieu cette rencontre singulière. Il ne vit rien, mais il entendit la voix effrayée de mademoiselle de Saint-Geneix au moment où le cheval s’arrêtait tout d’un coup. Il se hâta, et, se trouvant face à face avec l’inconnu, il le saisit au collet en lui disant : — Qui êtes-vous ?

L’inconnu se débattit vigoureusement pour se soustraire à l’examen ; mais le duc était d’une force herculéenne, et il amena bon gré, mal gré, son adversaire hors du couvert, au milieu de l’allée. Là, sa surprise fut inexprimable lorsqu’il reconnut son frère.

— Mon Dieu ! Urbain, s’écria-t-il, ne t’ai-je pas frappé ? Il me semble que non… Mais pourquoi donc ne me répondais-tu pas ?

— Je ne sais pas, répondit M. de Villemer fort ému. Je ne reconnaissais pas ta voix !… M’as-tu parlé ? Pour qui me prenais-tu donc ?

— Eh ! ma foi, pour un voleur, tout bonnement ! N’as-tu pas effrayé mademoiselle de Saint-Geneix tout à l’heure ?

— J’ai peut-être effrayé son cheval sans le vouloir. Où est-elle ?

— Parbleu, elle se sauve, elle a peur ; ne l’entends-tu pas galoper vers la maison ?

— Pourquoi donc avoir peur de moi ? reprit le marquis avec une singulière amertume ; je ne voulais point l’offenser… Et, las de feindre, il ajouta : Je voulais lui parler seulement !

— De qui ? de moi ?

— Oui, peut-être. J’aurais voulu savoir si elle t’aimait.

— Et pourquoi ne lui as-tu point parlé ?

— Je ne sais pas ; je n’ai pu lui dire un mot.

— Souffres-tu ?

— Oui, je suis malade, très-malade aujourd’hui.

— Rentrons, frère, dit le duc. Je sens que tu as la fièvre, et la rosée tombe.

— N’importe, dit le marquis en s’asseyant sur une souche au bord de l’allée. Je voudrais être mort !

— Urbain ! s’écria le duc, frappé enfin d’une vive lumière, c’est toi qui aimes mademoiselle de Saint-Geneix…

— Moi l’aimer ? N’est-elle pas… ne doit-elle pas être ta maîtresse ?

— Jamais, puisque tu l’aimes ! Pour moi, ce n’était qu’un caprice : le désœuvrement, l’amour-propre ; mais, aussi vrai que je suis le fils de mon père, elle n’a pas pour moi le moindre penchant, elle n’a pas seulement compris mes finesses ; elle est aussi pure, aussi libre, aussi fière que le jour où elle est entrée chez nous.

— Pourquoi la laissais-tu seule dans ce bois après l’y avoir entraînée ?

— Ah ! tu me soupçonnes après le serment que je viens de te faire ! Est-ce que l’amour te rend fou, dis ?

— Tu t’es joué de ta parole à propos de cette jeune fille. Pour toi, en fait de galanterie, les serments ne comptent pas, je le sais… Sans cela, pourriez-vous persuader tant de femmes, vous autres hommes à bonnes fortunes ? Est-ce que vous ne savez pas éluder tous les engagements ? Était-elle loyale, cette tactique absurde, savante, peut-être, — que sais-je de tous ces jeux-là ? — pour l’amener dans tes bras par la fascination, par le dépit, par tous les côtés faibles ou mauvais de la nature humaine chez la femme ? Est-ce que tu respectes quelque chose, toi ? La vertu n’est-elle pas à tes yeux une infirmité dont il faut guérir une pauvre niaise sans secours et sans expérience ! L’abîme où tu voulais la voir se jeter d’elle-même n’est-il pas, selon toi, l’état rationnel, heureux ou fatal de la fille sans dot et sans aïeux ? Voyons, ne t’es-tu pas moqué de moi, ce matin encore, en voulant me persuader que tu l’épouserais ? Et voilà qu’à l’instant même tu me dis « C’est toi seul qui l’aimes ? pour moi ce n’était qu’une fantaisie ; le désœuvrement, la vanité. » Tenez, elle est effroyable, votre vanité de libertin ! Elle fait tomber dans la boue tout ce qui vous approche ! Vos regards souillent une femme, et c’est déjà trop pour moi que celle-ci ait subi l’outrage de tes pensées. Je ne l’aime plus.

Ayant ainsi parlé à son frère pour la première fois de sa vie, le marquis se leva et s’éloigna de lui rapidement avec une sorte de haine sombre et de malédiction sans appel.

Le duc, hors de lui, se leva aussi pour lui demander réparation. Il fit même quelques pas pour le suivre, s’arrêta brusquement, et retourna se jeter à la place que son frère venait de quitter. Il était en proie à un combat effrayant ; irrité, furieux, il sentait que la personne du marquis lui était sacrée ; il ne se rendait pas bien compte de ses propres torts, et ne se sentait pas moins écrasé, malgré lui, par le langage de la vérité. Il tordait ses mains convulsives, et de grosses larmes de rage et de douleur coulaient sur ses joues.

André vint le chercher de la part de sa mère. Les visiteurs étaient partis, mais madame d’Arglade était arrivée. On s’étonnait de ne le point voir. La marquise, sachant qu’il avait enfourché la Blanche, craignait que cette malheureuse bête ne se fût écrasée sous lui.

Il suivit machinalement le domestique, et au moment de rentrer :

— Où est monsieur le marquis ? lui dit-il.

— Dans sa chambre, monsieur le duc. Je l’ai vu rentrer.

— Et mademoiselle de Saint-Geneix ?

— Elle est rentrée aussi chez elle ; mais madame la marquise lui a fait savoir l’arrivée de madame d’Arglade, et sans doute elle va descendre.

— C’est bien. Allez dire à monsieur le marquis que je désire lui parler. Dans dix minutes, je monterai chez lui.