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Le Marquis de Villemer/Chapitre XVII

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Calmann-Lévy (p. 233-243).
XVII


Il n’était plus guère possible à Caroline de révoquer en doute la passion qu’elle inspirait. Pour n’y pas répondre, elle n’avait qu’un moyen de défense qui était ou de ne jamais paraître la deviner, ou de ne jamais sembler admettre que le marquis osât lui en parler même indirectement une seconde fois. Elle se promit de le décourager si bien qu’il n’y reviendrait plus, et de ne jamais se retrouver seule avec lui assez longtemps pour qu’il pût perdre sa timidité naturelle sous le coup d’une émotion croissante.

Quand elle se fut ainsi tracé sa ligne de conduite, elle se flatta d’être calme ; mais il lui fallut bien céder à la nature et sentir son cœur se fondre dans les sanglots. Elle s’abandonna à cette douleur en se disant que, puisqu’il fallait que cela fût ainsi, mieux valait subir un moment de faiblesse que de trop lutter contre elle-même. Elle savait bien que, dans la lutte ouverte, les instincts de personnalité se réveillent malgré nous et nous font chercher une issue, un compromis avec l’austérité du devoir ou de la destinée. Elle s’interdit de rêver et de réfléchir ; mieux valait s’ensevelir et pleurer.

Elle ne revit M. de Villemer que le soir, vers minuit, au moment où se retiraient les habitués de la maison ; il arrivait avec le duc, tous deux en toilette de soirée. Ils venaient de chez la duchesse de Dunières.

Caroline voulut se retirer aussi. La marquise la retint en disant : — Oh ! tant pis, ma chère, vous vous coucherez ce soir un peu plus tard. Ceci en vaut bien la peine ; nous allons savoir ce qui s’est passé.

L’explication ne se fit pas longtemps attendre. Le duc avait l’air incertain et comme étonné ; mais le marquis avait une physionomie ouverte et calme. — Ma mère, dit-il, j’ai vu mademoiselle de Xaintrailles. Elle est belle, aimable, pleine de séductions ; je ne sais pas quels sentiments elle ne pourrait pas inspirer à un homme qui aurait le bonheur de lui plaire, mais je n’ai pas eu ce bonheur-là. Elle ne m’a pas regardé deux fois, tant la première avait suffi pour asseoir son jugement sur mon compte.

Et comme la marquise consternée gardait le silence, le marquis lui prit et lui baisa les mains en ajoutant : — Mais il ne faut pas que cela vous affecte le moins du monde. Au contraire, je vous arrive plein de rêves, de projets et d’espérances. Il y a dans l’air… oh ! je l’ai senti tout de suite, un bien autre mariage que celui-ci, et qui vous causerait infiniment plus de joie !

Caroline se sentait renaître et mourir à chaque parole qu’elle entendait ; mais elle sentait aussi les yeux du duc attachés sur elle, et elle se disait que peut-être le marquis la regardait à la dérobée entre chacune de ses phrases. Elle fit bonne contenance. On voyait bien qu’elle avait pleuré ; mais le départ de sa sœur pouvait en être l’unique cause. Elle l’avait dit, le marquis lui-même avait été témoin de ses larmes à cette occasion.

— Voyons, mon fils, dit la marquise, ne me faites pas languir, et si vous parlez sérieusement…

— Non, non, dit le duc en minaudant avec grâce, ce n’est pas sérieux.

— Mais si fait ! s’écria Urbain, qui était extraordinairement gai ; cela s’annonce comme la chose la plus vraisemblable et la plus aimable du monde !

— C’est du moins assez singulier,… assez piquant ! reprit le duc.

— Allons donc ! finissez vos énigmes ! s’écria la marquise.

— Eh bien ! raconte, dit le duc à son frère en souriant.

— Je veux bien, je ne demande pas mieux, répondit le marquis c’est tout une narration, et il faut procéder avec ordre. Figurez-vous, chère maman, que nous arrivons chez la duchesse beaux comme vous nous voyez, … non, encore plus beaux, car il y avait sur nos physionomies cet air de conquête qui sied si bien à mon frère, et auquel je m’essayais pour la première fois, mais qui, vous l’allez voir, ne m’a point du tout réussi.

— C’est-à-dire, reprit le duc, que tu avais l’air prodigieusement distrait, et que, pour commencer, tu as regardé un portrait d’Anne d’Autriche nouvellement placé dans le salon de la duchesse, au lieu de regarder mademoiselle de Xaintrailles.

— Ah ! dit la marquise en soupirant, il était donc bien beau, ce portrait ?

— Très-beau, répondit Urbain. Vous me direz que ce n’était pas le moment de m’en apercevoir mais vous allez voir comme c’est heureux que cela me soit arrivé ! Mademoiselle Diane était assise au coin de la cheminée avec mademoiselle de Dunières et deux ou trois autres filles de haute race plus ou moins anglaise. Pendant que mes yeux distraits s’accrochent au visage rondelet de la feue reine, mon frère, croyant que je suis sur ses talons, va droit, en qualité d’aîné, saluer d’abord la duchesse, puis sa fille, et collectivement le jeune groupe, en reconnaissant tout de suite, d’un œil d’aigle, la belle Diane, qu’il n’avait pas vue depuis l’âge de cinq ans. Ayant promené son beau sourire dans ce coin privilégié et traversé les autres groupes avec cette élégance à la fois modeste et triomphante qui n’appartient qu’à lui, il revient vers moi, qui commençais mon évolution vers la duchesse, et me dit d’un ton courroucé, bien qu’à voix basse : « Allons donc ! que fais-tu là ? » Je m’élance, je salue la duchesse à mon tour, je cherche à regarder ma fiancée ; elle avait précisément le dos tourné. Mauvais augure ! Je recule vers la cheminée afin de me montrer dans tous mes avantages. La duchesse m’adresse la parole dans l’intention charitable de me faire briller. Mon Dieu, moi, j’étais tout prêt à parler comme un livre mais c’eût été peine perdue : mademoiselle de Xaintrailles ne me regardait point du tout et m’écoutait encore moins ; elle chuchotait avec ses jeunes compagnes. Enfin elle se retourne et me lance un coup d’œil très-étonné et encore plus froid. On me présente à sa voisine, mademoiselle de Dunières, une jeune bossue très-spirituelle à ce qu’il m’a semblé, et qui bien évidemment lui pousse le coude, mais en vain, et me voilà forcé de retourner à la tribune, c’est-à-dire à la cheminée, sans avoir provoqué la moindre rougeur. Je ne perds pas la tête, et, reprenant la conversation avec le duc, je prononce plusieurs phrases très-judicieuses sur la séance de la chambre, lorsque j’entends la musique de charmants éclats de rire mal étouffés partant du coin des demoiselles. Probablement on me trouvait stupide. Je ne me démonte pas, je continue, et après avoir convenablement montré la facilité de mon élocution, je m’enquiers du portrait historique, à la grande satisfaction du duc de Dunières, qui ne pensait pas à autre chose qu’à faire apprécier son acquisition. Pendant qu’il me conduit auprès pour me faire admirer la beauté du travail, mon frère prend ma place, et quand je me retourne, je le trouve installé entre le fauteuil de la duchesse et celui de sa fille, à deux pas de mademoiselle Diane, et tout à fait mêlé au groupe et à la causerie des demoiselles.

— Est-ce vrai, mon fils ? dit la marquise au duc avec un sentiment d’inquiétude.

— C’est très-vrai, répondit le duc avec candeur. Je commençais le siège de la place, je prenais position. Je comptais qu’Urbain allait manœuvrer de manière à venir à mes côtés : point, le traître me laisse seul exposé au feu, et ma foi ! je m’en tire comme je peux. Que s’est-il passé pendant ce temps-là ? Il va vous le dire.

— Hélas ! je le sais de reste, dit la marquise désolée ; il a pensé à autre chose !

— Pardon, maman, répondit le marquis, je n’en ai eu ni l’intention ni le loisir, car la duchesse, laissant Gaëtan aux prises avec les jeunes personnes, m’a emmené à l’écart, et, riant malgré elle, m’a dit ces mémorables paroles, que je vous rapporte textuellement : — Mon cher marquis, il se passe ce soir ici quelque chose qui ressemble à une scène de comédie. Figurez-vous que la jeune personne, … qu’il est inutile de nommer, vous prend pour votre frère, et par conséquent s’obstine à prendre votre frère pour vous. On a beau lui dire qu’elle se trompe, elle prétend que nous la mystifions, qu’elle n’est pas notre dupe, et… faut-il tout vous dire ? …

— Oui, certes, madame la duchesse ; vous êtes trop l’amie de ma mère pour me laisser faire fausse route !

— Oui, oui, c’est cela ! Je ne dois pas vous laisser faire fausse route, j’en serais désolée, et il faut que vous sachiez tout de suite où les choses en sont. On trouve le duc charmant, et vous…

— Et moi absurde ? Allons ! soyez bonne jusqu’au bout.

— Vous, on ne vous trouve pas, on ne vous voit pas, on ne regarde, on n’entend que le duc ! Si je ne savais pas à quel point vous chérissez votre frère, je ne vous dirais pas cela…

Je rassurai si vivement la duchesse, je lui exprimai tant de joie à l’idée que mon frère pouvait m’être préféré, qu’elle reprit : — Eh bien ! mon Dieu ! nous voici dans un roman ! Croyez-vous donc que quand on saura que c’est le duc qui plaît, on ne jettera pas les hauts cris ?

— Qui donc criera ? Vous, madame la duchesse ?

— Moi peut-être, mais elle à coup sûr ! Voyons, il faut que tout ceci s’éclaircisse. Venez avec moi voir ce qui se passe, nous ne pouvons pas nous séparer sur un quiproquo.

— Non, non, répondis-je à la duchesse, il faut que vous m’entendiez d’abord. J’ai à plaider ici une cause qui m’est cent fois plus chère que la mienne. Vous avez dit un mot qui m’alarme, qui m’affecte, et que je vous supplie de rétracter. Vous paraissez portée à vous prononcer contre mon frère dans le cas où votre aimable filleule lui pardonnerait de n’être pas moi. Comme je suis certain à présent qu’elle le lui pardonnera sans peine, si ce n’est déjà fait, je veux connaître vos préventions contre lui, afin de les combattre. Mon frère est, par ses aïeux paternels, d’un sang beaucoup plus illustre que le mien ; il a toutes les qualités d’un vrai gentilhomme et toutes les séductions d’un homme charmant ; moi je ne suis pas même un homme du monde, et, s’il faut tout confesser, je tourne quelquefois un peu au libéralisme.

La duchesse fit un mouvement d’horreur ; mais elle se mit à rire, pensant que je plaisantais…

— Voyant que vous plaisantiez, mon fils ! dit la marquise d’un ton de reproche.

— Bonne ou mauvaise, reprit le marquis, la plaisanterie ne fit pas mauvais effet. — La duchesse me laissa faire ressortir le mérite de mon frère, convint avec moi qu’un homme de qualité qui n’a jamais forfait à l’honneur a le droit de se ruiner, qu’une vie de plaisir a toujours été bien portée dans le grand monde lorsqu’on sait s’arrêter à temps, accepter noblement l’indigence et se montrer tout à coup supérieur à soi-même… Enfin j’invoquai l’amitié de la duchesse pour vous, le désir qu’elle avait de votre alliance pour sa filleule, et j’eus le bonheur d’être assez persuasif pour qu’elle me promît de ne point influencer le choix de mademoiselle de Xaintrailles.

— Ah ! mon fils ! qu’avez-vous fait ? s’écria la marquise tremblante. Je reconnais bien là votre cœur, mais c’est un rêve ! Une fille élevée au couvent doit avoir peur d’un beau vainqueur comme ce sacripant-là ! Elle n’osera jamais se fier à lui ! …

— Attendez-donc, maman ! reprit le marquis, je n’ai pas fini mon récit : quand nous retournâmes auprès des demoiselles, mademoiselle Diane appelait mon frère monsieur le duc gros comme le bras. Elle causait et riait avec lui, et il me fut permis de l’aider à briller devant elle. Au reste, il n’avait pas grand besoin de moi. Elle le faisait briller elle-même, et je vis qu’elle n’était pas fâchée non plus, en lui donnant la réplique, de montrer qu’elle a beaucoup d’esprit, et que l’enjouement lui sied à merveille.

— Le fait est, dit le duc emporté par un mouvement de fatuité irrésistible, qu’elle est ravissante, cette petite Diane que j’ai vue jouer à la poupée ! Je lui ai rappelé cela, ne voulant pas m’en faire accroire sur mon âge…

— À quoi, reprit le marquis, j’ai ajouté que tu mentais, que c’était moi qui avais vu cette poupée, et que dans ce temps-là tu jouais encore au cerceau ; mais mademoiselle Diane n’a pas voulu me laisser croire qu’elle vit encore en moi l’étoffe d’un duc. « Non, non, monsieur le marquis, a-t-elle dit en riant ; monsieur votre frère a trente-six ans, je le sais fort bien !,… » Et cela était dit d’un ton,… et d’un air…

— À me rendre fou ! j’en conviens, dit le duc en se levant et en faisant sauter en l’air jusqu’au plafond les lunettes de sa mère, qu’il rattrapa très-adroitement : mais voyons, tout ceci est une folie ! Mademoiselle Diane est une naïve et adorable petite coquette, une vraie pensionnaire, un peu ivre de son entrée prochaine dans le monde, et s’apprêtant, dans l’intimité de la famille, à faire tourner bien des têtes en attendant que la sienne tourne aussi mais c’est encore trop tôt !… Demain matin, quand elle aura réfléchi… Et puis on lui dira tant de mal de moi !

— Demain soir, tu la reverras, dit le marquis, et tu sauras fort bien combattre les mauvaises influences, s’il y en a autour d’elle, ce que je ne crois pas. Ne te fais pas plus intéressant que tu ne l’es, monsieur mon frère ! D’ailleurs la duchesse est pour toi à présent, et elle ne t’a pas laissé partir sans te dire : À bientôt ! Nous sommes ici tous les soirs ; nous n’entrons dans les fêtes qu’après l’Avent, ce qui signifie en bon français : « Nous avons encore un grand mois avant que ma fille et ma filleule ne voient le monde. C’est à vous de plaire avant que l’on ne se grise avec le bal et les toilettes. Nous ne recevons guère de jeunes gens, et c’est à vous d’ailleurs d’être le plus jeune, c’est-à-dire le plus pressé et le plus heureux. »

— Mon Dieu, mon Dieu ! dit la marquise, je crois faire un rêve, mon pauvre duc ! Et moi qui ne pensais pas à toi ! Moi qui me figurais que tu avais attrapé tant de femmes que tu ne pourrais plus en rencontrer une assez simple,… assez généreuse,… assez sage après tout, car te voilà corrigé, et je jurerais que tu rendras la duchesse d’Aléria parfaitement heureuse…

— Cela, ma mère, je vous en réponds ! s’écria le duc. Ce qui m’a rendu mauvais, c’est le doute, c’est l’expérience, ce sont les coquettes et les ambitieuses ; mais une fille charmante, une enfant de seize ans qui se fierait à moi, ruiné comme me voilà,… mais je redeviendrais enfant moi-même ! Ah ! vous seriez bien heureuse aussi, vous, n’est-ce pas ? Et toi, Urbain, qui craignais tant d’être obligé de te marier ?

— A-t-il donc fait vœu de célibat ? dit la marquise en regardant le marquis avec tendresse.

— Non pas ! répondit Urbain avec vivacité ; mais vous voyez bien qu’il n’y a pas de temps de perdu, puisque mon aîné fait encore de si belles conquêtes ! Quand vous me donneriez encore quelques mois de réflexion…

— Au fait, au fait, rien ne presse en réalité, reprit la marquise, et puisque nous avons si bonne chance, je me fie à l’avenir… et à toi, mon excellent ami !

Elle embrassa ses deux fils. Elle était ivre de joie et d’espérance, elle tutoyait tous ses enfants. Elle embrassa aussi Caroline en lui disant : — Et toi, bonne et belle petite blonde, réjouis-toi donc aussi !

Caroline avait plus envie de se réjouir qu’elle ne voulait se l’avouer à elle-même. Vaincue par la fatigue d’une journée d’émotions, elle s’endormit délicieusement en se disant que la crise était ajournée, et que pendant quelque temps encore elle ne verrait pas l’obstacle sans appel et sans retour du mariage se placer entre elle et M. de Villemer.