Le Marquis de Villemer/Chapitre XVIII

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Calmann-Lévy (p. 244-259).


XVIII


La marquise ne dormit guère. Elle étouffait d’impatience d’être au lendemain. L’insomnie l’attrista. Elle vit tout en noir et s’attendit à une déception ; mais lorsque Caroline lui apporta sa correspondance, il y avait une lettre de la duchesse qui la transporta de joie. « Mon amie, disait madame de Dunières, voilà un changement à vue comme à l’Opéra. C’est de votre fils aîné qu’il faut s’occuper. Je viens de causer avec Diane à son réveil. Je ne lui ai point noirci le duc, mais ma religion m’obligeait de ne lui rien cacher de la vérité. Elle m’a répondu que je lui avais déjà dit tout cela en lui parlant du marquis, que je n’avais plus rien à lui apprendre à quoi elle n’eût réfléchi, et que, tout en réfléchissant, elle en était venue à s’intéresser également aux deux frères, dont l’amitié était une si belle chose, que même, en songeant à la situation du duc, elle avait trouvé plus de mérite à bien porter le fardeau de la reconnaissance qu’à rendre le service exigé par le devoir. Elle a ajouté que, puisque je lui avais conseillé de faire le bonheur et la fortune d’un homme de mérite, elle se sentait attirée vers celui qui lui en saurait le plus de gré. Enfin les irrésistibles grâces de votre scélérat de fils ont fait le reste. Et puis il ne faut pas que je m’abuse sur Diane. Elle juge que le titre de duchesse siéra mieux à sa figure de reine ; elle est portée à aimer le monde, et comme depuis quelque temps je ne sais qui lui avait appris que le marquis ne l’aimait pas du tout, je la voyais inquiète sans en savoir la cause. Elle m’a tout avoué. Elle m’a dit que, comme frère, le marquis est tout ce qu’elle peut désirer de mieux, mais que, comme mari, le duc lui montre la vie plus riante. Bref, ma chère, elle me parait si décidée que je n’ai plus qu’à vous servir de tout mon pouvoir dans ce cas imprévu comme dans l’autre.

« Je vous conduirai ma fille demain dans la matinée, et comme Diane sera avec nous, vous la verrez sans avoir l’air de vous douter de rien ; mais vous achèverez de la séduire, j’en suis bien sûre. »

Pendant que la marquise et le duc se livraient au bonheur, Caroline se trouvait un peu plus seule, car le fils et la mère avaient dans la journée de longs entretiens où elle était naturellement de trop, et pendant lesquels elle faisait de la musique ou sa propre correspondance au salon, toujours désert jusqu’à cinq heures. Là, elle ne gênait personne et se tenait prête à répondre au moindre appel de la marquise.

Un jour le marquis entra avec un livre, et, s’asseyant d’un air étrangement résolu et tranquille à la même table où elle écrivait, il lui demanda la permission de travailler dans cette pièce où l’on respirait mieux que dans sa petite chambre. C’est à la condition, lui dit-il, que je ne vous mettrai pas en fuite, car je vois très bien que, depuis quelques jours, vous m’évitez ; ne le niez pas ! ajouta-t-il en voyant qu’elle allait répondre. Vous avez pour cela des raisons que je respecte, mais qui ne sont pas fondées. En vous parlant de moi, comme je me suis permis de le faire au jardin des Plantes, j’ai effrayé la délicatesse de votre conscience. Vous avez cru que j’allais vous prendre pour confidente de quelque projet personnel de nature à troubler la paix de ma famille, et vous ne voudrez pas être la complice, même passive, de ma révolte.

— C’est précisément cela, répondit Caroline, et vous avez très-bien deviné ce qui se passait en moi.

— Que ce que je vous ai dit soit donc non avenu, reprit Urbain avec une fermeté calme qui imposait le respect de sa parole : je ne vous dirai pas de l’oublier, mais je vous prie de ne vous en préoccuper en aucune façon et de ne pas craindre que je mette votre attachement pour ma mère aux prises avec l’amitié généreuse que vous avez daigné m’accorder.

Caroline dut céder à l’ascendant de la franchise. Elle ne comprit pas tout ce qui se passait dans l’esprit du marquis, tout ce qu’il y avait d’arrêté en lui au delà de ses paroles. Elle crut qu’elle s’était trompée, ou qu’elle s’était trop alarmée d’une velléité dont il avait déjà su triompher. Elle accepta en elle-même la promesse de son ami comme une réparation formelle d’un instant de trouble dans sa pensée, et dès lors elle retrouva tout le charme, toute la sécurité de l’amitié.

Ils se virent donc tous les jours, et même quelquefois pendant de longues heures, dans le salon, presque sous les yeux de la marquise, qui se réjouissait de voir Caroline continuer d’aider son fils dans ses travaux. En réalité, elle ne l’aidait plus que pour mémoire : il avait fait sa provision de documents à la campagne, et il écrivait son troisième et dernier volume avec une rapidité et une facilité admirables. La présence de Caroline lui donnait l’élan et l’inspiration. Auprès d’elle, il n’avait plus de doutes ni de lassitudes. Elle lui était devenue si nécessaire qu’il lui avoua ne pouvoir plus s’intéresser à rien quand il était seul. Il était heureux lorsqu’elle lui parlait tout au milieu de son travail. Loin de le gêner, cette voix aimée soutenait l’harmonie de sa pensée et l’élévation de son style. Il la provoquait à le déranger, il la priait de lire de la musique au piano, sans craindre de lui causer le moindre trouble. Au contraire, tout ce qui lui faisait savourer sa présence réchauffait son âme, car elle était pour lui, non une autre personne agissant à ses côtés, mais son propre esprit, qu’il sentait vivre en face de lui.

Le respect de l’œuvre dont elle était enthousiaste, enchaînait Caroline au respect de la personne. Elle se faisait comme un devoir sacré de ne rien déranger à l’équilibre nécessaire à cette belle organisation. Elle ne se permettait donc plus de se préoccuper d’elle-même. Elle ne voulait plus se demander si elle y courrait quelque risque pour son compte, et si, à un moment donné, il y aurait en elle assez de force pour renoncer à cette intimité qui devenait le fond de sa propre existence.

Le mariage du duc d’Aléria avec mademoiselle de Xaintrailles marchait avec une réjouissante rapidité. La belle Diane était sérieusement éprise et ne voulait rien écouter contre Gaëtan. La duchesse de Dunières, qui avait fait elle-même un mariage d’inclination avec un ancien beau, désormais très-rangé, qui la rendait parfaitement heureuse, prenait parti pour sa filleule, et plaidait si bien sa cause que tuteurs et conseils de famille durent céder à la volonté de l’héritière.

Celle-ci déclara à son fiancé, avant même qu’il lui eût exprimé son désir à cet égard, qu’elle comptait payer ses dettes au marquis, et le marquis dut accepter la promesse de cette restitution, dont la loyale et fière jeune fille faisait une condition du mariage. Tout ce que le marquis obtint, c’est qu’on ne lui restituât point la part d’héritage maternel à laquelle il avait renoncé lorsque madame de Villemer avait eu à payer une première fois les dettes de son fils aîné. Selon le marquis, sa mère vivante avait eu le droit de disposer de sa fortune, et il se regardait comme entièrement dédommagé, puisque, devant habiter désormais l’hôtel de Xaintrailles et les châteaux de sa bru, beaucoup plus splendides et rapprochés de Paris que le pauvre petit manoir de Séval, la marquise ne serait plus à sa charge.

Dans ces arrangements de famille, tout le monde se conduisit avec la plus exquise délicatesse et la plus louable générosité. Caroline crut devoir le faire remarquer au marquis pour l’engager à insister, dans son livre, sur les réserves équitables en faveur des familles où le vrai sentiment de la noblesse servait encore de base à des vertus réelles.

En effet, chacun fit ici son devoir, mademoiselle de Xaintrailles ne voulait pas d’un contrat de mariage qui, en mettant sa fortune à l’abri des dilapidations de son époux, contînt des clauses blessantes pour la fierté de celui-ci, et le duc au contraire exigea que le régime dotal liât les ailes à sa magnifique imprévoyance. Il fut donc dit et paraphé dans l’acte que cette disposition y était introduite sur la demande et la volonté expresse du futur conjoint.

Toutes choses ainsi réglées, la marquise se trouvait associée à une large existence, et, bien qu’elle eût déclaré se contenter d’une simple parole et s’en remettre à la discrétion de ses enfants, une très-belle pension lui était assurée par le même contrat où la future avait fait si bien les choses ; le marquis de son côté rentrait dans un capital qui représentait une grande aisance. Il est inutile de dire qu’il recouvra cette fortune avec autant de calme qu’il l’avait aliénée.

Pendant que l’on travaillait au trousseau de la fiancée, le duc était fort occupé de la corbeille, dont son frère l’avait forcé d’accepter les fonds comme son cadeau de noces. Quelle affaire pour le duc que de choisir des diamants, des dentelles et des cachemires ! Il s’y entendait mieux que la femme la plus versée dans la haute science de la toilette. Il n’avait plus le temps de manger, passant sa vie à faire la cour, à causer avec les joailliers, les fabricants et les brodeuses, à raconter à sa mère, qui en perdait aussi la tête, les mille incidents et même les drames à surprises de ses merveilleuses acquisitions. Au milieu de tout ce coup de feu où Caroline et Urbain prenaient la part la plus modeste, madame d’Arglade se glissa comme malgré elle.

Un grand événement avait bouleversé l’existence et les projets de Léonie. Au commencement de l’hiver, son mari, plus âgé qu’elle de vingt ans et depuis longtemps menacé, avait succombé à une maladie chronique, lui laissant des affaires assez embrouillées, dont elle sortit d’une manière triomphante, grâce à un coup de bourse, car elle jouait depuis longtemps à l’insu de monsieur d’Arglade, et elle avait enfin mis la main sur un bon numéro de la grande loterie. Elle se trouvait donc veuve, jeune et charmante encore, et plus riche qu’elle ne l’avait jamais été, ce qui ne l’empêcha pas de verser tant et de si grosses larmes que l’on disait d’elle avec admiration : « Cette pauvre petite femme était grandement attachée à son devoir malgré son air frivole ! Certes monsieur d’Arglade n’était pas un mari à faire tourner la tête, mais elle a tant de cœur qu’elle est inconsolable ! » Et on la plaignait, on s’évertuait à la distraire ; la marquise, sérieusement attendrie, exigeait qu’elle vînt passer avec elle toutes ses après-midi solitaires. Rien n’était plus convenable : ce n’était pas aller dans le monde, puisque la marquise ne recevait pas avant quatre ou cinq heures ; ce n’était même pas sortir, puisque Léonie pouvait venir en fiacre, sans toilette et comme incognito. Léonie se laissait consoler et amuser en regardant les apprêts du mariage, et parfois le duc réussissait à la faire éclater de rire, ce qui faisait très-bien, vu que, passant d’une crise de nerfs à une autre, elle cachait aussitôt sa figure dans son mouchoir à sanglots, disant : — Ah ! que c’est cruel de me faire rire ! cela me fait tant de mal !

À travers son désespoir, Léonie s’emparait de la confiance intime de la marquise jusqu’à supplanter insensiblement Caroline, qui ne s’en apercevait pas, et qui était à mille lieues de pressentir ses projets. Or voici quel était le projet capital de Léonie.

En voyant dépérir son maussade époux, pendant qu’elle arrondissait sa bourse particulière, madame d’Arglade s’était demandé quelle espèce de successeur elle pourrait bien lui donner, et, comme elle n’était pas encore dans la confidence du mariage déjà résolu avec mademoiselle de Xaintrailles, elle avait jeté son dévolu sur le duc d’Aléria. Elle le croyait immariable dans les conditions de la fortune jointe à la naissance et à la jeunesse, et se disait, non sans logique et sans vraisemblance, que la veuve d’un bon gentilhomme riche et sans enfants était le plus beau parti auquel peut aspirer un roué sans avoir, réduit à aller à pied et à compter avec son valet de chambre. Léonie ne doutait donc pas du succès, et, tout en s’occupant avec beaucoup de savoir-faire du placement de ses capitaux, elle se disait avec un calme suprême : — À présent, c’est fini, j’ai assez d’argent, je ne jouerai plus, je n’intriguerai plus. Mon ambition, satisfaite de ce côté-là, doit changer d’objet. Il faut effacer la tache originelle de bourgeoisie qui me gêne encore dans le monde, il faut que j’aie un titre. Celui de duchesse vaut bien la peine d’y songer !

Elle y songea à temps, mais M. d’Arglade mourut trop tard. Elle était à peine hors du premier crêpe funèbre qu’à sa première visite à la marquise elle apprit qu’il n’y fallait plus songer.

Léonie tourna dès lors ses batteries vers le marquis de Villemer. C’était moins brillant et plus difficile, mais c’était encore satisfaisant comme titre, et ce n’était point impossible selon elle. La marquise se préoccupait extrêmement du célibat dont la perspective semblait de nouveau charmer l’insouciance de son fils. Elle ouvrait son cœur à madame d’Arglade. — Celui-là, disait-elle, me fait une peur affreuse avec son air tranquille. Je crains qu’il n’ait je ne sais quelles préventions contre le mariage, peut-être contre les femmes en général ! Il est plus que timide, il est sauvage, et pourtant il est charmant quand on réussit à l’apprivoiser ! Il faudrait rencontrer une femme qui l’aimât la première et qui eût le courage de vouloir se faire aimer.

Léonie faisait son profit de ces révélations. — Eh ! mon Dieu ! répondait-elle étourdiment, il lui faudrait une femme de plus haute condition que moi, et qui ne serait pas veuve du meilleur des hommes, mais qui aurait mon âge, ma fortune et mon caractère.

— Votre caractère est trop spontané pour un homme si réservé, ma chère belle !

— Et c’est pour cela qu’une personne de mon humeur le sauverait. Vous savez, les extrêmes !… Moi, si je pouvais aimer quelqu’un, ce qui maintenant, hélas ! est bien impossible, j’aimerais précisément un homme grave et froid. Eh ! mon Dieu ! n’était-ce pas là le caractère de mon pauvre ami ? Eh bien ! son sérieux tempérait ma vivacité, et ma gaieté mettait du soleil dans sa mélancolie. C’était son mot, et comme il me l’a dit souvent ! Il n’avait jamais aimé avant de me connaître, et précisément lui aussi avait de l’éloignement pour le mariage. Même, en me voyant la première fois, il a eu peur de ma légèreté ; puis tout d’un coup il s’est aperçu que j’étais nécessaire à sa vie, parce que cette légèreté apparente, qui, vous le savez bien, ne m’empêche cas d’avoir du cœur, passait en lui comme une lumière, comme un baume. C’étaient encore là ses paroles, pauvre cher ! Ah ! tenez ! ne parlons pas de gens à marier. Cela me fait trop penser que je suis seule pour toujours !

Léonie trouva moyen de revenir si souvent sur ce sujet, et sous tant de formes diverses, avec tant d’à-propos sous un air d’imprévu, tant de prévenances sous un air de détachement, que l’idée entra dans l’esprit de la marquise sans qu’elle en eût bien conscience, et quand madame d’Arglade la vit disposée à ne pas la rejeter absolument en temps et lieu, elle commença l’attaque directe de M. de Villemer avec les mêmes ruses, les mêmes étourderies charmantes, les mêmes réticences de désespoir conjugal, les mêmes insinuations ingénues, le tout à bout portant et sous les yeux de Caroline, dont elle ne s’inquiétait en aucune façon.

Mais le babil de madame d’Arglade était antipathique au marquis, et si elle ne s’en était jamais aperçue, c’est parce qu’elle ne l’avait jamais provoqué à s’occuper d’elle. Loin d’être le sauvage inexpérimenté que l’on supposait, il avait le tact très-fin à l’endroit des femmes : aussi, dès les premiers assauts que lui livra Léonie, il comprit ses intentions, devina tout son manège, et le lui fit si bien sentir, qu’elle en fut blessée jusqu’au fond de l’âme.

Dès lors elle ouvrit les yeux, et surprit, à mille délicats indices, l’amour immense que mademoiselle de Saint-Geneix inspirait au marquis. Elle s’en réjouit fort ; elle pensa pouvoir se venger, et elle attendit le moment.

Le mariage du duc était fixé aux premiers jours de janvier ; mais il y eut tant de cris dans certains salons rigides du faubourg Saint-Germain contre la facilité avec laquelle la duchesse de Dunières avait accueilli la demande de ce grand coupable, qu’elle résolut, pour éloigner le reproche de précipitation, de retarder de trois mois le bonheur des deux fiancés, et de conduire sa filleule dans le monde. Ce retard n’effraya point le duc, mais contraria vivement la marquise, qui était impatiente d’ouvrir un vrai grand salon pour son compte, avec une belle-fille charmante qui attirerait de jeunes visages autour d’elle. Madame d’Arglade, prétextant des affaires, se fit moins assidue, et Caroline reprit ses fonctions.

Elle était beaucoup moins impatiente que la marquise d’habiter l’hôtel de Xaintrailles et de changer ses habitudes. Le marquis n’était pas décidé à accepter un appartement chez son frère, et ne s’expliquait pas sur ses projets personnels. Caroline s’en effrayait, et cependant elle voyait, dans ce peu d’empressement à se retrouver sous le même toit qu’elle, la preuve du sentiment calme qu’elle exigeait de lui ; mais elle en était arrivée à cette phase de l’affection où la logique se trouve bien souvent en défaut au fond du cœur. Elle jouissait en silence de ses derniers beaux jours, et quand le printemps arriva, pour la première fois de sa vie, elle regretta l’hiver.

Mademoiselle de Xaintrailles avait pris en grande estime et en grande amitié mademoiselle de Saint-Geneix, et tout au contraire elle éprouvait une aversion prononcée pour madame d’Arglade, qu’elle rencontrait de loin en loin, le matin, chez sa future belle-mère, où elle-même ne venait pas officiellement, mais seulement aux heures de l’intimité, avec madame et mademoiselle de Dunières. Léonie ne parut point s’apercevoir des hauteurs de la belle Diane. Elle pensait tenir son bonheur dans ses mains et pouvoir se venger d’elle en même temps que de Caroline.

Elle ne fut pas invitée aux fêtes du mariage, son deuil lui interdisait d’y paraître. Cependant, par égard pour la marquise, envers qui Diane se montrait parfaite, il lui fut dit très-brièvement quelques mots de regret sur cet empêchement. Ce fut tout. Caroline au contraire fut choisie pour demoiselle de noces et comblée de présents par la future duchesse d’Aléria.

Enfin le grand jour arriva, et pour la première fois depuis bien des années de douleur et de misère, mademoiselle de Saint-Geneix, parée avec un goût exquis, même avec une certaine richesse, des dons de la mariée, parut dans tout l’éclat de sa beauté et de sa grâce. Elle fit une vive sensation, et tout le monde demanda d’où sortait cette ravissante inconnue. Diane répondait : — C’est mon amie, une personne vraiment supérieure qui est confiée à ma belle-mère, et que je suis bien heureuse de voir fixée près de moi.

Le marquis dansa avec la mariée et avec mademoiselle de Dunières, afin de pouvoir danser aussitôt après avec mademoiselle de Saint-Geneix. Caroline en fut si étonnée, qu’elle ne put s’empêcher de lui dire tout bas en souriant : — Comment, après avoir assisté ensemble à l’établissement du régime allodial et à l’affranchissement des communes, nous allons danser la contredanse !

— Oui, lui répondit-il avec vivacité, et ceci vaudra bien mieux, puisque je sentirai votre main dans la mienne.

C’était la première fois que le marquis montrait ouvertement à Caroline une émotion où les sens pouvaient entrer pour quelque chose. Elle sentit en effet sa main frémir et ses yeux la dévorer. Elle eut peur, mais elle se dit qu’une fois déjà il avait paru amoureux d’elle, et qu’il avait su triompher de cette mauvaise pensée. Avec un homme si pur et d’une moralité si élevée devait-elle s’effrayer d’un moment d’oubli ? Et d’ailleurs n’éprouvait-elle pas elle-même, avec la volonté d’en triompher tout à l’heure, cette ivresse vague de l’amour ? Elle ne pouvait point ne pas se sentir extraordinairement belle, tous les yeux le lui disaient ; elle éclipsait la mariée elle-même avec ses dix-sept ans, ses diamants et son beau sourire de triomphe passionné. Les vieilles femmes disaient à la duchesse de Dunières : « Cette orpheline pauvre que vous avez là est trop jolie ; c’est inquiétant ! » Les fils de la duchesse elle-même, jeunes gens de haute mine et de grande espérance, regardaient mademoiselle de Saint-Geneix de manière à justifier les appréhensions des matrones expérimentées. Le duc, touché de voir que sa généreuse épouse n’avait pas songé à concevoir le moindre soupçon jaloux, reconnaissant aussi de l’attitude délicatement mesurée de Caroline avec lui, témoignait à celle-ci des égards particuliers. La marquise affectait, pour ne pas lui gâter cette belle journée, de la traiter plus maternellement que jamais, et de faire disparaître toute apparence de servage. Enfin elle était dans un de ces moments de la vie où, en dépit des caprices de la fortune, la puissance naturelle qu’exercent l’intelligence, l’honneur et la beauté semble reprendre ses droits et reconquérir sa place dans le monde.

Mais si Caroline lisait son triomphe sur toutes les physionomies, c’était surtout dans les yeux de M. de Villemer qu’elle pouvait s’en assurer. Elle remarquait aussi à quel point cet homme mystérieux s’était transformé depuis le premier jour où il lui était apparu craintif, absorbé en lui-même et comme jaloux de s’effacer. Il était maintenant aussi élégant de manières que son frère aîné, avec plus de véritable grâce et de distinction réelle, car il y avait toujours chez le duc, en dépit de sa grande science du maintien, un peu de cette pose trop belle et un peu théâtrale qui caractérise la race espagnole. Le marquis était le type français dans toute son aisance sans affectation, dans toute son amabilité bienveillante, dans ce charme particulier qui ne s’impose pas, mais qui s’empare. Il dansait, c’est-à-dire qu’il marchait la contredanse avec plus de simplicité que qui que ce soit ; mais la pureté de sa vie avait mis dans ses mouvements, dans sa figure, dans tout son être, comme un parfum de jeunesse extraordinaire. Il semblait avoir ce soir-là dix ans de moins que son frère, et je ne sais quel rayonnement d’espérance donnait à son regard l’éclat d’une belle vie qui commence.