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Le Marquis de Villemer/Chapitre XX

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 274-288).


XX


Caroline sortit avec une si énergique résolution que madame de Villemer n’osa pas ajouter un mot de plus pour la retenir. Elle la sentait irritée et blessée. Elle se reprocha de lui avoir trop fait comprendre qu’elle savait tout, et la pauvre femme ne savait rien, puisqu’elle ne voyait pas le véritable amour de Caroline.

Loin de là, elle voulut se persuader que Caroline aimait toujours le duc, qu’elle s’était immolée à son bonheur, ou que peut-être, en fille positive, elle avait accepté ses conditions et comptait sur le retour de son amitié après la lune de miel de son mariage. « Dans ce dernier cas, pensa la marquise, il serait dangereux qu’elle restât dans la maison. Cela pourrait attirer le malheur un jour ou l’autre sur mon jeune ménage ; mais il est trop tôt pour la laisser s’éloigner si brusquement : le marquis serait comme un fou ! Elle va se calmer, faire ses plans, et quand elle reviendra me les soumettre, je lui persuaderai de s’en rapporter aux miens. »

Pendant une heure, la marquise fit donc ses projets. Elle reverrait son fils le soir, comme c’était convenu, et lui dirait qu’elle avait tâté les dispositions de Caroline, qu’elle l’avait trouvée froide pour lui. Elle éviterait pendant quelques jours l’explication décisive. Elle gagnerait du temps, elle amènerait Caroline à le décourager elle-même, mais avec douceur et prudence. Enfin elle croyait maîtriser les destinées lorsqu’elle vit que l’heure était passée et que Caroline n’arrivait pas. Elle la fit demander. Elle apprit qu’elle était sortie en fiacre avec un très-petit paquet en laissant la lettre que voici :

« Madame la marquise,

« Je reçois la triste nouvelle qu’un des enfants de ma sœur est gravement malade. Pardonnez-moi de ne pas vous demander la permission de courir chez elle ; vous avez du monde. D’ailleurs, je sais combien vous êtes bonne ; vous m’accorderez vingt-quatre heures. Demain soir, je serai de retour. Agréez l’expression de mon plus tendre et de mon plus profond respect.

«  Caroline.  »

— Eh bien ! c’est à merveille se dit la marquise après un instant de surprise et de crainte. Elle entre dans mes idées ; elle me fait gagner la première soirée, la plus difficile assurément. En promettant de revenir demain soir, elle empêche mon fils de courir à Étampes. Demain probablement elle aura un nouveau prétexte pour ne pas revenir… Mais j’aime mieux ne pas savoir ce qu’elle compte faire. Je ne craindrai pas que le marquis m’arrache la vérité.

Le soir arriva pourtant trop vite à son gré. Ses craintes grossirent en voyant approcher l’heure où l’on devait dîner ensemble. Si Caroline fuyait réellement un peu plus loin qu’Étampes, il fallait gagner du temps. Elle se décida dès lors à mentir. Elle ne parla point à son fils avant le moment de se mettre à table, s’arrangeant de manière à être toujours entourée : c’était un grand dîner très-officiel ; mais, ne pouvant supporter le regard d’anxiété que son fils attachait sur elle, avant de s’asseoir elle dit à la jeune duchesse et de manière à être entendue du marquis : — Mademoiselle de Saint-Geneix ne viendra pas dîner. Elle a au couvent une petite-nièce malade, et m’a demandé la permission d’aller la voir.

Aussitôt après le dîner, le marquis, au supplice, tenta de parler à sa mère. Elle l’évita encore ; mais, voyant qu’il se disposait à sortir, elle lui fit signe de s’approcher, et lui dit à l’oreille : — Ce n’est pas au couvent, c’est à Étampes qu’elle a été.

— Mon Dieu ! pourquoi avez-vous dit autrement tout à l’heure ?

— Je m’étais trompée. J’avais mal lu le billet qu’on m’a remis ce soir. Ce n’est pas de la petite qu’il s’agit, c’est d’un autre enfant ; mais elle revient demain matin. Voyons ! il n’y a là rien d’alarmant. Faites attention, mon fils, que votre figure bouleversée étonne tout le monde. Il y a des méchants partout : si quelqu’un venait à croire et à dire que vous êtes jaloux du bonheur de votre frère ! On sait que dans le principe c’était vous…

— Eh ! ma mère, il s’agit bien de cela ! Vous me cachez quelque chose ! C’est Caroline qui est malade. Elle est ici, j’en suis sûr ! Laissez-moi m’informer de votre part…

— Vous voulez donc la compromettre ? Ce ne serait pas le moyen de la disposer en votre faveur !

— Elle est donc bien mal disposée ? Ma mère, vous lui avez parlé !

— Non ! je ne l’ai pas vue ; elle est partie ce matin…

— Vous disiez que le billet était de ce soir.

-Je l’ai reçu… tantôt, je ne sais quand ; mais ces questions sont peu aimables, mon enfant ! De grâce calmez-vous, on nous regarde !

La pauvre mère ne savait pas mentir. L’effroi et la douleur de son fils passaient dans son âme. Elle lutta une heure contre ce spectacle. Chaque fois qu’il s’approchait d’une porte, elle le suivait des yeux avec crainte, croyant qu’il partait ; leurs regards se rencontraient, et le marquis restait, enchaîné par l’air d’anxiété de sa mère. Elle n’y put tenir longtemps. Elle était brisée par la fatigue des émotions endurées depuis vingt-quatre heures, par le mouvement des fêtes qu’elle avait voulu animer de son esprit et de sa gaieté depuis plusieurs jours, et surtout par la violence qu’elle se faisait depuis le dîner pour paraître calme. Elle se fit reconduire à son appartement, et s’évanouit dans les bras du marquis, qui l’y avait suivie.

Urbain lui prodigua les plus tendres soins, se reprochant mille fois de l’avoir agitée, et lui jurant qu’il était tranquille, qu’il ne l’interrogerait plus avant qu’elle ne fût remise. Il la veilla toute la nuit. Le lendemain, la voyant tout à fait bien, il hasarda quelques timides questions. Elle lui montra le billet de Caroline, et il attendit avec résignation jusqu’au soir. Le soir apporta un nouveau billet daté d’Étampes. L’enfant était mieux, mais encore si souffrant que madame Heudebert désirait garder Caroline vingt-quatre heures de plus.

Le marquis promit de patienter encore vingt-quatre heures ; mais, le lendemain venu, il trompa sa mère, et, feignant d’accompagner son frère et sa belle-sœur au bois, il partit pour Étampes.

Là il apprit que Caroline était venue en effet, mais qu’elle était repartie aussitôt pour Paris. On avait dû se croiser. Il sembla au marquis qu’à son approche, qui en effet était prévue, on avait caché un des enfants et fait taire les autres. Il demanda des nouvelles du petit malade et désira le voir. Camille répondit qu’il dormait et qu’elle craignait de l’éveiller. M. de Villemer n’osa insister et repartit pour Paris, doutant sérieusement de la sincérité de madame Heudebert et ne sachant comment s’expliquer son air embarrassé et comme éperdu par moments.

Il courut chez sa mère, Caroline n’avait pas reparu ; elle était peut-être au couvent. Il alla l’attendre à la grille, et au bout d’une heure il se décida à la faire demander de la part de madame de Villemer. On lui répondit qu’on ne l’avait pas vue depuis cinq jours. Il retourna encore à l’hôtel de Xaintrailles, il attendit le soir ; sa mère paraissait toujours souriante, il se contint. Enfin le lendemain, à bout de forces, il sanglota à ses pieds, la suppliant de lui rendre Caroline, qu’il croyait cachée au couvent par son ordre.

Madame de Villemer ne savait réellement plus rien ; elle commençait à partager l’inquiétude de son fils. Cependant Caroline n’avait emporté qu’un très-mince paquet de hardes ; elle devait avoir fort peu d’argent, puisqu’elle envoyait tout à mesure à sa famille ; elle avait laissé ses bijoux, ses livres, elle ne pouvait pas être loin.

Pendant que le marquis retournait encore au couvent avec une lettre de sa mère, qui, de bonne foi et vaincue par sa douleur, cherchait à lui faire retrouver Caroline, celle-ci, enveloppée et voilée jusqu’au menton, descendait d’une diligence venant de Brioude, et, portant elle-même son paquet, elle se dirigeait seule le long du boulevard pittoresque de la ville du Puy en Velay, vers le bureau d’une autre petite voiture publique qui partait à cette heure-là pour Issingeaux.

Personne ne vit sa figure et ne songea à s’en inquiéter. Elle ne faisait point de questions et paraissait connaître parfaitement les habitudes du pays et les localités.

Elle y venait pourtant pour la première fois ; mais, résolue, active et avisée, elle avait acheté, en sortant de Paris, un Guide, avec un plan du chef-lieu et des environs, qu’elle avait bien étudié en route. Elle monta donc dans la patache d’Issingeaux, en disant au conducteur qu’elle s’arrêtait à Brives, c’est-à-dire à une lieue du Puy. Là, elle se fit descendre au pont de la Loire, et disparut sans demander son chemin à personne. Elle savait qu’elle avait à suivre la Loire jusqu’à sa rencontre avec la Gâgne, puis à se diriger sur La Roche-Rouge, en suivant le torrent qui passe au pied et en remontant son cours jusqu’au premier village. Il n’y avait pas à se tromper. C’était environ trois lieues à faire à pied, dans le désert, et il était minuit ; mais le chemin était doux, et la lune se dégageait claire, en beau demi-globe, des gros nuages blancs refoulés à l’horizon par une bonne brise de mai.

Où allait donc ainsi mademoiselle de Saint-Geneix, en pleine nuit et en pleine montagne, dans un pays perdu ? Ne se rappelle-t-on pas qu’elle avait par là, au village de Lantriac, des amis dévoués et la plus sûre de toutes les retraites ? Sa bonne nourrice, la femme Peyraque, autrefois Justine Lanion, lui avait écrit une seconde lettre, il y avait environ six semaines, et Caroline, se rappelant avec certitude qu’elle n’avait jamais eu occasion de parler au marquis, ni à personne de sa famille, de ces lettres, de ces gens et de ce pays, avait eu la rigide inspiration d’aller passer là un mois ou deux, avec la certitude de faire perdre entièrement sa trace. De là ses précautions pour n’être vue de personne en route, et pour n’attirer aucune curiosité en ne faisant aucune question.

Elle avait été à Étampes embrasser sa sœur, et après lui avoir tout raconté et tout confié, excepté le sentiment secret qui l’agitait, elle avait brûlé ses vaisseaux en lui laissant une lettre qui, au bout de huit jours, devait être envoyée à madame de Villemer. Dans cette lettre, elle annonçait son départ pour l’étranger, prétendant qu’elle avait trouvé un emploi, et suppliant que l’on n’eût point d’inquiétude sur son compte.

Embarrassée de son paquet, elle songeait à le laisser dans la première maison qu’elle pourrait se faire ouvrir, lorsqu’elle avisa un convoi de chars à bœufs qui venait derrière elle. Elle l’attendit. Une famille de bouviers jeunes et vieux, avec une femme tenant un enfant endormi sous sa cape, transportait de grands arbres équarris destinés à servir de pièces de charpente, au moyen d’une paire de petites roues massives liées avec des cordes à chaque extrémité de la pièce. Il y avait six de ces pièces, chacune tramée par une paire de bœufs, avec un toucheur marchant à côté. C’était une caravane qui tenait un long espace sur le chemin.

— La Providence, pensa Caroline, vient toujours en aide à ceux qui comptent sur elle. Voici des équipages à choisir, si je suis lasse.

Elle s’adressa au premier bouvier. Il secoua la tête : il n’entendait que le patois. Le second s’arrêta, la fit répéter, haussa les épaules et se remit à marcher : il n’entendait pas davantage. Un troisième lui fit signe de s’adresser à la femme, qui était assise sur un des arbres, les pieds soutenus par une corde. Caroline lui demanda, tout en marchant, si elle allait du côté de Laussonne. Elle ne voulait pas dire le nom de Lantriac, situé plus près, sur la même route. La femme répondit en français, avec un accent prononcé très-dur, qu’on allait à Laussonne, et qu’il y avait loin, oui !

— Voulez-vous permettre que j’attache mon paquet à un de ces arbres ?

La femme secoua la tête.

— Est-ce un refus ? reprit Caroline. Je ne vous demande pas cela pour rien : je payerai !

Même réponse : la montagnarde n’avait compris des paroles de Caroline que le nom de Laussonne.

Caroline ne savait pas le patois cévenol. Cela n’était pas entré dans la première éducation que sa nourrice lui avait donnée. Pourtant la musique de son accent était restée dans sa mémoire, et elle eut la bonne idée de l’imiter, ce qu’elle fit avec tant de succès que les oreilles de la paysanne s’ouvrirent tout de suite. Elle comprenait le français scandé de cette façon, et même elle le parlait fort bien.

— Asseyez-vous là derrière, sur l’arbre qui me suit, dit-elle, et donnez votre paquet à mon mari. Allez ! il ne faut rien pour ça, ma fille.

Caroline remercia et prit place. Le paysan lui fit un étrier semblable à celui qui soutenait les pieds de sa femme, et le convoi rustique continua sa route, que cette installation n’avait guère interrompue. Le mari, qui marchait près d’elle, n’essaya pas de causer. Le Cévenol est grave, et s’il est curieux, il ne déroge point jusqu’à le laisser paraître. Il se contente d’écouter après coup les commentaires des femmes, qui sont hardiment questionneuses ; mais les arbres étaient longs, et Caroline se trouvait trop loin de celui de la montagnarde pour être exposée à un interrogatoire.

Elle passa ainsi non loin de la Roche-Rouge, qu’elle prit d’abord pour une énorme tour en ruines ; mais elle se rappela les récits de Justine sur cette curiosité de son pays, et reconnut le dyke étrange, indestructible monument volcanique dont elle traversa l’ombre pâle projetée par la lune.

Le chemin étroit et sinueux s’éleva peu à peu au-dessus du torrent et se resserra tellement que Caroline fut effrayée en voyant ses pieds pendants dans le vide au-dessus d’abîmes effroyables. Les roues entamaient la terre détrempée par les pluies, sur l’extrême bord de cette rampe insensée ; mais les petits bœufs ne déviaient pas d’une ligne, le bouvier chantait, se tenant à distance quand il ne trouvait pas la place commode à côté de son arbre, et la nourrice avait un balancement de corps qui semblait indiquer qu’elle luttait mal contre le sommeil.

— Mon Dieu ! dit Caroline au mari, ne craignez-vous rien pour votre femme et pour votre enfant ?

Il comprit le geste, sinon les paroles, cria à sa femme de ne pas laisser tomber le petit, et se remit à chanter un air dolent qui ressemblait à un chant d’église.

Caroline s’habitua bientôt au vertige ; elle ne voulut pas céder à la tentation de tourner le dos au précipice, comme le paysan le lui indiquait par signes. Le pays était si beau et si étrange, la clarté lunaire le faisait paraître si terrible, qu’elle ne voulait rien perdre d’un spectacle nouveau pour elle. Dans les angles de la rampe, lorsque les bœufs avaient fait tourner les roues de devant et que l’arbre emportait tout d’une pièce les roues de derrière jusqu’à menacer de leur faire franchir le vide, la voyageuse étonnée se roidissait encore un peu involontairement sur son étrier de corde. Le bouvier parlait alors d’un ton calme et doux à ses bêtes, et cette voix, qui semblait mesurer leur pas docile au moindre pli de terrain, rassurait Caroline comme celle d’un esprit mystérieux qui disposait de sa destinée.

— Et pourquoi donc aurais-je peur ? se demandait-elle ; comment pourrais-je tenir à une vie désormais affreuse, à une suite de jours dont la perspective est plus effrayante cent fois que la mort ? Si je tombais là, dans ce gouffre, je serais brisée instantanément. Et quand même j’y souffrirais une ou deux heures avant d’expirer, qu’est-ce que cela au prix des années de chagrin, de solitude et peut-être de désespoir qui m’attendent ?

On voit que Caroline s’avouait enfin son amour et ses regrets. Elle n’en mesurait pas encore toute la portée, et en pensant à cet amour instinctif de la vie qui l’avait fait frissonner quelques instants auparavant, elle naturellement intrépide, elle voulait se persuader que c’était comme un pressentiment, comme une céleste promesse d’une prochaine guérison. — Qui sait ? J’oublierai peut-être plus tôt qu’il ne me semble. Est-ce que j’ai le droit de vouloir mourir, moi ? Est-ce que j’ai même celui de céder aux larmes et de perdre mes forces ? Est-ce que ma sœur et ses enfants peuvent se passer de moi ? Est-ce que je veux qu’ils vivent de la pitié de ceux qui m’ont forcée de fuir ? Ne faudra-t-il pas que bientôt je travaille, et pour travailler, ne faut-il pas oublier tout ce qui n’est pas le travail ?

Et puis elle s’inquiétait même de son courage. — Pourvu, se disait-elle encore, que ce ne soit pas un piège de l’espérance ! — Il lui revenait des mots de M. de Villemer, des phrases de son livre qui révélaient une volonté, une pénétration, une persévérance extraordinaires. Un tel homme pouvait-il renoncer à une résolution prise, se laisser égarer par des ruses de guerre et n’avoir pas le sens divinatoire de l’amour élevé à la plus haute puissance ?

— J’ai beau faire, il me retrouvera s’il veut me retrouver ! C’est en vain que je suis ici, à cent cinquante lieues de lui, et que me supposer là plutôt qu’ailleurs paraît tout à fait impossible ; il aura cette seconde vue, s’il m’aime de toute la force qui est en lui. Il serait donc puéril de fuir et de me cacher, si c’était là toute la force de ma défense. Il faut que mon cœur soit armé contre lui, il faut qu’à toute heure, n’importe où, je sois prête à le rencontrer et à lui dire : Souffrez en vain, mourez s’il le faut, je ne vous aime pas !

En se parlant ainsi, Caroline fut prise de l’envie subite de se pencher en avant, d’abandonner l’étrier et de se laisser tomber dans l’abîme. Enfin la fatigue vainquit ses agitations ; le chemin montait toujours, mais moins rapidement et en s’éloignant assez de la coupure du ravin pour que tout danger fût passé. La lenteur de la marche, le balancement monotone de la pièce de bois et le grincement régulier des jougs contre le timon assoupirent son esprit. Elle regardait passer lentement devant elle les roches fantastiquement éclairées et la tête des arbres, dont le jeune feuillage ressemblait à des nuées transparentes. Le froid devenait assez piquant à mesure qu’on s’élevait au-dessus des vallées, et la sensation de cet air vif était engourdissante. Le torrent disparaissait dans la profondeur, mais sa voix forte et fraîche remplissait la nuit d’harmonies sauvages. Caroline sentit ses paupières s’alourdir, et comme elle jugeait n’être pas loin de Lantriac et ne voulait pas se laisser emmener jusqu’à Laussonne, elle sauta à terre et marcha pour se réveiller.

Elle savait que Lantriac était dans un pli de montagne, et qu’elle en serait bien près quand elle aurait perdu de vue le torrent de la Gâgne. En effet, au bout d’une demi-heure de marche, elle vit les maisons se dessiner au-dessus des rochers, reprit son paquet, fit accepter, non sans peine, quelque monnaie au paysan, évita les questions de sa femme, et resta en arrière pour leur laisser traverser le village, essuyer les aboiements des chiens et troubler le sommeil des habitants qu’elle voulait retrouver endormis à son entrée.

Mais rien ne trouble le sommeil des habitants d’un village du Velay, rien n’y réveille les chiens. Le convoi de charpente passa, les bouviers chantant toujours, les roues bondissant lourdement sur les blocs de lave qui, sous prétexte de paver les rues de ces bourgades inhospitalières, constituent un système de défense beaucoup plus impraticable que les chemins périlleux par lesquels on y arrive.

Caroline, remarquant le profond silence qui succédait au bruit des chariots, s’engagea résolument dans la ruelle étroite et presque à pic qui était censée continuer la route. Là s’arrêtaient ses notions sur la localité. Justine ne lui avait pas désigné la situation de sa demeure. La voyageuse, voulant s’y glisser sans faire événement et s’entendre avec la famille pour n’être pas nommée, résolut de ne frapper nulle part, de n’éveiller personne, et d’attendre le jour, qui ne pouvait tarder à paraître. Elle posa son paquet à côté d’elle à un banc de bois et s’assit sous l’auvent de la première maison venue. Elle regarda le tableau bizarre et pittoresque que formaient les toits, inégalement et durement découpés sur les nuages blancs du ciel. La lune passait dans la zone étroite que laissaient à découvert les auvents rapprochés. Une petite vasque de fontaine recevait en plein sa lumière vive et le quart de cercle éblouissant d’un mince filet d’eau de roche. L’aspect tranquille et le bruit discret et continu de cette eau argentée endormirent promptement la voyageuse, accablée de fatigue.

— Voilà bien du changement en trois jours, se disait-elle en disposant son paquet pour y appuyer sa tête brisée. C’est pourtant jeudi dernier que mademoiselle de Saint-Geneix, en robe de tulle, le cou et les bras chargés de perles fines, les cheveux remplis de camélias, dansait avec le marquis de Villemer, à la clarté de mille bougies, dans un des plus riches salons de Paris. Que dirait aujourd’hui M. de Villemer s’il voyait cette prétendue reine du bal, enveloppée de bure, couchée à la porte d’une étable, les pieds à peu près dans l’eau courante et les mains roidies par le froid ? Heureusement la lune est belle, et voilà deux heures qui sonnent. Eh bien ! C’est encore une heure à passer ici, et puisque le sommeil vient quand même, qu’il soit donc le bienvenu !