Le Marquis de Villemer/Chapitre XXI

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Calmann-Lévy (p. 288-306).
XXI


Au point du jour, mademoiselle de Saint-Geneix fut réveillée par les poules qui gloussaient et grattaient autour d’elle. Elle se leva et se mit à marcher, regardant s’ouvrir une à une les portes des maisons, et se disant avec raison que, dans un hameau si petit et si entassé dans le rocher, elle ne pouvait errer longtemps sans reconnaître la figure qu’elle cherchait.

Mais ici un embarras se présenta. Était-elle sûre de reconnaître cette nourrice qu’elle n’avait pas revue depuis l’âge de dix ans ? Elle avait sa voix et son accent bien plus présents à la mémoire que sa figure. Elle monta et redescendit jusqu’à la dernière maison, au revers du rocher, et là elle vit écrit sur la porte : Peyraque Lanion. Un fer de cheval cloué sur l’écriteau indiquait la profession de maréchal ferrant.

Justine était levée la première selon sa coutume, tandis que les rideaux fermés d’un lit d’indienne abritait le dernier somme de M. Peyraque. La pièce principale de ce rez-de-chaussée annonçait le confort d’un ménage aisé, et l’indice de ce bien-être consistait particulièrement dans la garniture du plafond treillagé de lattes sur lesquelles reposaient de monumentales provisions de légumes et diverses denrées agricoles : mais une propreté rigide, exception rare aux habitudes du pays, en retranchait tout ce qui pouvait choquer l’odorat ou la vue.

Justine allumait son feu et s’apprêtait à faire la soupe que son mari devait trouver fumante à son réveil, lorsqu’elle vit entrer mademoiselle de Saint-Geneix avec son capuchon relevé et portant son paquet. Elle jeta sur cette étrangère un regard distrait en lui disant :

— Qu’est-ce que vous vendez ?

Caroline, qui entendait ronfler Peyraque derrière la courtine, mit un doigt sur ses lèvres et rejeta son capuchon sur ses épaules. Justine resta immobile un instant, contint un cri de joie et ouvrit ses bras replets avec transport. Elle avait reconnu son enfant. — Venez ! venez ! dit-elle en la conduisant vers un petit escalier en casse-cou qui donnait au fond de la salle, votre chambre est prête ! il y a un an qu’on vous espère tous les jours ! — Et elle cria à son mari : — Lève-toi, Peyraque, tout de suite, et ferme la porte. Il y a du nouveau, oh ! mais du bon !

La petite chambre, blanchie à la chaux et rustiquement meublée, était, comme le rez-de-chaussée, d’une propreté irréprochable. La vue était magnifique ; des arbres fruitiers en fleurs montaient jusqu’au niveau de la fenêtre. — C’est un paradis ! dit Caroline à la bonne femme. Il n’y manque qu’un peu de feu que tu vas me faire. J’ai froid et faim, mais je suis heureuse de te voir et d’être chez toi. J’ai à te parler avant tout. Je ne veux pas être connue ici pour ce que je suis. Mes raisons sont bonnes, tu les sauras et tu les approuveras. Commençons par convenir de nos faits : tu as demeuré à Brioude ?

— Oui, j’y étais servante avant mon mariage.

— Brioude est loin d’ici. Y a-t-il quelqu’un de ce pays à Lantriac ?

— Personne, et il n’y vient jamais d’étrangers. Ce n’est qu’une route pour les chars à bœufs,

— J’ai bien vu cela. Alors tu me fais passer pour une personne que tu as connue à Brioude ?

— Très-bien, la fille de mon ancienne maîtresse ?

— Non ; je ne suis pas une demoiselle.

— Oh ! ce n’était pas une demoiselle, c’était une petite marchande.

— C’est cela ; mais il me faut un état ?

— Tiens ! c’est facile. Colporteuse de merceries, comme était celle dont je vous parle.

— Mais il faudra donc vendre quelque chose ?

— Je me charge de ça. D’ailleurs votre tournée sera censée faite, et je vous aurai retenue chez moi par amitié, car vous allez rester ?

— Un mois tout au moins.

— Il faut rester toujours. On vous trouvera de l’occupation, allez ! Ah çà ! vous vous appelez ?

— La Charlette ; tu m’appelais ainsi quand j’étais petite. Cela ne te coûtera pas. Je suis censée veuve, et tu me tutoies.

— Comme autrefois. Bon, c’est convenu ; mais comment seras-tu habillée, ma Charlette ?

— Comme je suis. Tu vois que ce n’est pas luxueux.

— Ce n’est pas bien cossu, et cela peut passer ; mais ces beaux cheveux blonds, ça tirera l’œil, et un chapeau de ville étonnera beaucoup.

— J’y ai bien pensé ; aussi ai-je acheté à Brioude la coiffure du pays. Je l’ai là dans mon sac de voyage, et je vais m’arranger tout de suite en cas de surprise.

— Alors je vais vite faire ton déjeuner. Tu mangeras bien avec Peyraque ?

— Et avec toi, j’espère. Demain je compte t’aider au ménage et à la cuisine.

— Oh ! tu feras semblant ? Je n’ai pas envie que tu gâtes ces petites mains dont j’ai eu tant de soin. Allons, je vais voir si Peyraque est levé et l’avertir de tout ce qui est convenu, après quoi tu nous diras pourquoi tout ce mystère.

Tout en parlant, Justine avait allumé le bois déjà placé dans la cheminée. Elle avait rempli les vases d’une belle eau froide qui, suintant du rocher, entrait par un goulet de terre cuite dans la toilette de la petite chambre, et plus bas dans le lavoir de la cuisine. C’était une invention de Peyraque, qui se piquait d’avoir des idées.

Une demi-heure après, Caroline, dont le simple vêtement n’indiquait aucune classe particulière, releva ses beaux cheveux sous le petit chapeau brioudais, moins étriqué et d’une plus jolie courbure que le couvercle de marmite, également en feutre noir cerclé de velours, dont se coiffent les Velaisiennes. Elle eut beau faire, elle était encore charmante malgré la fatigue lui éteignait un peu ces grands yeux vert de mer, autrefois si vantés par la marquise.

La soupe au riz et aux pommes de terre fut vite servie dans une petite pièce où Peyraque faisait, à ses moments perdus, un peu de menuiserie. Le bonhomme ne trouvait pas la réception convenable et voulait balayer lez copeaux. — Au contraire, lui dit sa femme en étendant les rubans et la sciure de bois sur le carreau, tu n’y entends rien ! Elle trouvera que c’est un joli tapis. Oh ! tu ne la connais pas, toi ! C’est la fille au bon Dieu, celle-là !

Caroline fit connaissance avec Peyraque en l’embrassant. C’était un homme d’une soixantaine d’années, encore des plus robustes, maigre, de taille moyenne et laid comme la plupart des montagnards de cette région ; mais sa figure austère et même dure avait un cachet de probité qui se révélait à première vue. Son rare sourire était extraordinairement bon. On y sentait un fonds d’affection et de sincérité qui, pour ne pas se prodiguer en démonstrations, n’en offrait que plus de garanties.

Justine aussi avait les traits rigides et la parole brusque. C’était un mâle et généreux caractère. Ardente catholique, elle respectait le silence de son mari, protestant de race, converti en apparence, mais libre penseur s’il en fut. Caroline savait ces détails et voyait avec attendrissement le respect délicat que cette femme exaltée savait porter dans son amour pour son mari. Il faut rappeler ici que mademoiselle de Saint-Geneix, fille d’un homme très-faible et sœur d’une femme sans énergie, devait le grand courage dont elle était pourvue au sang de sa mère d’abord, qui était d’origine cévenole, et ensuite aux premières notions de la vie que Justine lui avait données. Elle le sentit très-clairement en se trouvant assise entre ces vieux époux dont la précision de langage et d’idées ne lui causait ni crainte ni étonnement. Il lui semblait que le lait de la montagnarde avait passé en elle jusqu’aux os, et qu’elle se retrouvait là comme avec des types déjà connus dans quelque antérieure existence.

— Mes amis, leur dit-elle lorsque Justine lui apporta la crème du dessert, pendant que Peyraque arrosait sa soupe d’un bol de vin chaud, bientôt suivi d’un bol de café noir, je vous ai promis de vous dire mon histoire, et la voici en deux mots : Un des fils de ma vieille dame a eu l’idée de m’épouser.

— Ah pardi ! ça devait être ! dit Justine.

— Tu as raison, parce que nos caractères et nos idées se ressemblaient. Tout le monde aurait dû prévoir cela, et moi la première.

— Et la mère aussi ! dit Peyraque.

— Eh bien ! personne ne s’est méfié, et le fils a beaucoup étonné et beaucoup fâché la mère quand il lui a dit qu’il m’aimait.

— Et vous ? dit Justine.

— Moi ? il ne m’avait jamais dit cela, et comme je savais que je n’étais ni assez noble ni assez riche pour lui, je ne lui aurais jamais permis d’y penser.

— Ça, c’est bien ! reprit Peyraque.

— Et c’est vrai ! ajouta Justine.

— Donc j’ai vu que je ne pouvais pas rester un jour de plus, et dès les premières paroles fâchées de la mère, je suis partie sans revoir le fils ; mais le fils aurait couru après moi, si j’avais été demeurer chez ma sœur. La marquise voulait me faire rester un peu pour m’expliquer avec lui, pour lui dire que je ne l’aimais pas…

— C’est peut-être cela qu’il aurait fallu faire ! dit Peyraque

Caroline fut frappée de l’austère logique du paysan. — Oui, sans doute, pensa-t-elle, c’est jusque-là qu’il aurait fallu pousser le courage.

Et comme elle gardait le silence, la nourrice, éclairée par la pénétration du cœur, dit à son mari brusquement : — Attends donc, toi ! Comme tu y vas ! Sais-tu si elle ne l’aimait pas, cette pauvre enfant ?

— Ah ! cela, c’est différent, reprit Peyraque, inclinant sa tête sérieuse et pensive qu’ennoblit un sentiment de pitié délicate.

Caroline se sentit remuée jusqu’au fond de l’âme par la droiture de cette amitié naïve qui d’un mot touchait le vif de sa blessure. Ce qu’elle n’avait pas senti la force et la confiance de dire à sa sœur, elle éprouva le besoin de ne pas le cacher à ces cœurs profondément vrais qui lisaient dans le sien. — Eh bien ! mes amis, vous avez raison, dit-elle en leur prenant les mains : je n’aurais peut-être pas eu la force de mentir, puisque, malgré moi,… je l’aime !

À peine eut-elle prononcé ce mot, qu’elle fut saisie d’effroi et regarda autour d’elle comme si Urbain eût pu être là pour l’entendre, et puis elle fondit en larmes à la pensée qu’il ne l’entendrait jamais.

— Courage, ma fille, Dieu vous aidera ! dit Peyraque en se levant.

— Et nous t’aiderons aussi, dit Justine en l’embrassant. Nous te cacherons, nous t’aimerons, et nous prierons pour toi !

Elle la reconduisit dans sa chambre, la déshabilla et la fit coucher, avec des soins maternels pour qu’elle eût bien chaud et ne vît pas le soleil briller trop sur son lit. Puis elle descendit pour apprendre à ses voisines l’arrivée d’une nommée Charlette de Brioude, répondre à toutes leurs questions, et les avertir un peu de sa blancheur et de sa beauté afin qu’elles n’en fussent pas trop frappées. Elle eut soin de leur dire aussi que le parler de Brioude ne ressemblait pas du tout à celui de la montagne, et que la Charlette ne pourrait pas causer avec elles. — Ah ! la pauvre ! répondirent les commères, elle va bien s’ennuyer chez nous !

Huit jours plus tard, après avoir, en temps et lieu, signalé son arrivée à sa sœur, Caroline lui donnait plus de détails sur son nouveau genre de vie. Il ne faut pas oublier que, lui cachant son véritable chagrin, elle s’efforçait de la rassurer sur son compte et de s’étourdir elle-même en affectant une liberté d’esprit qui était loin d’être aussi entière et aussi réelle :

«… Tu ne peux te faire une idée des soins qu’ils ont pour moi, ces Peyraque ! Justine est toujours la maîtresse femme au cœur d’ange que tu connais et que notre père ne pouvait se résoudre à voir s’éloigner de nous. Aussi ce n’est pas peu dire que d’affirmer que son mari la vaut. Il a même plus d’intelligence, quoiqu’il soit plus lent à comprendre ; mais ce qu’il a compris est comme gravé sur un marbre sans tache et sans défaut. Je te jure que je ne m’ennuie pas un instant avec eux. Je pourrais être beaucoup plus seule, car ma petite chambre n’a aucune servitude, et j’y peux rêver sans que rien me dérange mais je n’en éprouve pas souvent le besoin : je me sens bien avec ces dignes gens, je me sens aimée.

« Ils ont d’ailleurs de la vie dans l’esprit, comme la plupart des gens d’ici. Ils s’enquièrent des choses du dehors, et on est étonné de trouver, dans une espèce d’impasse de montagnes si sauvages, des paysans qui ont tant de notions étrangères à leurs besoins et à leurs habitudes. Leurs enfants, leurs voisins et leurs amis me font aussi l’effet d’être intelligents, actifs et honnêtes, et Peyraque me dit qu’il en est ainsi dans des villages encore plus éloignés que celui-ci de toute civilisation.

« En revanche, les habitants des petits groupes de chaumières disséminés dans la montagne, ceux qui ne sont que paysans, bergers ou laboureurs, vivent dans une apathie dont on n’a pas d’idée. L’autre jour, je demandais à une femme le nom de la rivière qui formait à cent pas de sa maison une magnifique cascade. — C’est de l’eau, me répondit-elle. — Mais cette eau a un nom ? — Je vais demander à mon mari ; moi, je ne sais pas ; nous autres femmes nous appelons toutes les rivières de l’eau.

« Le mari sut me dire le nom du torrent et de la cascade ; mais quand je lui demandai celui des montagnes de l’horizon, il me dit qu’il n’en savait rien, n’y ayant jamais été. — Mais vous avez bien ouï dire que ce sont les Cévennes ?

« — Peut-être ! Il y a par là le Mezenc et le Gerbier-de-Joncs, mais je ne sais pas comment ils sont faits.

« Je les lui montrai ; ils sont assez reconnaissables : le Mezenc, la plus haute des cimes, et le Gerbier, un cône élégant, qui renferme, dit-on, dans son cratère des joncs et des herbes de marécage. Le bonhomme ne regarda seulement pas. Cela lui était parfaitement égal. Il me fit voir les grottes des anciens sauvages, c’est-à-dire une espèce de village gaulois ou celtique creusé dans le rocher avec les mêmes précautions qu’en mettent les animaux du désert pour cacher leurs tanières, car on peut regarder et suivre ce rocher sans y rien découvrir, si l’on ne connaît le sentier par où l’on pénètre dans ses plis et dans les habitations. Ah ! ma chère Camille, est-ce que ne me voilà pas un peu comme ces anciens sauvages qui, redoutant les invasions, se cachaient dans les cavernes, et cherchaient leur repos dans l’oubli du monde entier ?

« En tout cas, les habitants de La Roche me font bien l’effet d’être les descendants directs de ces pauvres Celtes cachés et comme cloués sur leur rocher. Je regardais la femme aux jambes nues et à l’œil hébété qui nous conduisait dans les grottes, et je me demandais si vraiment trois ou quatre mille ans s’étaient écoulés depuis que sa race avait pris racine dans ces pierres.

« Tu vois que je me promène, et que la prudence n’exige pas que je vive enfermée, comme tu le craignais pour moi. Au contraire, n’ayant rien à lire ici, j’éprouve un grand besoin de courir, et ma locomotion étonne beaucoup moins les gens de Lantriac que ne le ferait une retraite mystérieuse. Je ne cours pas risque de faire des rencontres. Tu m’as vue partir avec des vêtements qui ne peuvent pas attirer la moindre attention. En outre, j’ai un chapeau de feutre noir plus grand que ceux que l’on porte ici, et qui m’abrite très-bien le visage. Au besoin, je peux me le cacher tout à fait avec ce capuchon brun que j’ai emporté, et que la saison capricieuse me permet de mettre à la promenade. Je ne suis pas tout à fait pareille aux femmes du pays ; mais rien dans ma personne ne fait événement dans les endroits où je passe.

« D’ailleurs j’ai, pour me promener, un prétexte qui arrange tout. Justine fait un petit commerce de mercerie et me confie une boîte dont j’offre le contenu pendant que Peyraque, qui est vétérinaire, s’occupe de visiter les animaux malades. Cela me permet d’entrer dans les maisons et d’examiner les mœurs et les usages du pays. Je ne vends guère, car les femmes sont si absorbées par leur métier à dentelle qu’elles ne raccommodent ni leurs maris, ni leurs enfants, ni elles-mêmes. C’est ici le triomphe de la guenille portée avec ostentation. La dévotion est si exaltée qu’elle exclut tout bien-être matériel et même toute propreté, comme une superfluité profane. L’avarice y trouve son compte, et la coquetterie aussi, car si Justine me donnait à vendre des bijoux, j’aurais vite une clientèle plus avide de cela que de linge et de souliers.

« Elles font toutes ces merveilleuses guipures noires et blanches que, chez nous, tu as vu faire à Justine. On est étonné de voir ici, dans la montagne, des ouvrages de fées sortir des mains de ces pauvres créatures, et le peu qu’elles gagnent scandalise le voyageur. Elles donneraient avec joie pour vingt sous ce que l’on nous vend vingt francs à Paris, s’il leur était permis de traiter avec le consommateur ; mais cela leur est strictement interdit. Sous prétexte qu’il fournit la soie, le fil et les modèles, le trafiquant accapare et taxe leur travail. C’est en vain que vous offrez à une paysanne de lui fournir les matériaux et de la payer cher. La pauvre femme soupire, regarde l’argent, secoue la tête, et répond que, pour profiter de la libéralité d’une personne qui ne l’emploiera pas toujours, que peut-être elle ne reverra même jamais, elle ne veut pas risquer de perdre la pratique de son maître. Et puis toutes ces femmes sont dévotes ou feignent de l’être. Celles qui sont sincères ont juré par la Vierge et les saints de ne pas vendre aux particuliers, et on est bien forcé de respecter le respect de la parole donnée. Celles qui font de la dévotion un état (et je vois qu’il y en a plus qu’on ne pense) se sentent à toute heure sous la main et sous les yeux des prêtres, des religieuses, des moines et des séminaristes, dont ce pays est littéralement semé et criblé jusque dans les localités les plus inhabitables. Les couvents font travailler, et ici, comme partout, dans des conditions de trafic encore plus lucratives que celles des négociants. On voit donc, jusque sous le porche des églises, des espèces de communautés de villageoises assises en rond et faisant voltiger leurs bobines en murmurant des litanies ou chantant des offices en latin, ce qui ne les empêche pas de regarder avidement les passants et d’échanger leurs remarques, tout en répondant ora pro nobis à la sœur grise, noire ou bleue, qui surveille le travail et la psalmodie.

« En général, ces femmes sont bonnes et hospitalières. Leurs enfants m’intéressent, et quand j’en trouve de malades, je suis bien aise de pouvoir indiquer les soins élémentaires à leur donner. Il y a une grande ignorance ou une grande incurie sous ce rapport. La maternité est ici plus passionnée que tendre. On a l’air de vous dire que les enfants sont faits uniquement pour apprendre à souffrir.

« Le métier de Peyraque, qui est fort appelé, nous conduit dans des endroits impossibles de la montagne, et me fait voir les plus beaux paysages de la terre, car ce pays est pour moi comme un rêve. Et ma vie aussi est un rêve étrange, n’est-ce pas ?

« Notre manière de courir les aventures est des plus élémentaires. Peyraque a une petite charrette qu’il lui plaît d’appeler une carriole, vu qu’elle a une capote de toile qui a la prétention de nous abriter. Il attelle à ce véhicule tantôt un petit mulet intrépide, tantôt un petit cheval ardent et doux, qui, comme son maître n’a que la peau et les os, mais qui, pas plus que lui, ne se rebute de quoi que ce soit. Ainsi, tandis que le fils aîné de Justine, qui arrive du régiment, où il ferrait les chevaux de l’artillerie, continue son état dans la maison paternelle, le père et moi, nous courons par monts et par vaux, quelque temps qu’il fasse. Justine prétend que cela me fait tant de bien qu’il faut que je reste avec elle toujours, et elle jure qu’elle trouvera moyen de me faire gagner notre vie sans me rabaisser à servir les grandes dames.

« Hélas ! je ne me sentais point rabaissée tant que je me suis sentie aimée, et puis j’aimais si sincèrement, moi ! Croirais-tu que je me sens, non pas seulement affligée de ne plus être bénie chaque matin par cette pauvre vieille marquise, mais encore inquiète, effrayée à propos d’elle, comme si je devinais qu’elle ne pourra pas vivre sans moi ? Ah ! Dieu fasse qu’elle m’oublie bien vite, qu’elle m’ait déjà remplacée par une personne moins funeste que moi à son repos ! Mais la soignera-t-on, moralement parlant, comme je la soignais  ? Saura-t-on deviner ses fantaisies d’esprit, éloigner l’ennui de ses heures oisives, lui parler de ses enfants comme elle aimait à en entendre parler ? En arrivant ici, j’ai respiré ce grand air à pleins poumons, j’ai regardé cette nature âpre et grandiose que j’avais tant souhaité de connaître. Je me suis dit : Me voilà donc libre ! J’irai où je voudrai, je parlerai aussi peu qu’il me plaira, je n’écrirai plus dix fois par jour la même lettre à dix personnes différentes, je ne vivrai plus en serre chaude, je ne respirerai plus les âcres parfums des fleurs distillées par des procédés chimiques, ou des plantes moitié pourries sous des châssis. Je boirai dans l’air l’aubépine et le serpolet à l’état naturel… Oui, je me suis dit tout cela, et je n’ai pu me réjouir ! Je voyais ma pauvre amie triste et seule, et pleurant peut-être de m’avoir fait tant pleurer !

« Mais elle l’a voulu, et il le fallait apparemment ! je n’ai pas le droit de la blâmer d’un moment d’injustice et de dépit. La mère ne pensait qu’à son fils, et un tel fils mérite bien que sa mère lui sacrifie tout. Peut-être me trouve-t-elle dure et ingrate de n’avoir pas suivi ses plans, et je me demande souvent si je n’eusse pas dû les suivre mais je me réponds toujours que cela n’eût pas atteint le but. Le marquis de V… n’est pas de ces hommes dont on puisse se débarrasser avec quelque parole banale de sécheresse et de dédain. On n’a pas ce droit-là d’ailleurs avec celui qui, loin de se déclarer, vous a entourée de tant de respects et d’affection délicate. Je cherche en vain quel langage moitié tendre et moitié froid j’eusse pu employer pour lui dire à quel point me sont également sacrés son bonheur et celui de sa mère : je ne me suis point senti tant d’habileté. Ou l’amitié véritable que je lui porte l’eût abusé sur mes sentiments et lui eût fait supposer que je me sacrifiais au devoir, ou ma fermeté l’eût offensé comme un étalage de vertu dont il ne m’a jamais mise à même d’invoquer le secours contre lui… Non, non ! cela ne se pouvait pas, cela ne se devait pas !

« J’ai cru comprendre que la marquise m’insinuait de lui dire que j’avais un engagement, un autre amour. Mon Dieu, qu’elle invente à présent tout ce qu’elle voudra ! Qu’elle immole ma vie et mon honneur s’il le faut ! J’ai laissé le champ libre ; mais moi, je n’aurais pas su improviser un roman pour la circonstance. Est-ce qu’il en aurait été dupe ?

« Camille, tu le verras, tu l’as sans doute déjà revu depuis cette première visite où tu m’avoues avoir eu tant de peine à jouer ton rôle. Il t’a fait le plus grand chagrin, dis-tu : il était comme égaré… Il est sans doute calme à présent. Il a tant de force morale, et il doit si bien comprendre que je ne peux jamais le revoir ! Cependant sois sur tes gardes. Il est très-pénétrant. Dis-lui que je suis un esprit très-froid… Non, pas cela, il ne le croirait pas. Parle-lui de ma fierté, qui est invincible. Oh ! pour cela, oui, je suis fière, je le sens ! Et si je ne l’étais pas, serais-je digne de son affection ?

« On eût peut-être voulu que je me rendisse en effet indigne de son respect, non pas la mère : oh ! elle, non, jamais ! Elle a trop de loyauté, de religion et de chasteté dans l’âme ; mais le duc ! À présent je me souviens de bien des choses que je n’avais pas comprises, et qui se présentent sous un nouveau jour. Le duc est excellent, il adore son frère : je crois que sa femme, qui est un ange, va purifier sa vie et ses pensées mais à Séval, quand il me disait de sauver son frère à tout prix… J’y songe aujourd’hui et la rougeur me monte au front !

« Ah ! qu’on me laisse disparaître, qu’on me laisse oublier tout cela ! Je me suis crue bien calme, bien digne et bien heureuse pendant un an ! Un jour, une heure ont tout gâté. D’un mot, madame de Villemer a empoisonné tous les souvenirs que j’aurais voulu emporter purs, et que je n’ose plus interroger maintenant. Vraiment, Camille, tu avais raison quelquefois quand tu me disais qu’il ne fallait pas avoir l’esprit trop candide, et que je m’aventurais trop en don Quichotte dans la vie ! Ceci me servira de leçon, et je me défendrai de l’amitié comme de l’amour. Je me demande pourquoi je ne romprais pas dès à présent tout lien avec ce monde plein de périls et de déceptions, pourquoi je n’accepterais pas ma misère encore plus bravement que je ne l’ai fait. Je pourrais me créer des ressources dans cette province encore très-reculée comme civilisation. Je ne pourrais pas y être maîtresse d’école, comme Justine se le figurait l’année dernière : le clergé a tout envahi, et les bonnes sœurs ne me permettraient pas d’enseigner, même à Lantriac ; mais je trouverais des leçons dans une ville, ou bien je pourrais être comptable dans quelque maison de commerce.

«  Avant tout, il faut que je sois sûre d’être oubliée là-bas ; mais quand cet oubli sera consommé, il faudra bien que je pense à nos enfants, et je m’en préoccupe par avance. Sois tranquille après tout. Je trouverai ; je saurai triompher de la mauvaise destinée. Tu sais bien que je ne m’endors pas, et que je ne peux pas faiblir. Tu as de quoi aller pendant deux mois, et je n’ai absolument besoin de rien ici. Ne te tourmente pas, comptons toujours sur le bon Dieu, comme tu dois compter, toi, sur la sœur qui t’aime. »