Le Marquis de Villemer/Chapitre XXIII

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Calmann-Lévy (p. 319-333).
XXIII


Quelques jours plus tard, Caroline écrivait de nouveau à sa sœur.

Polignac, 15 mai.

« Me voilà depuis cinq jours dans une des plus imposantes ruines de la féodalité, au faîte d’un de ces gros blocs de lave noire dont je t’ai parlé à propos du Puy et d’Espaly. Tu vas croire que ma position a changé et que mon rêve s’est réalisé. Non ; je suis bien auprès du petit Didier, mais je me suis chargée moi-même de veiller sur lui, et ma sollicitude est tout à fait désintéressée, car le père ou le protecteur n’a point reparu. Voici ce qui est arrivé :

« J’avais envie de revoir l’enfant, un peu envie aussi de m’informer de ce qui le concerne, et enfin j’avais le désir de voir de près ce manoir de Polignac qui se présente de loin comme une ville de géants sur une roche d’enfer. C’est la plus forte citadelle du moyen âge dans le pays ; c’était le nid de cette terrible race de vautours sous les ravages desquels tremblaient le Velay, le Forez et l’Auvergne. Les anciens seigneurs de Polignac ont laissé partout, dans ces provinces, des souvenirs et des traditions dignes des légendes de l’ogre et de Barbe-Bleue. Ces tyrans féodaux détroussaient les passants, pillaient les églises, massacraient les moines, enlevaient les femmes, mettaient le feu aux villages, et cela de père en fils pendant des siècles. Le marquis de Villemer a fait là-dessus un des plus remarquables chapitres de son livre, concluant que les descendants de cette famille, bien innocents, à coup sûr, des crimes de leurs ancêtres, semblaient avoir, par leurs mauvais destins, expié les triomphes de la barbarie.

« Leur citadelle était inexpugnable. Le rocher est taillé à pic de tous les côtés. Le village est groupé au-dessous, porté par la colline qui soutient le bloc de lave. C’est assez loin de Lantriac. Les ravins infranchissables rendent ici les distances sérieuses. Toutefois, étant partis de bonne heure, nous sommes arrivés mardi dernier vers midi, et notre petit cheval nous a portés jusqu’au pied de la poterne. Peyraque m’a laissée là pour s’occuper de la bête et pour voir d’autres bêtes, car il est en bonne renommée de science vétérinaire, et là où il paraît, la pratique accourt toujours

« J’ai trouvé une petite fille de dix ans pour m’ouvrir la porte ; mais quand j’ai demandé à voir la Roqueberte, l’enfant m’a répondu en pleurant que sa mère se mourait. J’ai couru à la partie du manoir encore debout et bien réparée qu’elle habite, et je l’ai trouvée en proie à une fièvre cérébrale. Le petit Didier jouait dans la chambre avec un autre enfant de cette pauvre femme, celui-ci très-gai, ne comprenant rien, quoique plus âgé, tandis que Didier, demi-souriant, demi-pleurant, regardait du côté du lit d’un air étonné, avec autant d’inquiétude qu’en peut montrer un enfant de trois ans. Quand il m’a vue, il est venu à moi, et au lieu de faire le coquet pour m’embrasser, comme il avait fait la première fois, il s’est jeté après ma robe, en me tirant avec ses petites mains et en me disant maman ! d’une voix si plaintive et si douce que tout mon cœur en a été bouleversé. Il m’avertissait, à coup sûr, de l’état incompréhensible de sa mère adoptive. Je me suis approchée du lit. La Roqueberte ne pouvait parler, elle ne reconnaissait personne. Son mari est arrivé au bout d’un instant, et a commencé à s’inquiéter, car elle n’était ainsi que depuis quelques heures. Je lui ai dit qu’il était temps d’envoyer chercher un médecin et une femme pour garder la sienne, ce qu’il a fait aussitôt, et comme je ne savais pas trop s’il n’y avait pas de la fièvre typhoïde, j’ai emmené les enfants hors de la chambre, en avertissant le mari du danger de les y laisser.

« Quand le médecin est arrivé au bout de deux heures, il m’a approuvée, disant que la maladie n’était pas encore bien déterminée, et qu’il fallait installer les enfants dans un autre bâtiment, ce que je me suis chargée de faire avec l’aide de Peyraque, car le mari perdait beaucoup la tête, ne songeait qu’à faire brûler des cierges dans l’église du village, et à marmotter des prières en latin qu’il ne comprenait pas, mais qui lui semblaient plus efficaces que les prescriptions du médecin.

« Quand il a été un peu calmé, il était déjà quatre heures, et il nous fallait repartir, Peyraque et moi, pour ne pas nous trouver la nuit dans le ravin de la Gâgne. Il n’y a pas de lune pour le moment, et l’orage menaçait de plus belle. Alors le pauvre Roquebert s’est pris à se lamenter, disant qu’il était perdu, si quelqu’un ne prenait soin des enfants, et surtout de l’enfant, désignant par là Didier, la poule aux œufs d’or du ménage. Il fallait à celui-là des soins particuliers ; il n’était pas fort comme ceux du pays, et puis il était curieux, il voulait passer partout, et ces ruines sont un labyrinthe de précipices où il ne faut pas perdre de vue un seul instant un petit monsieur de cette humeur aventureuse. Il n’osait le confier à personne. L’argent que ce petit apportait dans son ménage lui avait fait des jaloux, il avait des ennemis ; que sais-je ? Bref, Peyraque me dit tout bas : — Tenez ! votre bon cœur et ma bonne idée sont ici d’accord. Restez ; je vois qu’il y a de quoi vous bien loger. Je reviendrai demain voir où la chose en est, et vous ramener si on n’a plus besoin de vous.

« J’avoue que je désirais cette décision ; il me semblait que j’avais autant le devoir que le besoin de veiller sur l’enfant. Peyraque est revenu le lendemain, et comme j’ai vu que la Roqueberte, bien que hors de danger, ne pourrait se lever avant plusieurs jours, j’ai consenti à rester, et j’ai dit à Peyraque de ne venir me chercher qu’à la fin de la semaine.

« Je suis très-bien ici, dans une vaste chambre qui est, je crois, une ancienne salle aux gardes que l’on a coupée en plusieurs pièces à l’usage des métayers. Les lits, très-rustiques, sont propres, et je fais moi-même le ménage. J’ai les trois enfants à mes côtés à toute heure. La petite fait notre cuisine, que je dirige ; je surveille les soins qu’il faut donner à la mère ; je lave et j’habille Didier moi-même. Il est vêtu comme les autres, en petite blouse bleue, mais avec plus de soin, surtout depuis que je m’en mêle, et je m’attache à lui d’une manière qui m’effraye pour le moment où il faudra m’en séparer. Tu sais mes passions pour les enfants, c’est-à-dire pour certains enfants ; celle-ci est une des mieux conditionnées. Charlot en serait jaloux comme un tigre. C’est que, vois-tu, ce Didier est certainement le fils d’une femme ou d’un homme de mérite. Il est de haute et fine race, moralement parlant ; sa figure est d’une blancheur un peu mate avec de petites couleurs comme celle des roses de buissons. Il a des yeux bruns admirables de forme et d’expression, et une forêt de cheveux noirs demi-bouclés, fins comme de la soie. Ses menottes sont des chefs-d’œuvre, et il ne les salit jamais. Il ne gratte pas la terre, il ne touche à rien ; sa vie se passe à regarder. Je suis sûre qu’il a des pensées au-dessus de son âge qu’il ne peut exprimer, ou plutôt une suite de rêves charmants et divins qui ne se peuvent traduire dans les langues humaines, car il parle très-couramment pour son âge en français et en patois. Il a pris l’accent du pays, mais il le rend très-doux en grasseyant un peu. Il a les plus jolies raisons du monde pour faire tout ce qu’il veut, et ce qu’il veut, c’est d’être dehors, de grimper sur les ruines ou de se glisser dans les fentes ; là, il s’assied et regarde les petites fleurs et surtout les insectes sans y toucher, mais en suivant tous leurs mouvements et en ayant l’air de s’intéresser aux merveilles de la vie, tandis que les autres enfants ne songent qu’à écraser et à détruire.

« J’ai essayé de lui donner les premières notions de lecture, persuadée (peut-être contre l’avis du père) que plus on prend les enfants de bonne heure, plus on leur épargne le gros effort de l’attention, si pénible quand la force et l’activité sont plus développées. J’ai tâté son intelligence et sa curiosité ; elles sont extraordinaires, et, avec notre merveilleuse méthode, qui a si bien réussi avec tes enfants, je suis sûre que je lui apprendrais à lire en un mois.

« Et puis cet enfant est tout âme, et sa volonté se fond dans une affection sans bornes. La nôtre va vraiment trop vite, et je me demande comment nous allons faire pour nous quitter.

« En outre, quoique ma Justine et mon Peyraque me manquent, je me plais beaucoup dans ces ruines grandioses, d’où l’on embrasse un des plus beaux sites de la terre, et d’où l’on plonge sur les abîmes, au-dessus de toute habitation. L’air est si pur que les pierres blanches mêlées aux débris de moellon de lave sont blanches comme au sortir de la carrière. Et puis l’intérieur de ce manoir immense est rempli de choses très-curieuses.

« Il faut que tu saches que les Polignac ont la prétention de descendre d’Apollon ou de ses prêtres en droite ligne, et que la tradition consacre ici l’existence d’un temple de ce dieu, temple dont quelques débris subsisteraient encore. Moi, je crois qu’il n’y a pas à en douter et qu’il suffit de les voir. La question est de décider si les inscriptions et les sculptures ont été apportées pour décorer le manoir selon l’usage de la renaissance, ou si le manoir a été construit sur ces vestiges. Roqueberte me dit que les savants du pays se disputent là-dessus depuis cinquante ans, et moi, je donne raison à ceux qui pensent que la margelle du puits était la bouche aux oracles du dieu. L’orifice de ce puits immense, auquel communique bizarrement un autre puits plus petit, était fermé par une tête colossale d’un grand style, et dont la bouche percée laissait passer, dit-on, la voix souterraine des pythies. Pourquoi non ? Ceux qui disent que c’était seulement le mascaron d’une fontaine n’en sont pas plus sûrs. Cette tête a été mise à l’abri de la destruction dans le rez-de-chaussée d’une tourelle avec un amas de boulets de pierre trouvés dans le puits. Je me suis amusée à en faire le dessin que je t’envoie dans cette lettre avec le portrait en pied de mon petit Didier, couché tout entier et endormi sur la tempe du dieu. Cela ne lui ressemble pas, mais le croquis te donne l’idée du bizarre et charmant tableau que j’ai eu sous les yeux pendant un quart d’heure.

« Au reste, je ne lis pas ici, je n’ai pas les huit ou dix volumes épars et la grosse vieille bible protestante de Peyraque. Je ne cherche plus à m’instruire et je n’y songe guère. Je raccommode les hardes de mon Didier en le suivant pas à pas ; je rêve, je suis triste sans révolte et sans m’étonner davantage d’une situation que je dois subir, — et je me porte bien, c’est là l’important.

« Le bon Peyraque arrive et m’apporte ta lettre. Ah ! ma sœur, ne faiblis pas, ou je suis désespérée ! Tu dis qu’il est pâle et déjà malade, qu’il t’a fait tant de peine que tu as failli me trahir. Camille, si tu n’as pas la force de voir souffrir un homme courageux et si tu ne comprends pas que mon courage seul peut soutenir le sien, je partirai, j’irai plus loin, et tu ne sauras pas où je suis. Tiens-toi pour avertie que le jour où je verrai ici, sur le sable de mon île, la trace d’un pied étranger, je disparaîtrai si bien que… »

Caroline n’acheva pas d’écrire la phrase ; Peyraque, qui venait de lui remettre la lettre de madame Heudebert, rentra en lui disant : – Voilà le monsieur qui arrive.

— Qui ? quoi ? s’écria Caroline en se levant toute troublée ; quel monsieur ?

— Le père de l’enfant inconnu, M. Bernyer qu’il s’appelle.

— Tu sais donc son nom ? Personne ici ne le savait ou ne voulait le dire.

— Ma foi, je ne suis pas bien curieux ; mais il a jeté sa valise sur un banc à la porte de la Roqueberte, et moi, j’ai jeté les yeux dessus et j’ai lu.

— Bernyer ! je ne connais pas cela, et je pourrais peut-être me laisser voir sans inconvénient.

— Mais certainement qu’il faut le voir, lui parler du petit,… c’est le moment.

Roquebert entra et mit à néant le projet de Peyraque. M. Bernyer demandait son fils ; mais, selon sa coutume, il était entré dans une chambre à lui réservée, et ne voulait voir en ce moment aucune personne étrangère à la famille.

— C’est égal, ajouta Roquebert, je lui dirai comme vous avez eu soin de ma femme et du petit, et pour sûr il me remettra quelque chose de bon pour vous récompenser. D’ailleurs, moi, je le ferais de ma poche ! Soyez tranquille là-dessus.

Il prit l’enfant dans ses bras et sortit en refermant la porte derrière lui, comme pour empêcher qu’un regard curieux ne le suivît dans le passage qui conduisait chez l’inconnu.

— Eh bien ! partons, dit Caroline, dont les yeux se remplirent de larmes à l’idée qu’elle ne reverrait probablement jamais Didier.

— Mais non, reprit Peyraque, restons un peu pour voir ce que le monsieur pensera quand il saura que vous avez passé ici cinq jours pour garder son enfant.

— Eh ! ne vois-tu pas, mon ami, que Roquebert se gardera bien de le lui dire ? Il n’osera pas avouer que, pendant la maladie de sa femme, il n’a su confier l’enfant qu’à une étrangère. Et d’ailleurs n’est-il pas jaloux de le garder encore un an, ce qui serait bien possible ? Nous laissera-t-il insinuer au père que chez nous il serait non-seulement encore mieux soigné, mais encore élevé comme il est en âge de l’être ? Non, non. La Roqueberte elle-même, en dépit des soins que j’ai eus pour elle, dira que personne ne me connaît, que je ne suis peut-être qu’une aventurière, et en quêtant la reconnaissance et la confiance, nous aurons l’air d’intriguer pour recevoir quelques sous qu’on nous offre déjà.

— Mais quand nous refuserons, on verra bien qui nous sommes ! Je suis connu, moi, et on sait bien que Samuel Peyraque n’a jamais menti ni tendu la main à personne.

— Cet étranger n’en sait rien du tout et ne se renseignera qu’auprès des Roquebert, puisqu’il ne connaît qu’eux. Partons donc vite, mon cher ami ; je souffre de tester un instant de plus ici.

— C’est comme vous voudrez, dit Peyraque. Je n’ai pas dételé, et nous ferons reposer le cheval au Puy ; mais c’est égal, si vous vouliez me croire, nous resterions ici pendant une ou deux heures. D’ici là, on se rencontrerait dans les cours, l’enfant vous chercherait et vous demanderait de lui-même, il vous aime déjà tant ! Tenez ! si le monsieur vous voyait seulement une minute, je suis sûr qu’il dirait : Voilà une personne qui n’est pas comme une autre ; il faut que je lui parle. Quand il vous aurait parlé…

En causant ainsi, Peyraque suivait Caroline, qui, bien décidée à partir, avait rassemblé ses hardes et se dirigeait vers la porte du manoir. En passant devant le banc où la valise de l’inconnu était encore à côté de son caban de voyage, elle lut le nom que Peyraque lui avait fidèlement rapporté, mais en même temps elle fit un geste de surprise et se hâta de s’éloigner avec une émotion extraordinaire.

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? lui dit le bonhomme en prenant les rênes.

— Rien ! une rêverie ! répondit Caroline lorsqu’ils furent sortis de l’enceinte. Je me suis imaginé reconnaître l’écriture de celui qui a tracé ce nom de Bernyer sur la valise.

— Bah ! c’est écrit comme de l’imprimé.

— C’est vrai, je suis folle ! C’est égal, allons-nous-en, mon bon Peyraque !

Caroline fut absorbée pendant la route. Elle attribuait l’émotion singulière que lui avait causée la vue de cette écriture déguisée à celle qu’elle venait d’éprouver en lisant la lettre de sa sœur ; mais elle avait une nouvelle préoccupation. M. de Villemer ne lui avait jamais dit qu’il eût vu de ses yeux le manoir de Polignac, mais il en avait fait dans son livre une belle et fidèle description ; il l’avait pris comme un des types de la force des repaires féodaux du moyen âge, et Caroline savait qu’il avait souvent voyagé dans les provinces pour aller se pénétrer lui-même de l’impression des lieux historiques. Elle interrogeait tous les replis de sa mémoire pour y retrouver ce qui ne pouvait pas y être, à savoir s’il ne serait pas échappé au marquis de lui dire qu’il avait été là. — Non ! se répondait-elle ; s’il me l’eût dit, j’en aurais été frappée à cause des noms de Lantriac et du Puy, que Justine m’avait rappelés. — Alors elle cherchait à se souvenir encore si, à propos de Polignac, elle n’avait point parlé de Lantriac et de Justine ; mais cela n’avait pas eu lieu, elle en était sûre ; elle se tranquillisait.

Elle restait cependant émue et pensive. Pourquoi s’était-elle prise d’amour pour cet enfant inconnu ? Qu’avait-il donc de si particulier dans les yeux, dans l’attitude et le sourire ? Est-ce qu’il ne ressemblait pas au marquis ? Est-ce que, dans l’idée qui lui était subitement venue d’élever un enfant et de désirer celui-là, il n’y avait pas un vague instinct plus puissant que le hasard et les instigations de Peyraque ?

À tout ce trouble se joignait, en dépit de Caroline, le tourment secret d’une jalousie confuse. Il aurait donc un fils, un enfant de l’amour ? se disait-elle. Il aurait donc passionnément aimé une femme avant de me connaître, car les aventures frivoles sont incompatibles avec son caractère exclusif, et il y aurait là un mystère important dans sa vie ! La mère vit peut-être encore. Pourquoi suppose-t-on qu’elle soit morte ?

En avançant dans la fièvre des suppositions, elle se retraçait les paroles du marquis sous le cèdre du Jardin des Plantes, et cette lutte qu’il avait laissé pressentir entre son devoir filial et un autre devoir, un autre amour, dont Caroline n’était peut-être pas l’objet après tout ! Qui sait si la vieille marquise n’avait point fait également fausse route, si le marquis avait nommé à sa mère la femme qu’il voulait épouser, si enfin, dans leur trouble, et madame de Villemer et Caroline elle-même n’avaient point passé à côté de la vérité ?

En s’exaltant ainsi malgré elle, Caroline cherchait en vain à se réconcilier avec sa destinée. Elle aimait, et pour elle la plus vive émotion était bien plutôt la crainte que l’espoir de n’être pas aimée.

— Qu’est-ce que vous avez donc ? lui dit Peyraque, qui avait appris à lire ses anxiétés sur son visage.

Elle lui répondit en l’accablant de questions sur ce M. Bernyer qu’il avait vu une fois. Peyraque avait du coup d’œil et de la mémoire ; mais, habituellement pensif et recueilli, il n’accordait son attention qu’aux gens qui l’intéressaient particulièrement. Il fit donc du prétendu Bernyer un portrait si incomplet et si vague que Caroline n’en fut pas plus avancée. Elle dormit mal cette nuit-là ; mais vers le matin elle se calma, et s’éveilla en se disant que ses agitations du jour précédent n’avaient pas le sens commun.

Peyraque, ayant des courses à faire, n’avait pu attendre son réveil. Il rentra à la nuit tombée. Il avait l’air triomphant.

— Notre affaire va bien, dit-il. M. Bernyer viendra ici demain, et vous pouvez être tranquille : c’est un Anglais, un marin. Vous ne connaissez pas ça ?

— Non, pas du tout, répondit Caroline. Tu l’as donc revu ?

— Non, il venait de sortir ; mais j’ai vu la Roqueberte, qui va bien et qui commence à avoir sa tête. Elle m’a raconté que le petit avait beaucoup pleuré hier soir, et même qu’en s’endormant il avait beaucoup redemandé sa Charlette. Le père a voulu savoir ce que c’était. Il paraît que Roquebert n’avait pas grande envie de parler de vous ; mais sa femme, qui est bonne chrétienne, et la petite fille, qui vous aime aussi beaucoup, ont dit que vous étiez un ange du ciel, et le monsieur a répondu qu’il voulait vous remercier et vous récompenser. Il a demandé où vous demeuriez : il n’est jamais venu chez nous ; mais il s’est bien souvenu de moi, et il a dit qu’il viendrait nous voir au plus tôt. Il l’a promis au petit, et même qu’il vous ramènerait, pour le faire endormir tranquille.

— Dans tout cela, répondit Caroline, je ne vois qu’une chose, c’est que cet étranger va venir m’offrir de l’argent.

— Eh ! laissez-le faire, tant mieux ; ce sera l’occasion de montrer que vous n’êtes pas ce qu’il pense. On se verra, on causera ; …on lui dira que vous êtes une demoiselle instruite, au-dessus de ce qu’on croit, et je lui raconterai votre histoire, parce que cette histoire-là vous fait honneur !

— Non, non répondit vivement Caroline. Comment ! je livrerais mon secret à un inconnu après tant de précautions pour déguiser mon nom et ma position !

— Mais puisque tu ne le connais pas ? dit Justine… Si vous vous accordiez sur le compte de l’enfant, on lui confierait tout. Ayant son secret, on peut bien lui livrer le nôtre. Il n’aurait pas intérêt à le trahir…

— Justine ! s’écria mademoiselle de Saint-Geneix, qui était auprès de la fenêtre de la rue, attends, mon Dieu ! tais-toi ! Le voilà sans doute, ce M. Bernyer, il vient ici, et c’est… Oui, j’en étais sûre, c’est lui ! c’est M. de Villemer !… Oh ! mes amis, cachez-moi ! Dites que je suis partie, que je ne dois pas revenir ! S’il me voit, s’il me parle !… Est-ce que vous ne sentez pas que je suis perdue ?