Le Tour de France d’un petit Parisien/1/3

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Librairie illustrée (p. 63-74).

III

Le Compère Hans

La région montagneuse de la France, dite le Massif central, est loin d’être connue comme les Alpes françaises, les Pyrénées ou les Vosges. C’est qu’au delà des Alpes et du Jura se trouvent la Suisse et l’Italie ; au delà des Pyrénées, l’Espagne ; au delà des Vosges, le Rhin et l’Allemagne.

Le Massif central, isolé en quelque sorte, est composé de plateaux et de chaînes, et a pour bourrelet oriental les Cévennes et leurs prolongements. C’est une vaste étendue de hautes terres, montagnes granitiques ou volcaniques, plateaux granitiques aussi, ou calcaires, vallées profondes. Cet ensemble occupe à peu près le cinquième de la France. La partie la plus haute, — moins haute toutefois que les Alpes, — est dans les monts d’Auvergne, qui s’étendent sur une longueur de 130 kilomètres, et que les montagnes noires de la Margeride relient aux Cévennes.

Ces monts d’Auvergne forment quatre groupes distincts. Celui du Sud a pour centre le Plomb du Cantal qui s’élève à 1,906 mètres au-dessus du niveau de la mer. Les autres puys ou pics le cèdent de peu en hauteur. Les sommets de beaucoup de ces puys sont des cratères de volcans éteints, calcinés, décharnés ; après des siècles sans nombre ils conservent un aspect terrifiant qui fait penser aux effroyables convulsions terrestres qui leur ont donné naissance.

Autour des puys, s’arrondissent les croupes boisées des montagnes inférieures et s’étagent leurs plateaux inclinés. La neige couvre cinq mois de l’an ces montagnes ; mais à la belle saison, elles se parent d’une herbe touffue émaillée de violettes, de muguets sauvages, de primerolles, de marguerites,
Adressez-vous à mon homme, dit madame Abel (voir texte).
d’œillets et de jacinthes. C’est là que se développe la vie pastorale et ses industries. À la base des plateaux et dans le fond des vallées, le long des cours d’eau qui descendent des hauteurs centrales, s’éparpillent les villes et les villages, très clairsemés ; les jardins et les vergers, les prairies et les champs sont séparés par des haies vives, et souvent par des clôtures en pierre.

Parmi ces villes, Aurillac, situé sur la rive droite de la Jordanne, est l’une des plus riantes. Les routes de Rodez, de Figeac, de Tulle, de Mauriac et de Saint-Flour y aboutissent, avec leurs cinq allées de grands arbres ; deux voies ferrées ouvrent des communications avec le Lot et la Haute-Loire.

C’est là une situation favorable pour le commerce de la haute Auvergne, qui consiste principalement en bœufs de la belle et forte race de Salers, en chevaux et en fromages.

Herr Hans Meister, Allemand de Mayence, avait été envoyé dans le Cantal par la maison Dillenburg et Bohlanden de Strasbourg, pour acheter sur place, c’est-à-dire dans de bonnes conditions, divers produits de l’industrie du département. Mais Hans Meister était affligé d’un ricanement perpétuel, très nuisible en affaires, surtout avec des gens positifs comme les Auvergnats ; de plus il louchait affreusement, ce qui n’inspire guère de confiance ; enfin il n’était pas beau. Et puis, il ne savait pas, comme tant d’autres, dissimuler sa nationalité étrangère.

Trop intelligent pour ne pas connaître ses côtés défectueux, il avait entraîné avec lui dans le Cantal, pour lui servir d’auxiliaire engageant, le mari d’une de ses compatriotes de Mayence, Jacob Risler ; il l’avait connu au Niderhoff, au temps où il venait faire d’énormes acquisitions de sabots dans l’arrondissement de Sarrebourg.

Meinherr Hans n’avait-il point une arrière-pensée en entraînant Jacob dans son orbite ? C’est ce que nous verrons. Nous sommes toutefois en mesure d’apprendre au lecteur perspicace qu’aux yeux de madame Risler, Hans était un modèle de toutes les perfections. Influencée sans doute par le souvenir de la bonne ville de Mayence, regrettant peut-être la supériorité de ses jambons, la sèche Grédel n’avait pas caché à son compatriote, non moins sec, que si jamais elle devenait veuve, sa consolation serait de retourner dans sa ville natale par le chemin le plus court…

Jacob Risler était donc devenu l’associé de Hans Meister ; mieux que cela, son compère, son âme damnée ! À eux deux, ils en faisaient des farces ! Singulières farces, dont on eût dit autrefois qu’elles frisaient la corde. Très gai, bien que d’une gaieté peu naturelle, Hans avait l’imagination fertile. C’est sur ses excitations que Jacob avait administré, quelques mois auparavant, à madame Risler, la fameuse correction qui la mit au lit. Oui, à madame Risler, sa sympathique compatriote. Explique cela qui voudra ! Malgré certains agissements de Hans Meister, agissements d’une maladresse trop grande pour n’être pas calculés, la police n’avait eu garde d’intervenir. C’est encore Hans qui, levant les derniers scrupules de Jacob sur la croix de son cousin, la lui avait attachée lui-même sur la poitrine. La chose lui parut si amusante qu’il se livra, autour de son compère, — de sa victime, — à une danse désordonnée de cannibale ou de Peau-Rouge.

Est-il besoin maintenant de dire que les deux hommes qui s’échappaient du train de Limoges à Toulouse, entre Brive et Turenne, n’étaient autres que Jacob Risler et son ami Hans Meister ? Encore une bonne plaisanterie de Hans, — capable de faire envoyer Risler à la Nouvelle-Calédonie pour le restant de ses jours ! Mais quand il avait ingurgité la boisson favorite de son compère et associé, — de l’absinthe, aiguisée de quelques gouttes d’une liqueur dont ce dernier portait toujours sur lui un flacon, — Jacob Risler n’y regardait pas de si près. Sous l’inspiration de l’Allemand, il jouait fréquemment aux montagnards des tours pendables, mystifications odieuses, ou plutôt crimes véritables. Une de leurs distractions favorites consistait à mettre le feu à des granges isolées, à des huttes en bois, abris de vachers. Ils se sauvaient alors à toutes jambes.

Dans le train, Hans avait signalé la dame au sac de cuir rouge, et il défia son camarade, moitié sérieusement, moitié en plaisantant, jusqu’à ce que celui-ci relevât le défi. Alors tout en ricanant il avait enlevé de son cou la cravate de soie noire qui devait servir à Jacob. Selon Hans Meister, il ne s’agissait nullement d’étrangler la voyageuse ; il suffisait de paralyser ses mouvements pendant quelques minutes. On a vu comment avait tourné cette « plaisanterie » sinistre, née d’un cerveau plus que malsain.

Les deux malfaiteurs, — ce nom ne leur convient-il pas, avec cette passion du mal qui les caractérisait ? — les deux malfaiteurs donc, gagnèrent à pied Argentat ; Jacob courant, Hans allongeant simplement la jambe pour le suivre. Là, ils prirent d’assaut l’impériale d’une voiture publique faisant le service entre Tulle et Aurillac. Quant au sac rouge, l’inventaire de son contenu avait été fait dès la première halte. Comme argent, il s’y trouvait à peine, — dans un porte-monnaie armorié, — de quoi payer les places de la voiture publique ; des papiers, des photographies d’enfants, quelques bouts de dentelles, un mouchoir brodé : voilà tout…

Risler eût volontiers jeté le sac et ce qu’il renfermait par-dessus une haie ; mais il fut séduit par l’odeur pénétrante du cuir de Russie ; il pensa à Grédel, qui aimait ce qui sent bon, et il dissimula le sac sous sa jaquette, bien serré sur la hanche gauche, avec l’intention de le garder pour sa femme. Aussi bien ne pourrait-il pas rentrer au pays les mains vides !

— À ta place, conseilla le compère Hans, j’offrirais ce sac à mademoiselle Victorine. Ça ferait bien !… Si tu veux qu’elle croie au mariage…

— C’est une idée ! dit Jacob. Mais si la chose du chemin de fer s’ébruitait, ce sac rouge… ce serait compromettant ?…

Hans loucha horriblement et son nez s’allongea : Encore un bon avis dédaigné !

Cependant Bordelais la Rose, après avoir refait, le verre en main, le siège de Sébastopol, avec son vieil ami Cardaillac, trouva le loisir de conduire Jean chez le commissaire de police. Comme le matin, le jeune garçon donna le signalement complet et pittoresque de l’homme aux yeux louches qui guettait à une portière, tandis que l’autre « faisait le coup ». Rien ne put le déterminer à fournir quelque indication précise sur ce dernier.

Le commissaire en prit son parti ; mais le Bordelais demeura vivement intrigué…

Le lendemain, à une heure trente minutes, après deux heures et demie passées en wagon, Bordelais la Rose et son protégé arrivaient enfin à Aurillac.

En sortant de la gare, le charpentier consulta une lettre de gros papier, évidemment de provenance locale.

— Dans tous les cas, observa-t-il, ça ne peut pas être très loin ; la ville n’est pas grande… bien que préfecture.

Le long de la Jordanne, qui baigne le pied de la ville, s’étend une belle promenade, le cours Monthyon, communément appelé le Gravier ; c’est là, dans une maisonnette juchée sur une hauteur au milieu des arbres et juste en face la statue du pape Sylvestre II, que Bordelais la Rose et Jean devaient trouver Jacob Risler, chez d’honnêtes gens du pays qui avaient consenti à lui donner sa fille.

Le brave charpentier, avec cette indifférence qu’entretient l’ignorance, très préoccupé aussi des motifs de son voyage, jeta à peine un coup d’œil sur la belle statue, couverte d’ornements pontificaux, la tiare sur la tête, œuvre de David d’Angers : que lui importait à lui Gerbert, ce pâtre d’Auvergne qui fut le premier pape de nationalité française ! L’essentiel était de mettre la main sur le très indélicat Jacob Risler, de l’arrêter dans l’exercice de ses manœuvres frauduleuses, compromettantes pour ceux qui avaient le malheur d’être de sa famille, et d’obtenir enfin les satisfactions réclamées par les intérêts et les justes susceptibilités de son jeune ami.

Avec son sans-façon ordinaire, Bordelais la Rose poussa la porte de la maisonnette. Il entra ; Jean le suivit. En venant du grand jour, ils n’y virent pas plus que dans une cave.

Mais on parlait dans une chambre haute à laquelle un escalier de bois donnait accès.

— Ah ! fichtre ! disait une voix de femme, parce que tu as le dos plat et que j’y ai une bosse, tu prends des airs capables avec moi ! Non, mon canard, ce mariage ne se fera pas ! Victorine n’est pas pour cet Alsacien ; et moi je n’en veux pas, je n’en veux pas, je n’en veux pas !

Pour Bordelais la Rose, comme pour son petit ami, il s’agissait évidemment du mariage projeté entre Jacob Risler et la fille de la maison.

Le charpentier poussa cette exclamation :

— Sac et giberne ! c’était bien vrai ! Mais, ajouta-t-il, nous arrivons heureusement assez tôt pour éclairer le futur beau-père… avant qu’il devienne la dupe de cet intrigant.

— Vous verrez, observa Jean, que cet homme traînera notre nom devant les tribunaux.

— Qui est-ce qui parle en bas ? demanda la femme qui venait d’admonester son mari.

— Madame Abel ! cria Bordelais la Rose en se faisant un porte-voix de ses deux mains.

— Me voilà, répondit-on ; qui me demande ?

— Y êtes-vous ?

La question paraissait superflue ; mais c’était là une tournure trop ordinaire dans le langage méridional pour que personne y prît garde.

Madame Abel s’apprêta à descendre ; « mon canard » la suivit.

Déjà les nouveaux venus commençaient à s’habituer à l’obscurité. Ils distinguaient le mobilier de la salle basse, principale pièce du logis : un grand lit à la duchesse aux colonnes torses, protégé par un baldaquin massif servant d’étagère pour une foule d’objets encombrants, une armoire colossale chargée de solides moulures et dont les battants faisaient penser à la porte cochère d’un hôtel princier ; à côté d’une très grande et très haute cheminée figurait avantageusement un dressoir à vaisselle dans des dimensions analogues aux pièces de l’ameublement, un grand fauteuil de bois, une « maie » à pétrir le pain ; le long des murs s’alignaient chaises et tables massives, huches et bahuts.

Ce mobilier en chêne noirci, poli et verni par le temps, possédait un certain air d’opulence qui contrastait avec les « jambes » pendues aux solives du plafond. On appelle jambes, dans le Cantal, les jambons de porc que les ménagères gardent soigneusement en réserve. Dans les campagnes on n’y touche qu’aux grandes occasions, mariages ou enterrements ; c’est du reste la marque ostensible de l’aisance. Dans les villes, trop perdues au milieu des campagnes pour qu’il n’y ait pas imitation, les jambes ont la même signification. Là, elles sont surtout un ornement dans la demeure du petit bourgeois.

— Asseyez-vous, messieurs, dit madame Abel. — Le grand fauteuil de chêne échut à Jean qui s’y carra. — Après cela qu’y a-t-il pour votre service ?

— Nous venons… pour le mariage, dit Bordelais la Rose.

— Alors, adressez-vous à mon homme, dit madame Abel malicieusement. C’est sa partie, c’est son affaire…

» Mais ce mariage n’est pas encore fait.

— Il est impossible, observa Jean, avec vivacité.

Madame Abel était une petite femme brune de peau, passablement laide, épaisse de taille, et portant une coiffe noire avec un tablier de serge. Elle regarda attentivement l’auxiliaire à la taille exiguë, à la mine délicate, à l’œil animé qui lui arrivait. Et elle vint s’asseoir, bonne et caressante, dans le large fauteuil de chêne, où Jean lui fit une place auprès de lui.

— Alors, vous n’en êtes pas de ce mariage ? dit-elle à l’ancien zouave.

— Je le crois bien ! Il y a là-dessous, certainement, quelque tour de coquin.

— Ce mariage ? avec notre Victorine ? fit le père Abel, dont le visage praliné pâlit soudain.

— Rien n’est moins sérieux, mon bon, dit le Bordelais devenu familier, grâce à l’importance qu’il prenait dans la maison. Jacob Risler est marié… Il a une femme en Alsace-Lorraine… Ce petit est de la famille.

— Marié ! s’écrièrent M. et madame Abel avec des intonations différentes : le mari nuançant la stupéfaction, la femme s’abandonnant à la joie, à en avoir les larmes aux yeux et une quinte de toux.

Lorsque la toux de la bonne dame, qui n’avait pas le dos plat, comme elle le disait, — ni l’esprit borné, — se fut un peu calmée, le bourgeois d’Aurillac reprit la parole :

— Et moi qui lui ai prêté ce matin quinze cents francs sur sa bonne mine pour s’en aller à Salers avec un de ses « pays… » qui fait des achats dans les montagnes pour expédier à Strasbourg !

— Quinze cents francs ! sans me consulter ? s’écria la mère Abel. Ça gâte mon plaisir de le voir démonétisé. C’est égal, tu es joué, mon canard, et c’est bien fait ! Tu lui aurais même donné mes « jambes », s’il les avait demandées.

— Mais pourtant un ancien soldat, décoré de la Légion d’honneur ?…

— Halte là ! mon canard, fit Bordelais la Rose de plus en plus familier. Soldat, oui ; décoré, c’est ce que je conteste.

— C’est la croix de mon père ! exclama le pauvre petit Jean dans un sanglot ; et cette phrase qui eût fait rire, débitée sur une scène du boulevard, produisit dans ce milieu naïf une sensation douloureuse.

— Il nous l’a volée, ajouta le petit Parisien.

Une porte latérale s’ouvrit, et une fille un peu mûre entra. C’était une beauté sévère, avec un teint de lis et de rose, des cheveux noirs comme l’aile d’un corbeau et des yeux bleus, — ce qui produit une surprise fréquente dans le Cantal. Elle portait, même dans la maison, un très simple chapeau de paille genre « mascotte », toujours à la mode en Auvergne.

Sa mère eut un mouvement. Elle allait lui dire : Il est marié !

— J’ai tout entendu, fit mademoiselle Victorine.

— Il est vrai, dit son père, que nous parlons assez fort pour qu’il ne soit pas nécessaire d’écouter aux portes.

— Ce n’était pas sérieux, mon enfant, dit madame Abel d’un ton affectueux et compatissant. Et elle s’avança vers sa fille.

— Eh bien, fit celle-ci, je resterai demoiselle… comme tant d’autres.

Il y en a beaucoup dans le Cantal.

— C’est donc un malhonnête homme ? reprit-elle.

— Et encore nous n’avons pas tout dit ! repartit Jean, s’enhardissant à prendre la parole.

— Moi, j’ai dit tout ce que je savais, répliqua Bordelais la Rose. Mais je m’aperçois bien depuis hier que le petit a des secrets ; il veut ménager son parent.

— Ce que j’ai à dire… je le lui dirai à lui-même, fit Jean ; où demeure-t-il ?

— La porte à côté, mon enfant, dit madame Abel, il habite là avec son vilain camarade, un grand diable d’homme qui rit toujours d’une façon déplaisante ; mais ils sont partis à midi pour Salers en cabriolet, à peine rentrés d’hier au soir. Ah ! ils en font un de trafic !

— Je vais les rejoindre, fit le père Abel. Mon char à bancs ne sera pas long à atteler.

— Puisses-tu rejoindre aussi tes quinze cents francs, mon canard, lui dit sa femme et me prouver que, si tu as le dos plat, ton esprit ne manque pas de relief.

— Est-ce loin, Salers ? demanda Jean.

— C’est dans les montagnes, dit madame Abel, à six ou sept lieues, suivant les chemins.

— Pas davantage ? s’écria Bordelais la Rose.

— Voulez-vous venir avec moi ? proposa le père Abel, qui n’était pas fâché de réclamer son argent avec l’assistance du solide Gascon.

— J’allais vous demander de m’emmener, mon canard !

— Moi aussi ! fit Jean.

— Toi, mon petit, dit Bordelais la Rose, c’est autre chose ! Tu attendras ici notre retour. Madame Abel te mettra à l’abri des mouches.

— Certainement ! fit la bonne dame.

— C’est que je ne l’entends pas comme ça ! s’écria Jean.

— Et moi je l’entends ainsi, répliqua le charpentier. Cela t’apprendra à avoir des secrets pour Bordelais la Rose.

Jean réfléchit un moment, se demandant s’il allait dire qu’il avait reconnu Jacob Risler dans l’auteur du crime commis entre les tunnels de Galop et de Montplaisir. C’était bien délicat ! Il pouvait perdre à tout jamais son parent en le dénonçant pour un tel attentat. Et qui sait si le dévouement du Bordelais ne s’affaiblirait pas, en voyant à quelle famille il appartenait ? si le brave homme ne reculerait pas devant l’énormité de la tâche à accomplir ? D’autre part, laisser son ami affronter la colère d’un pareil coquin, c’était l’exposer ; non, il fallait tenter l’impossible, et se faire admettre du voyage. Lui présent, il saurait maîtriser Jacob en lui faisant comprendre à mots couverts qu’il le tenait à sa discrétion.

— Quand part-on ? demanda-t-il, espérant avoir le loisir de prendre une résolution.

Le père Abel tira sa montre.

— Dans une heure, dit-il.

— Nous avons le temps de monter jusqu’au château de Saint-Étienne, dit mademoiselle Victorine, qui avait compris un signe de son père. Et elle ouvrit la porte.

Jean la suivit sans défiance.

Dans les rues, un grand bruit de travail, des ateliers de chaudronnerie partout, impossible à Jean d’échanger une parole avec sa fraîche compagne.
Jean admirait ces belles perspectives (voir texte).

Un quart d’heure après, mademoiselle Victorine mettait le petit Parisien en face d’un splendide panorama.

Ils se trouvaient au pied d’une tour carrée, encastrée dans des constructions modernes, laquelle tour est à peu près tout ce qui reste de l’ancien château de Saint-Étienne. Ce manoir d’un leude carolingien, devenu plus tard la citadelle des suzerains mitrés d’Aurillac, est occupé par l’école normale des instituteurs primaires du Cantal. Plus rien des glacis de l’antique forteresse, ni fossés, ni chemins couverts. Dans quelques vieilles salles voûtées, une bibliothèque, un cabinet de physique, une collection des roches et minéraux d’Auvergne.

On escalada l’escalier de la tour. Ce qu’on voyait de la plate-forme dédommageait amplement des fatigues de l’ascension. Il y avait de quoi justifier le babil élogieux de la demoiselle d’Aurillac : au-dessous d’eux, la ville pittoresquement assise sur une légère élévation au milieu de la verdoyante vallée à laquelle la Jordanne donne son nom ; s’allongeant entre deux collines que partout ailleurs on appellerait des montagnes, elle baigne le pied de la ville. Tout en face, derrière la colline du Buis, se développait la ligne dentelée des sommités du Cantal ; un grand promontoire violacé se détachait du groupe central ; c’est la longue coulée basaltique que couronne le puy Violent.

Du côté opposé, à la base des montagnes envahie par une végétation d’un beau vert, tachetée de jaune paille, dans les champs nouvellement moissonnés, la plaine d’Arpajon, — qui est à Aurillac ce que, plus au nord, la riche Limagne est à Clermont-Ferrand.

Mademoiselle Victorine montra encore sur la gauche les coteaux boisés qui mettent à l’étroit le cours de la Cère, à l’endroit où cette rivière débouche dans la plaine d’Arpajon et, à droite, les forêts de Marmiesse et d’Ytrac, entamées partout par des défrichements, des métairies et des villas.

Jean admirait toutes ces belles perspectives que présentent seuls les pays de montagnes. Il montrait un air réfléchi et méditatif que ne possèdent point les enfants de son âge. C’est qu’il avait rapidement mûri : on sait sous quelles influences.

Soudain, il jeta un cri : il venait d’apercevoir, sur une des routes montant vers le nord, le char à bancs du père Abel. Il reconnut Bordelais la Rose à ne pouvoir s’y tromper. Mademoiselle Victorine, interpellée vivement, fut forcée d’avouer que c’était bien en effet la voiture de son père. Jean comprit tout de suite qu’il était joué, et, sans saluer — il allait tête nue — sans prendre congé, il se mit à dévaler la côte, avec la vélocité d’un gamin fautif poursuivi par un garde champêtre.

La voiture courait plus vite que lui ; essayer de l’atteindre semblait impossible ; mais ce qui n’était nullement impossible, c’était d’aller à Salers à pied — et le petit Parisien en prit le chemin.