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Le parc du mystère/02

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Monsieur de Homem Christo
à Madame Rachilde.

Madame,

Lorsque votre lettre m’est parvenue hier soir j’ai d’abord tenté de la déchiffrer, puis, découragé, je l’ai passée à ma dactylographe qui l’a traduite sur sa machine en bons caractères ronds. Après quoi, débarrassé du cauchemar de cette écriture inégale, capricieuse et fantasque, je l’ai lue le soir au coin de mon feu — un feu d’enfer ! — et savourée lentement, à petits traits, dans l’isolement hermétique du vaste pensoir que vous connaissez, où nul bruit du dehors ne pénètre et où j’ai coutume de m’enfermer, après le dîner, avec un havane qui me tient compagnie sans me heurter, témoin sceptique et muet de mes impatiences d’une heure, de mes amertumes et de mes joies.

Je ne bois jamais de liqueur. J’abomine ces boissons toxiques. Mais je comprends, je sais le plaisir qu’elles causent à certains hommes. Le soir où je dois lire une lettre de vous, je le fais avec la dévotieuse volupté que mettent les amateurs à avaler par petites gorgées compassées un verre de Vieille Fine.

Seulement, votre esprit n’a pas toujours le même goût. Vous êtes une irrésistible force de la nature, contradictoire, tendre et cruelle, parfois étrangement lumineuse et aussitôt impénétrable comme un puits de mystère. Vous êtes un terrain dangereux sur lequel il ne fait pas bon aux faibles de s’aventurer. Et c’est peut-être pour cela — certainement pour cela — que je vous aime. Parce que votre cerveau, pareil aux sables mouvants dont parlent les grands voyageurs du désert, excite mon orgueilleuse confiance en moi-même, m’attire et ne m’effraye pas.

Souffrez, Madame, qu’en ma réponse je fasse preuve de quelque prudence. Votre lettre est un guet-apens. Vous me croyez téméraire. Vous vous trompez. Mon courage est un moyen au service de mon intelligence. Il ne commande pas ; il obéit. Cette richesse naturelle, qui chez certains se traduit en faiblesse parce qu’elle inspire et domine leurs actes, n’est chez moi qu’un agent d’exécution auquel je fais appel lorsque ma raison a pris, en toute liberté, ses déterminations. Cela vous expliquera pourquoi, ayant cent fois risqué ma vie, ma réputation, mon avenir et ma sécurité, je ne me suis jamais cassé les reins. J’ose, mais tandis que les héros et les martyrs le font les yeux fermés, je n’ai jamais osé, moi, que les yeux ouverts. Ainsi je ne suis — au contraire de ce que vous semblez croire — ni un héros, ni un martyr. Je suis un homme sage, qui mesure ses pas, pondère ses gestes, raisonne froidement ses effets et ne s’élance qu’avec mille invisibles précautions. Mon audace même, que j’ai tour à tour entendu vanter et déplorer, n’est encore, Madame, qu’une attitude choisie par mon odieuse lucidité.

Vous le voyez, je me déshabille. Mais que votre amitié se rassure ! Je dirai suffisamment pour vous intéresser et pas assez pour me compromettre. Je me regarde.

Oui, Madame, il y a le mystère. Le mystère insondable, inaccessible, éternel. Il est à l’origine et à la fin de toute chose. Il pèse sur vous, sur moi, sur l’humanité entière, enveloppe la terre, couvre l’univers, noie nos âmes, désespère nos pauvres cerveaux las de souffrir pour la découverte d’une vérité toujours proche, mille fois pressentie et jamais atteinte » Vous le niez donc ce mystère qui est dans vos yeux, dans votre âme inquiète, dans les héros de vos romans, dans les paysages que vous peignez, dans l’atmosphère créée par le démon de votre talent ? C’est votre dernière ressource. Vous niez ce que vous ne pouvez détruire. Prenez garde, Madame, à l’intempérance de votre orgueil ! Elle peut vous jouer un vilain tour. Vous vous trouverez soudain désemparée en face de l’écroulement total de votre philosophie lymphatique de la Négation, — et l’inconnu prendra sur vous une revanche terrible. Ce sera le marasme, l’angoisse de la nuit interminable, la marche à tâtons dans les sentiers vierges du Parc du Mystère où vous entrerez malgré vous, entraînée par la puissance de la Destinée devant laquelle ploient tous les genoux et toutes les têtes se courbent, convaincues — ou vaincues.

Je crois à notre ignorance totale devant l’immensité du mystère humain et surhumain.

Je crois à la force de mon intelligence comparée à celle des autres hommes, et à son succès si elle est appuyée par une énergie implacable, par une volonté tenace, par ma décision irrésistible de vaincre et d’atteindre, non pas la gloire ou l’argent mais l’une, l’autre et beaucoup plus que ce que les hommes désirent, possèdent ou rêvent de posséder.

Je crois à la Mort, terme de ma carrière actuelle et anéantissement inévitable, si elle vient avant dix ans, d’une œuvre à peine ébauchée. Je ne la souhaite pas. Je ne la crains pas. Mon âme doit être assez forte pour résister au changement de climat et parvenir, vivante, à sa nouvelle demeure où elle jouera, j’espère, un rôle capital.

Je crois en Dieu quand je prie, en la mort quand je suis en automobile, en l’amour quand je suis dans les bras d’une femme aimée et en moi, quand j’entreprends une chose difficile.

Voici, Madame, les quatre extraits qui composent le parfum de mon mouchoir. L’aimez-vous ?

Soyez indulgente pour ma fatuité, et laissez-moi vous baiser les mains.

H. C.

P.-S. — J’oubliais de vous dire que je crois aussi à l’amitié lorsque je pense à tout ce que je vous dois.