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Le parc du mystère/03

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Madame Rachilde
à Monsieur de Homem Christo.

Ah ! les sentiers vierges du « Parc du Mystère » ! Que voilà donc un beau titre : « Le parc du mystère », et comme je suis jalouse que vous l’ayez trouvé ! Toutes mes félicitations ! Je suis aussi très en colère pour ce que vous osez m’accuser de guet-apens. Ne vous gênez pas, cher Monsieur !… je sais me battre avec une plume au moins autant que vous savez vous servir d’une épée, mais, si je vous ai encerclé, pressé les tempes, dans une couronne de pointes, je n’ai pas eu l’intention de vous blesser. Je cherchais, simplement, à faire jaillir de votre cérébralité, l’âpre sentiment de la vie intellectuelle et rien n’est plus propice à l’exaltation de ce sentiment que celui de la mort.

Vous êtes un catholique récent, j’en jurerais et vous avez des idées sur l’immortalité de l’âme, généreuses ou tendrement élastiques, comme on en a au dessert, entre le champagne et les jolies femmes, qui sont deux raisons majeures de s’attendrir. Pourtant, si un néophyte ne sait pas trop pourquoi il croit : credo quia absurdum, un très ancien croyant, sait, lui, très formidablement, pourquoi il ne croit plus et, malgré que nos aïeux n’aient pas gardé le Christ ensemble au Saint-Sépulcre de Jérusalem, je veux vous expliquer de quelle façon j’entends que la terre tourne, — car elle tourne, cher Monsieur, en dépit du tango à la mode, elle demeure immuablement vouée à la valse des atomes, un poème vieux comme le monde lui-même, inscrit dans un cercle vicieux… si entraînant ! C’est l’éternel glissement aux abîmes, peut-être savante horlogerie de pendule, peut-être ingénue balançoire :

On entre, on crie,
Et c’est la vie !
On crie, on sort,
Et c’est la mort !

Le balancement s’agrémente de guirlandes sur les cordes ou de vipères qui sifflent autour. Il est souvent ironique et prestigieux à la fois, mais, toujours le même, comme mouvement : il endort !

Je ne crois à rien, cher Monsieur, parce que ma vieille race catholique dont je suis le singulier aboutissement n’a pas produit grand chose de bon, et, depuis des siècles que je la contemple, je m’aperçois qu’elle porte en elle une tare qui est bien celle des fous et des criminels : la mystique. Ils ont pu, d’abord, faire noblement la guerre aux infidèles (si on peut faire noblement la guerre) tant qu’ils étaient naïfs mais ils sont devenus absolument effroyables quand ils ont voulu imposer la mesure casuistique de leur foi aux fidèles. Je vous signale, dans le tas des parchemins, certain petit inquisiteur, lequel était grand d’Espagne, ayant poussé le genre habit-moine à un point qui le rendit fort mal porté, même au temps de Philippe II. À lire ses grimoires, à les traduire, plutôt, car il eut une bien plus mauvaise écriture que moi, on a la sensation de prendre un bain d’absurde ! Ça vous entre dans les pores, avec « l’eau lustrale » dont il est question, avec « la question » toutes les vingt lignes. Ah ! que celui-là, je le tiens donc bien, entre le pouce et l’index, comme un sale insecte venimeux qu’il est ! Surtout si puérilement, si ridiculement cruel ! Il avait l’idée que les femmes devaient aller à la chambre de torture « enveloppées de toutes les précautions du vêtement religieux. »

Et, plus tard, il y eut la sympathique Mme Lafarge, l’héroïne du Glandier dont la douceur amoureuse allait jusqu’à faire avaler des petits gâteaux d’arsenic à son époux, non point seulement parce qu’elle n’aimait pas la campagne mais tout simplement parce qu’elle avait volé le collier, ce que ses défenseurs, envoûtés par sa grâce intelligente, ne voulurent jamais admettre. Or, toujours quelques crimes précèdent ou expliquent un grand crime, et, moi, qui n’ai point eu le bonheur de connaître cette aimable parente je suis persuadée que… quand on vole, on est capable de tout ! Le meurtre du mari me semble une vétille en regard de l’escroquerie du collier. Et la dame croyait en Dieu, tout porte à le craindre, étant donné la décence de ses manières.

La confession ? Le repentir ? Faiblesses ! Pourquoi pas la conclusion de Raspoutine : « Pécher, c’est se créer l’occasion de mériter le pardon de Dieu ! »

Ah ! non, non, je ne crois qu’à la force morale de l’orgueil, trempé dans le feu du creuset des multiples expériences de nos ancêtres… autant que vous pouvez, vous, croire à la force de votre jeu d’escrime, physiquement, et à la valeur positive de vos raisons sociales. Vous êtes prudent, lucide et sage ! Moi, « je ne suis pas malin », comme le pauvre diable de Verlaine et le mystère de mes yeux, chanté par le doux Albert Samain, doit venir de là : « Riche de mes seuls yeux tranquilles ». Oui.

Je vous entends murmurer : « Une force morale profondément immorale, chère Madame ! » Cependant, comme je vous donne envie de rire, vous ajoutez : « C’est amusant ! »

En effet, j’amuse et je m’amuse. Je suis le promoteur de la gaîté, quand même, sans aucun héroïsme. Non pas le roi de Jérusalem mais bien mieux le roué de la Régence dans le royaume intellectuel, qui accepte la roue, en refusant les petits soupers parce que j’ai le mépris de l’estime du bourgeois. Moi, je mets mon point d’honneur à ne pas me soucier du qu’en dira-t-on. Je sens, je devine tout ce que vous pensez mais on ne peut pas entamer l’incorruptibilité de ma puérile façon de jouer et j’accepte même d’aller en cour d’assises pour m’y entendre condamner à je ne sais plus quelle grotesque amende quand j’ai perdu, c’est-à-dire, pour avoir un peu divagué dans un livre. L’amour humain tel qu’on le parle, me dégoûte et m’a toujours dégoûtée. Ça, voyez-vous, c’est de la faute au petit inquisiteur et pour obéir à son ombre je n’ai jamais voulu, jadis, me découvrir… sous la torture. Je suis grand d’Espagne, Monsieur !

Vous, vous êtes l’humanité raisonnable, puriste, classique, la protocolaire humanité (vous me paraissez continuer votre cher maître et protecteur, Maurice Barrés que vous aimez tant !) qui plaide coupable contre nous, les pauvres diables de fantaisistes mais qui ne vit pas sans nous parce qu’on ne vit pas sans le rêve, pur ou impur.

« Le parc du mystère » ? Ah ! que cela vous va bien ! Et que si j’étais un auteur moderne, comme vous, de quelle merveilleuse façon j’ordonnerais ce roman mystique et… comme ça ne prouverait rien. Citons, ici, une jolie phrase bourrue de Francisque Sarcey, critique du temps… jadis, à propos de moi : « Mais, oui, elle a du talent… mais qu’est-ce que ça prouve ? »

Moi, je suis tombée, vraiment, par la fenêtre que Verlaine a ouverte sur l’inconnu littéraire, j’étouffe d’une rage qui ne peut pas se sortir en phrases élégantes. Un peu plus, vous me feriez miauler comme la vieille panthère de Kipling : « Baghera », celle qui aime les « petits d’homme » jusqu’à ne pas les manger, redoutant sans doute de s’empoisonner de leurs sophismes. Je ne suis qu’une animale, une bête qui a surtout soif d’air libre. Je peux aller dans vos salons mais je ne comprends pas que les tapis imitent l’herbe ! À qui ferez-vous tondre ça ? À quels moutons de Panurge ?

« Le parc du mystère ». Je vois ça d’ici. Venez avec moi, je vais essayer de vous le montrer. De belles allées rectilignes (quelque chose comme les salons du boulevard Haussmann) et de chaque côté, pas un arbre ne dépasse l’autre, de grands cyprès élégants comme des messieurs en habit noir, du sable, un sable échappé du fameux sablier d’argent de la légende, éblouissant, doux sous le pied, telle une sandaraque pour bureaucratie religieuse, amortissant les pas et surtout ne permettant pas la cruelle impatience ni la flânerie pour la seule curiosité (je crois que cette flânerie-là s’appelle : le suicide). Dans une perspective infinie et s’amincissant en colonne de marbre, la route du ciel !… Vous qui faites du cent à l’heure, prétendent les contraventions, en conduisant d’une main, vous connaissez, n’est-ce pas, ce mirage étrange de « la colonne de marbre » montant, entre les arbres réguliers d’une route, à perte de vue ? Et un jour on monte réellement sur l’obélisque de la forêt de Sénart, parce que le cent à l’heure, ça trompe… tout comme une femme !

Vous disiez, cher monsieur : « je crois en Dieu quand je le prie », mais, en y réfléchissant, il n’existerait alors que quand vous y pensez ? Et pourquoi, « ô petit d’homme », style Kipling, voulez-vous que je l’invente à mon tour ? Y croire n’est-il pas plus vain que d’essayer de le réduire à la suprême grandeur du néant ?

« Le parc du mystère » s’est donc ouvert pour vous, monsieur, aux deux battants d’une large grille de fer forgé, une grille monumentale (vous, quand vous forgez, vous faites toujours monumental, solide. Je n’en veux pour preuves que les statuts de la Société des Amis des lettres françaises) ; surmontée des armes de votre pays, y compris la couronne à sept pointes de la Mater Dolorosa. Vous avez fait sonner à toutes cloches (quelle volée, messeigneurs !) pour qu’on vous ouvre, et, les portes de ce lieu… bénit ont respectueusement tourné sur leurs gonds. Il y eut un suisse en hallebarde (pas M. Payot, éditeur) et vous allez plus lentement. La quarante chevaux se met à rouler comme sur du velours. Vous avez gagné, monsieur ! Il est même inutile de tenir le volant d’une main… encore du bout des ongles, peut-être, les ongles cette partie de nous qui pousse dans la mort, qui s’accroche à la vie végétale et qui laboure la terre, notre fin dernière à tous. Je vous vois très bien renversé dans votre voiture, le dernier cri du confort de cette époque là et, si je n’en indique pas la marque, c’est par horreur de la réclame payée ! Contre les probables intempéries, vous y êtes couvert, des pieds à la tête, d’une épaisse fourrure… de fleurs ! Vous voilà enfin arrivé, « un arrivé ». Dix ans, trente ans d’attente on arrive toujours, au moins au cimetière.

Moi, je ne suis ni morte ni arrivée. Je tourne autour du « Parc du mystère ». J’ai disparu, sans aucune sonnerie de cloches. Je suis allée me promener de ce côté de l’autre monde, sans carrosse et sans gala, garée de la suprême peste des grilles d’honneur, des suisses en hallebarde et de la dernière volée de cloches (durant que les bons amis, à l’église, vous fustigent de leurs derniers brocards !) j’aime le silence par tempérament de fauve, et je tourne, silencieusement, avec défense d’entrer, puisque je n’ai pas voulu d’âme ! Hum !… ces hauts murs, ces tessons de bouteilles qui, en l’espèce, sont des tibias, ça ne m’engage guère, je n’ai pas de goût ! Et, tournent, avec moi, les bêtes, toutes les bêtes de la création. Je rencontre Jean-Lapin, marquis de Garennes, et la conversation s’engage, après cette cérémonie fastueuse : « Dis donc, loi, mon petit gars, est-ce que tu y es entré ? » « Non, bien sûr, me répond le jeune voyou, c’est pas fait pour nos yeux, en boules de loto ! Tu penses ! On n’est pas des princes ! On n’a pas de coupe-file comme un ambassadeur ! Et puis, eux autres, ils ont une patte de plus que nous. Ils appellent ça leur âme, je crois. Ça leur servait à rien quand ils vivaient car, franchement, ils vivaient à peu près comme nous sauf qu’ils buvaient sans soif et faisaient l’amour en toutes saisons… mais de l’autre côté de la vie, ça leur ouvre des portes ». Une colombe passe, au-dessus de nous, comme un ange, parce qu’il y a eu un silence et je lui crie : « Eh ! mademoiselle, s’il vous plaît ? Vous devez avoir une certaine hauteur de vue et, presqu’une âme puisque vous avez des ailes ? Pourriez-vous aller vous percher sur ce cyprès, le premier du rang, celui qui masque tous les autres ». La colombe, un peu inquiète, à cause du phosphore de mes yeux, regarde, le col tendu, « Baghera », la panthère de Kipling : « Non, non, chère amie, je n’ai plus faim, » que je lui affirme. (D’ailleurs, ça ne se mange pas, les colombes, les tendres colombes, aucun gibier, de mémoire de chasseur, n’est plus coriace !) « Mademoiselle, que je reprends en fermant les paupières à demi, j’ai des amis dans les enceintes sacrées. Je voudrais bien savoir… ce qu’ils feront ce soir ? Thé ? Tango ? ou théâtre ? » « Ce qu’ils feront, je ne sais pas. Ce qu’ils ont l’air de faire, je l’ai déjà vu, de très loin : ils sont en marbre et très calmes. Ils prient, ils continuent à prier avec des mains de pierre dont la stérilisation paraît complète ! » Baghera éternue : « Merci du précieux renseignement. J’aime mieux ma résurrection prochaine dans mon propre fumier, si du fumier peut être propre, avec des dents neuves pour croquer toutes vos pareilles, ô ma chère ! » « À vos souhaits ! » dit poliment la colombe qui file à l’anglaise, ainsi que Jean-Lapin, marquis de Garennes, tous les deux saisis d’une secrète émotion.

… Après tout, nous ne savons rien, personne, hélas, n’a jamais rien pu savoir sur cette « cinquième patte ». C’est peut-être la cinquième puissance de l’instinct de la conservation, cet instinct « sublimisé » du corps qui a toujours peur de tout, de l’amour comme de la mort, et qui se diminue en se multipliant. Il y a quelque mille ans que ça dure et ça finira par… votre extrait pour le mouchoir chez les gens comme il faut. (Horreur des parfums artificiels !) Encore quand les hommes croyaient au soleil-Dieu… ils avaient chaud, mais, aujourd’hui, ils lui ont découvert des taches !

…Je tourne ! je tourne ! Les hauts murs du « parc du mystère » m’incitent à bondir d’indignation. Je recommence à m’impatienter comme du temps lointain où je tenais une place sur les tapis de l’autre monde. Seul est vraiment immortel l’animal, le corps, parce que tout doit rentrer dans tout et à moins de passer par un feu violent, volatilisateur (voir le Zend-Avesta, le livre des Guèbres) tout ce qui est nature, matière, doit reproduire de la nature, de la matière. Serai-je dieu, table ou cuvette ? Plante ou de nouveau libre animal ?… Ça m’est égal ! ça m’est égal !… Mais je cherche à pénétrer les mystères.

Brusquement, je me trouve en face du « saut de loup » parce qu’un « parc du mystère », comme tout parc qui se respecte, a un « saut de loup » et doit posséder aussi sa petite porte clandestine, celle qu’on ouvre aux amoureux et qui a une branche de lierre sur la serrure : « je meurs où je m’attache ». Mais le saut de loup, ça me connaît beaucoup mieux que la complication des serrures pour les amoureux. Un peu de souplesse de reins et on passe toujours, par-dessus ou par-dessous. Ah ! entrer là, parce que je n’ai pas d’âme, forcer la consigne, voir, savoir…

Me devinez-vous me glissant, chat énorme et très silencieux, tous ronrons et jurons éteints, noire comme la nuit oscellée d’astres jaunes, me lovant sur le sable d’argent des allées sacrées ?

Où je vais ? Ne cherchez pas. Je vais sur « les sentiers vierges du parc du mystère » parce que vous m’y avez donné rendez-vous et parce que mon orgueil ne me permet pas de manquer un rendez-vous où je dois être entraînée par la puissance de la destinée. Tous ces mots protocolaires-là me communiquent une abominable envie de mordre. Que je rencontre seulement un gardien de ce jardin interdit au public… animal, vous allez voir de quelle façon j’étrangle le protocole ! Ah ! vous m’ouvrez… les horizons du « parc du mystère » et vous voulez que je n’y pénètre pas sur mes quatre pattes de bête curieuse ? (Ai-je donc jamais été autre chose qu’une bête curieuse, un phénomène sur terre ?) Non, mais vous ne m’avez pas bien regardée, Monsieur ? J’ai les oreilles tour à tour couchées en arrière ou droites, pointées vers l’infini, c’est-à-dire la fabuleuse colonne en pierre de la perspective, j’ai l’allongement prudent des fauves sur la piste des chrétiens et des yeux, les yeux térébrants des oiseaux nocturnes. Nos prunelles mystérieuses, à nous autres, les sans-âme, ce sont là nos phares électriques, nous avertissant de l’obstacle et si nous nous foutons de l’étoile des Mages, c’est que nous portons toutes nos étoiles en nous-même, tous nos rayons X. Nous, les animaux, nous sommes les forces inconscientes ou conscientes de la matière et nous aurons le dernier mot comme nous avons eu le premier. Nous venons de bien plus loin que vous, les hommes, et nous savions déjà tout, bien avant vos écoles religieuses ou laïques.

Ah ! « petit d’homme ! » vous êtes sage, oui, mais seulement quand vous dites tout ignorer… malgré vos convictions rituelles !

Daignez souffrir, cher monsieur, que je vous exprime, ici, l’assurance de mes meilleurs sentiments… pour le mouchoir.

R.