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Le parc du mystère/16

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Monsieur de Homem Christo
à Madame Rachilde.

Je ne vous dirai donc jamais plus, même en plaisantant, que vous êtes folle.

Vous êtes pire : vous êtes la logique de l’illogisme selon les meilleures lois de l’humanité ! Seulement, renoncer, humblement ou orgueilleusement, au titre humain, croire que tout est un recommencement mécanique des choses et n’attribuer le surnaturel qu’aux dents cassées des engrenages très naturels, me semble redoutable. Pourquoi tout sacrifier, au bon sens momentané, du possible avenir de notre infini ? Et n’aurait-il que e séduisant attrait d’une hypothèse, pourquoi en supprimer toutes les immortelles conséquences ?

Chatte sauvage ou « louve-garoue » (j’ignore comment construire ce terme en bon français) vous vous bornez à une belle existence matérialiste, mais, moi, j’ai des appétits un peu plus… spirituels ; je tiens à courir la chance de plusieurs existences qui, se libérant les unes des autres, me feront enfin rentrer dans le foyer de Dieu : le mien.

Vous décrivez le rêve. Je préfère le réaliser et sacrifier, à ma préférence, mon goût humain, trop humain, pour les plaisirs de basse extraction.

En effet, le brave aliéniste était juste en vous félicitant de votre raisonnable modération. À votre place et ne croyant à rien, ne redoutant aucun châtiment… Non, tout fut bien ainsi… soit-il !

Rachilde, je crois, moi, que nous en avons terminé avec le côté « cour » du « parc du mystère » ; il reste, maintenant, à étudier le côté « jardin », le plus mystérieux peut-être, le côté « amour ».

Vous m’avez dit, un jour, avec un sourire énigmatique qui vous fait à la fois si vieille et si jeune :

— Je voudrais bien savoir de quel genre de sensualité vous vous chauffez ?

Les femmes de lettres sont souvent des hommes de lettres et vous êtes le plus rare spécimen de l’espèce. Vos plus intimes camarades assurent que vous avez tout à fait le caractère d’un « officier de cavalerie », ne vous scandalisant point du propos, quoique très capable de rectifier le geste d’un seul regard de vos yeux graves.

Il est amusant d’avoir pour mère… un homme sérieux ! Je n’en profiterai pas pour vous scandaliser malgré que je vous fasse, ici, de très sincères confessions. Je vous étonnerai probablement, dans un tout autre sens que les sens ordinaires : je ne comprends pas l’acte d’amour comme un jeu ou un vice. De très, de trop bonne heure, je me suis débarrassé de toutes les expériences libertines et de tous les tours de force plus ou moins spéciaux en usage dans les collèges pour en arriver droit au libre exercice de la paternité. J’ai donc commencé par où finissent vos gentils noceurs parisiens et je n’ai jamais pu m’attarder aux bagatelles de la porte.

J’aime les enfants et j’ai le grand respect des femmes qui vous les donnent. Les personnes du sexe différent sont, en général, supérieures comme mères, presque toujours inférieures comme amoureuses. L’amour n’est pas, chez moi, le prélude ni le résultat d’un besoin sensuel et je le dégage de toutes les vulgarités intimes. Aimer réellement ce n’est pas salir. Il serait délicat d’avouer ces choses si je n’avais fait mes preuves pour la postérité. Horriblement gâté par les femmes, inexplicablement traqué malgré, ou à cause de ma prétendue laideur (je me souviens de vous avoir entendu dire, à propos de cette laideur, que je portais avec une rare élégance, la splendeur « bien masculine » d’être affreux. Merci, Madame !)… j’ajouterai que mon orgueil me dictant la chasteté, je puis lui obéir facilement. Rien ne me gêne quand j’ai décidé moi-même de mon sort. L’homme, esclave de ses passions ou la victime d’une passion me semble tellement méprisable ! Je veux être le maître de mon amour avant même de devenir le maître d’une femme. L’amour, du reste, est un sentiment où l’élément féminin a très peu de part. Remarquez, ce sophisme vous plaira, je pense, que l’amour est un dieu et non pas une déesse. Ce sont les hommes qui ont fait les lois ? Soit ! Mais ils n’ont pas plus inventé l’amour que son essence mâle et il a toutes les raisons de demeurer la religion ou la dignité de celui qui aime. Trop ambitieux, sinon trop occupé, pour chercher le singulier divertissement d’être malheureux parce qu’on pourrait ne pas me comprendre, je hausse les épaules devant le problème : ça peut toujours se résoudre par la science de l’escrime… qui rime à crime, d’ailleurs.

J’ai beaucoup aimé une jeune femme qui, je le crois autant qu’on peut le croire sans les preuves physiques, m’aimait aussi… et il n’y eut jamais rien entre nous que les intérêts d’une vie commune dont on m’avait, en quelque sorte, confié la direction. Malgré toutes les apparences de la plus absolue communion d’âme et de corps, il n’y avait pas, d’elle à moi, une autre tendresse que celle que je lui permettais. Bien des gens se sont trompés à ce sujet, un de mes amis s’est suicidé pour un de ces racontars de petites sottes où les femmes trahissent pour l’unique plaisir d’avoir l’air au courant de la question et je me demande si la principale héroïne de ce drame « blanc » a su démêler ses propres sentiments du milieu de tous ses désirs contradictoires ? Cependant nous eûmes l’honneur, tous les deux, d’obéir à la plus respectable des puissances : l’amour-propre.

C’était, c’est encore une actrice, une grande artiste russe. Si vous voulez bien, je l’appellerai : Maroussia. Imaginez un type tzigane, au front bombé, aux yeux chauds, au teint doré, petite et puissante, tout en nerfs et d’une vitalité peu commune car elle jouait les rôles les plus écrasants de la sauvage littérature de son pays, les traduisant en plusieurs langues, se pliant à toutes les acrobaties de son art sans une trace de fatigue. Cette femme était légitimement unie à une sorte de grand duc, obscur, plus ou moins ruiné, oiseau de ténèbre, hibou vivant dans son ombre et faisant ce métier interlope de gardien de la reine ou de prince consort. Il n’y a rien d’incompatible, dans la vie des planches, avec une bourgeoisie de convention puisque la bourgeoisie est elle-même une simple convention sociale. J’ignorais le détail du mariage quand je fis un article dans un journal de Lisbonne sur la pièce que l’on venait de jouer pour la première fois et dont Maroussia avait interprété le principal rôle. J’écrivais, moi, pour nourrir ma propre femme et mon enfant mais cela ne n’empêchait pas de m’enthousiasmer pour le génie et de le dire en termes passionnés.

Au lendemain de l’apparition de l’article, Maroussia me convia dans sa loge par une aimable lettre où elle déclarait me mal remercier en ces quelques lignes, se réservant de le mieux faire de vive voix.

Dans sa loge, le soir suivant, je rencontrai un Monsieur très froid, fort poli, un peu mûr, qui classait des papiers, dont le mien, sur un album en y ajoutant un peu de colle et des numéros d’ordre.

Dans cette boîte, de plafond bas, veloutée, capitonnée, des mille plis d’une peluche rouge fendue d’un côté, sur une eau verdie, fort sale, où nageaient des cartes de visite alternant avec des noms tracés au diamant, c’est-à-dire le bain de beauté qu’on appelle un miroir, cet homme avait l’aspect d’un croque-mort en habit. Nos deux reflets venus de la glace, nous dédoublaient en quatre monstres !

— Madame X***, me dit-il, n’est pas encore là. Quand elle sortira de scène, tout à l’heure, elle vous recevra avec plaisir. Votre article est très intéressant. Si vous désirez l’attendre ?…

Et il continuait à le coller, méthodiquement, en me regardant avec la stupeur ironique de quelqu’un qui vous trouve trop jeune pour avoir du talent.

— Non, répondis-je avec une impatience toute portugaise, j’ai horreur d’attendre. Je vais écrire un mot, si vous le permettez, Monsieur ?

Et j’écrivis ceci, sur le rebord d’une tablette où s’alignaient des pots de fards. (Quand j’y songe vraiment, je sens un léger frisson de remords me parcourir les épaules car il fallait mon âge pour oser un tel billet !)

« Madame, si vraiment vous désirez me mieux remercier pour le peu que j’ai fait en votre honneur, venez souper avec moi sans me condamner à la présence d’un tiers offensante pour ma courtoisie. »

J’avais déjà entendu certains propos bizarres sur le mari et j’allais droit au but pour m’assurer tout de suite de la vérité possible.

Je laissai la lettre, tout ouverte, sous le nez de ce personnage et je tournai les talons. Quel ne fut pas mon étonnement lorsque dans le vestiaire du théâtre, je vis surgir le Monsieur, accompagné de la dame, couverte de fourrures et de voiles. Maroussia, sans aucune rancune, consentait à me recevoir chez elle, à souper, car elle ne souperait pas ailleurs, craignant de mal manger et comme elle y mettait une persuasive gracieuseté, il fallait bien accepter la proposition. Ce n’était pas la bonne fortune… mais « à la fortune du pot », comme vous dites, en France ! Nous arrivâmes, tous les trois, dans un hôtel voisin du théâtre. Nous y soupâmes très bien et, en voyant le mari disparaître, discrètement, au moment des fruits, j’eus presque envie de l’imiter. Il n’avait dit que des choses sensées, très respectueux du talent de sa femme, mais il déclarait mon pays trop turbulent, à cette époque, pour pouvoir y demeurer la saison entière et il se plaignait de toutes les corvées de « bagages » qu’il lui fallait accomplir pour obtenir les derniers costumes en souffrance.

— Des costumes qui arrivent de Paris !…

Cela formait un couple très uni, parfaitement convenable. Et comme le Monsieur avait des indications à donner pour un prochain départ, il lui fallait y réfléchir.

Non, Rachilde, inutile de sourire. Je ne mis pas à profit, au moins à la façon dont vous l’entendez en France, cette minute de liberté.

Un coude sur la nappe, mon menton dans la main, je contemplais la dame qui parlait, parlait, insoucieusement, ne s’étant même pas aperçue de la disparition de son époux. Petite, relativement, et ramassée sur elle même, prête à bondir élastiquement n’importe où et à sauter d’un sujet à un autre, elle avait la grâce des femmes russes, une espèce de frénésie froide, contenue, qui donnait à choisir entre de la passion concentrée sur son art ou un besoin nerveux de tout autre chose. Elle jouait encore à la ville les femmes tragiques, les fortes natures, toujours maîtresses de la situation. Ma grande jeunesse devait lui paraître une proie facile qu’elle dédaignait. Je lui dis, d’un ton sage et confidentiel, que son mari pourrait bien avoir raison parce qu’en effet, le Portugal s’agitait et qu’un pays en proie aux convulsions révolutionnaires n’était plus un bon terrain pour des manifestations théâtrales. Il y avait l’Amérique du Sud. Et je lui développai tout un plan de tournée comme si je m’adressais à son manager. Je demeurais très calme.

— Comment savez-vous tout cela ? demanda-t-elle. Les collégiens de cette ville sont donc des conspirateurs et leur apprend-on à diriger des troupes d’acteurs en même temps que celles des révoltés ?

Elle riait, mais s’intéressait malgré son air dédaigneux. Sa mentalité russe devait se réjouir de découvrir en un collégien, un révolutionnaire averti (peu lui importait de quel bord) et un journaliste épris surtout de questions littéraires.

— Je suis déjà marié, père de famille, lui expliquai-je assez froidement. Je m’occupe de politique parce que j’ai fondé un journal pour cela et d’art parce que je suis aussi un écrivain, sinon un reporter à vos ordres, chère Madame.

— C’est inouï ! Vous êtes marié, père de famille, à dix-sept ans ? Alors, vous ne savez même pas ce que c’est que l’amour si vous êtes trop instruit de tout le reste. Prenez garde, vous finirez mal.

Elle me fit une très jolie tirade sur la passion, l’amour avec un grand « a », et même un « h » auquel on ne pouvait jamais se soustraire, en me servant, d’ailleurs sans les signatures, les divagations de quelques auteurs connus et en y joignant toutes les vibrations de son âme d’actrice. Elle était vraiment charmante, un excellent instrument, merveilleusement accordé quoique férocement moscovite, c’est-à-dire autocrate.

L’aube blanchissait les fenêtres et je ne faisais toujours pas de déclaration romanesque. Alors, c’était ça, ce jeune homme enthousiaste ? Elle m’examinait avec une moue méprisante. Elle n’avait certainement pas du tout envie de ma personne et il est facile de deviner pourquoi : je n’ai jamais séduit ni cherché à séduire les gens. Je ne dissimule pas mes impressions, bonnes ou mauvaises et tout en m’efforçant de rester poli, je sais me détacher de la question qui ne m’intéresse pas. Quant aux menus cadeaux de la galanterie : sourires et gestes puérils, j’ai le dégoût de ce manège ridicule. Je veux ou je ne veux pas et ça me suffit.

Il y a un moment, une heure mystérieuse entre toutes, dans la nuit, où les humains ne savent plus ce qu’ils font ou ce qu’ils disent. C’est justement cet instant blafard, après souper. On est énervé ou fatigué à en avouer n’importe quoi à n’importe qui : le joueur y reperd sa fortune qu’il venait pourtant de regagner et la joueuse sa vertu qu’elle défendait avec la seule volonté d’une coquetterie à outrance. C’est terriblement dangereux, c’est surtout désolant pour les femmes dont le fard, se diluant, creuse les traits et pour les hommes dont une pointe d’ivresse embue l’œil qui voit un peu trouble.

— Madame, répondis-je à une pression de main trop prolongée, moi, je ne veux pas appartenir, même dix minutes, à un esprit dominateur… parce que j’en suis un autre ! Et je pris congé en m’inclinant aussi courtoisement que possible…

Passé minuit, j’ai envie de dormir.

Comment suis-je devenu le plus intime ami et, vraiment amoureux, dans le bon sens du mot, de cette femme sans jamais devenir son amant, ce serait bien difficile de vous l’expliquer. Mais en dépit de toutes les apparences, que nous semblions mettre à plaisir contre nous, je, n’étais que son ami et peu à peu je sentais monter d’elle jusqu’à moi la sincérité d’une absolue confiance. J’aurais pu n’être qu’un homme pour elle et je devenais une sorte de dieu qu’elle invoquait. Le mari me détestait d’autant plus qu’il me sentait au-dessus de ses soupçons. Il y a une chose qu’un homme ne pardonne jamais à un autre, c’est de demeurer propre. C’est d’instinct. Et c’est pourquoi les meilleures camaraderies se sont formées dans les maisons interlopes, en des promiscuités sur lesquelles je n’insisterai pas.

Une nuit, dans les parages de l’équateur, balancés tous les deux sur un navire qui nous emportait, elle, moi, son manager légitime et sa fortune, cette si instable fortune des gens de théâtre oscillant entre un Calme plat et la tempête des bravos déchaînés, elle me déclara que tout était bien ainsi, qu’elle ne regrettait rien car si elle m’avait obtenu autrement, elle m’aurait trompé !

— Je ne suis fidèle qu’à l’impossible, fit-elle dans un soupir profond où l’aveu de la folie mystique, enseveli sous le linceul des renoncements, jaillissait comme des abîmes de la mer.

Nous étions seuls à veiller sur le pont du paquebot qui nous conduisait à travers les transparences d’un ciel bleu sombre constellé d’étoiles en larmes diamantées pleuvant sur nous. Je voyais sa jambe croisée luire d’une luminosité de reptile sous le bas de soie blanche tendu avec la rigidité lisse d’un ventre de couleuvre. Ce bas de soie était pire qu’une ensorcelante nudité. J’ai la passion des jambes fines et bien chaussées, j’aime la courbe d’une épaule à peine entrevue sous les fourrures et les yeux pensifs qui, longuement, sans battre des paupières, prennent les miens.

Franchement, il eût été de mauvais goût de déranger tout ça !…

… Surtout pour être trahi à la première occasion. Vous ai-je scandalisée, ô Rachilde !

H. C.