Le parc du mystère/17

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Madame Rachilde
à Monsieur de Homem Christo.

Comme je ne vous écris pas pour « la galerie » mais bien à travers « cette galerie », uniquement dans le but de vous atteindre, je vous avoue, qu’en effet, vous me scandalisez. Tout ce qui me paraît anormal me scandalise… quand ce n’est pas moi qui en suis l’auteur ! Je sais que, depuis que l’on me juge, à tort ou à raison, je représente un être anormal et j’en ai pris mon parti. Je m’efforce de demeurer simplement égale à moi-même, au moins pour le langage, car le type qui n’accepte pas de porter beau est le pire des monstres. Sortie de l’humanité, je ne tiens pas à y rentrer. Mais je ne tiens pas non plus à faire école.

Vous me plagiez, Monsieur !

Quant à votre « Maroussia », elle est russe, or, la perversion russe ressemble au « bolchevisme », ça n’a pas de fonds, sous tous les rapports ; ainsi le tonneau des Danaïdes. Qu’on y verse de l’or, du sang ou… c’est peine perdue. Ces gens-là aiment le néant pendant leur vie, ce qui est dangereux, au moins pour ceux qu’ils anéantissent.

Je suis de fort mauvaise humeur. Il n’y a plus d’enfants, je vous renie !

Je ne conçois pas plus un étalon roucoulant comme une tourterelle qu’un singe esquissant les grimaces de la chasteté.

Vous faites du Rachilde. Dans mes romans, on ne couche pas… parce que j’ai horreur du poncif et, remplir la ligne de points est un métier ridicule, à mon avis. Je ne veux pas forcer mon talent et manquer de grâce. Les gestes de l’amour, tel qu’on le parle, me donnent le fou rire. Alors pour soutenir le lyrisme de mes héros je suis obligée de les libérer de la dernière corvée : ils fichent le camp dans le bleu, la mort ou le mystère et le tour est joué.

Seulement, dans l’existence terre à terre il n’en va pas de même et… vous avez très bien agi en mettant trois beaux garçons au monde. C’est toujours ça de gagné sur « l’ennemie ».

Voyez-vous, la ligne droite est encore le plus court trajet d’un point à un autre et dans le paysage naturel, qui est aussi le modèle de tous les états d’âme, les peupliers ont leur mission poétique malgré leurs lignes implacablement verticales ; ils font rideau.

Je vais vous raconter une histoire d’amour des plus macabres que je tire des sombres cartons de la vie quotidienne et qui pourrait bien être la morale en actions de ce que je viens de vous dire plus haut. C’est une histoire vraiment digne du « parc du mystère » (où notre seul mérite sera d’avoir toujours dit la vérité) par sa très mystérieuse psychologie. Je n’y ai pas encore compris grand’chose, sinon qu’il ne fait peut-être pas bon de me… plagier quand on veut vivre vieux.

En ce temps-là, je demeurais dans une petite rue de Paris assez tortueuse où la princesse Tola Dorian prétendait ne pas pouvoir « tourner » avec ses chevaux qu’elle conduisait elle-même quand elle venait me voir : « Votre quartier n’est pas « demeurable ! » prononçait-elle d’un accent un peu zézayant qui ne manquait pas de charme et qui avait séduit, ma foi, un farouche catholique : Léon Bloy, l’immortel auteur du « Désespéré ». On ne pouvait donc pas tourner dans ma rue, mais moi, je m’y trouvais à mon aise, aimant les maisons modestes, les voies tranquilles, aussi impénétrables que celles de la providence, et, surtout, à l’abri des invasions des « snobs ». Là j’écrivais et je recevais, cependant, un nombre respectable d’amis et de jeunes confrères qui sont aujourd’hui, les plus grands noms de la littérature française, un peu grâce au « Mercure de France » et beaucoup à cause de leur génie.

Un mardi, je vis venir une singulière personne, d’allures étrangères, qui se présenta toute seule, avec l’aplomb de la véritable « snobinette, » une créature ni vieille ni jeune, étincelante et bizarre comme un bijou de Lalique. Arrivée de bonne heure, elle me déclara, confidentiellement, qu’elle désirait me demander une explication au sujet de certain livre de moi qu’elle aimait, qu’elle croyait avoir compris mais qui lui faisait l’effet d’un stupéfiant : « J’espère, lui dis-je, sans aucune bienveillance, ni pour elle ni pour le livre, que cela ne vous sert tout de même pas de soporifique ! »

Cette femme, une Allemande ou une Américaine (on n’a jamais su sa véritable nationalité) parlait en se trompant souvent dans l’acception des mots et elle allait, cependant, vers les termes techniques comme ceux qui n’ont pas appris, dès leur naissance, les mille détours hypocrites de notre langue. Elle mettait une telle crudité à me fournir des détails intimes que je commençais à avoir une terrible envie de la flanquer à la porte. Son roman personnel consistait, d’ailleurs, en une situation point banale ; elle aimait un peintre de portrait, qui venait de faire le sien, lequel peintre était beaucoup plus connu pour sa beauté physique et ses mœurs, que par son talent et le jeune artiste ne voulait pas du tout couronner la flamme qui semblait sortir des cheveux, presque rouges, de son modèle. Quand les femmes sont amoureuses d’un monsieur réfractaire au mariage elles font, généralement, toutes les sottises qu’il serait absolument indiqué d’éviter et je ne connais rien de plus stupide qu’une créature amoureuse pour le bon motif, sinon deux créatures animées des mêmes intentions. « Alors, dis-je, ahurie devant un tel étalage d’inconscience, vous pourriez essayer… du mauvais motif, puisque vous êtes libre ». « Je l’ai déjà fait, répliqua la dame dont, seuls, les cheveux incendiaires continuaient à rougir, mais mon amant est un être faible, il est entraîné par de vilaines connaissances. En relisant votre livre je me suis persuadée que j’étais destinée à en devenir l’héroïne vivante. Je ressens toutes les sensations extraordinaires que vous décrivez et je crois que je peux jouer ce rôle-là. Oui, mon ami est une très méprisable « fille », seulement, moi, je veux l’épouser. Je suis riche et j’entends le garder pour moi toute seule. (Et elle ajouta, de la meilleure foi du monde) : « Peut-être que je m’y prends mal. »

Je contemplais le phénomène avec une diabolique envie de rire. Au fond, ça m’embêtait et m’irritait. Je suis sans pitié pour les imbéciles et leur manque de pudeur mais je veux bien admettre toutes les responsabilités morales ou immorales. J’avais écrit le livre, donc il était de mon plus pressant devoir de garer cette lectrice nerveuse de son danger imaginaire et je lui fis un discourt… de distribution de prix (je m’écœurais moi-même !), puis il entra quelqu’un, des gens de lettres, et la dame, toujours pleine de son sujet, débita des choses énormes sur la littérature en général, et l’amour en particulier, qui amusèrent follement le cénacle de la rue de « l’Échaudé », spécialement composé de messieurs dépouillés de toute espèce de pruderie.

Je vois encore la silhouette de cette chercheuse de nouveaux frissons qui s’imaginait que les aventures d’amour se taillent sur patron original, comme les robes de grande couture, et qu’on peut disposer la passion comme on draperait une riche étoffe sur un pauvre mannequin ! Elle était maigre, mince, tellement étroite de la ceinture qu’elle semblait serrée dans un bracelet ancien, un de ces lourds ornements de rois barbares, bossué de cabochons féroces comme des yeux de tigres, car elle portait un corselet, bijou extravagant d’un joaillier en vogue à cette époque, de fer forgé enrichi de pierreries fabuleuses. De là, se dressait, impérieux et garçonnier, un buste raide, plat, sur lequel virait, brusquement, une tête un peu trop classique de Walkyrie casquée de cheveux roux, trop sincèrement « Titien » pour être vrais. Un profil pur mais coupant, en fil de sabre ; des yeux vagues, très faits, et une bouche fendue en mortelle et éternelle blessure. Ce physique pouvait donner des choses intéressantes dans le privé, pourtant, à mon humble avis, ça manquerait toujours de charme. La science de la courtisane ne doit jamais dépasser la grâce de la femme. Trop de… technicité et la grâce y succombe ; c’est comme les fleurs montées des grands fleuristes, il ne faut tout de même pas que le fil de fer puisse passer par-dessus les corolles…

Je perdis de vue cet échantillon de la demi-folie pendant près d’un an lorsque je reçus une carte-album, photographie d’un portrait de femme, qui me remit en mémoire la Walkyrie à la ceinture cabochonnée. Ce portrait était dédicacé de la main du jeune peintre que je ne connaissais pas (et ne tenais pas à connaître), se disant le plus fervent admirateur du livre que je ne nomme pas ici ne désirant pas lui faire de la réclame : « Alors, pensai-je philosophiquement, tout va bien puisque ça dure encore. » J’avais oublié les détails scabreux de la visite de la dame casquée de roux, pour ne me souvenir que de son amour exaspéré par des lectures complètement inutiles au bonheur conjugal… mais je ne remerciai pas le peintre.

À quelques semaines de là, j’appris, par une lettre de faire-part, que ce jeune homme, si fervent de la littérature pimentée, était mort.

La vie parisienne est tellement remplie de corvées mondaines, agréables ou désagréables, qu’on passe d’un lunch de mariage à un enterrement sans s’occuper d’autre chose que du chapeau qu’il faut mettre. La cérémonie déteint toujours sur la catastrophe, absoute ou fiançailles, c’est blanc ou c’est noir… quant au héros on ne s’en préoccupe guère.

Le jeune peintre fut donc enterré sans aucun discours ni commentaire. Je ne rencontrai pas à l’église la dame à la ceinture métallique. Des amis, interrogés, hochèrent la tête en parlant de tuberculose et de surmenage intellectuel, puis le silence retomba : les jeunes hommes très aimés meurent comme les autres. L’héroïne probablement l’avait quitté pour ne pas être atteinte par la contagion.

Un matin, on m’annonça une dame en noir ne voulant pas se nommer, désireuse de me parler pour une affaire urgente. Rue de « l’Échaudé » je n’avais pas, on se l’imagine aisément, une armée de serviteurs pour me défendre contre les intrus. Je ne lâchai pas la plume, je ne levai pas la tête : « Ce doit être encore une tapeuse, murmurai-je devant ma bonne scandalisée. Donnez-lui cent sous. Si elle ne les prend pas elle filera très fâchée, si elle les prend elle filera très contente. De toutes les façons, je terminerai mon chapitre en paix ! »

On n’imagine pas la cruauté d’un auteur qui veut finir son chapitre. Elle n’a d’égale que la furieuse indiscrétion des gens mettant en coupe réglée les pauvres diables d’écrivains, tant soit peu célèbres.

Mais ce n’était pas une tapeuse. C’était la femme rousse et elle bouscula ma bonne d’autorité pour arriver jusqu’à moi : « Madame Rachilde, me cria-t-elle d’une voix rauque, je n’ai plus besoin d’argent. Je viens vous faire mes adieux parce que je vais aller le rejoindre ! »

Elle semblait étouffer. Son secret lui serrait la gorge. Elle eut une crise de larmes puis se confessa… parce qu’elle ne pouvait se confesser qu’à l’auteur du roman dont ils avaient fait leur livre de chevet. Je n’ai pas qualité pour vous répéter ce qu’elle me révéla. Ce chagrin devait l’avoir achevée, personnellement, sous le rapport du déséquilibre mental. Il y avait de tout dans cette affreuse confession, des situations grotesques à en pleurer et des naïvetés touchantes à en rire aux larmes. Je ne peux pas dire que cela ressemblait à de l’amour, mais, cela tenait du fil de fer, atrocement rigide, qui meurtrit la fleur droite et du désespoir qui déchaîne toutes les averses de l’orage sous lequel il lui faut fatalement se courber. C’était poignant comme le geste rituel du carabin qui pose sa cigarette sur le mort pour vous développer le cas de clinique. Elle aimait toujours, et haïssait, à la fois, cet amant « sa victime » réfractaire au mariage de raison, et elle le cherchait, maintenant, en des rêves malsains, usant de tous les stupéfiants à sa portée. L’horreur particulière de cette histoire c’est que mon livre demeurait le fonds du décor et que, cette fois-ci, ni Oscar Wilde, ni Lord Douglas n’y mêlaient leur dilettantisme.

Avant d’écrire un roman, il faudrait donc se demander où il ira, dans quelles mains, dans quel cerveau il tombera, et où il mettra le comble au désordre d’un organisme déjà faussé.

Si je n’ai pas fini mon chapitre, ce matin-là, j’ai dépensé certainement plus d’éloquence qu’il n’en faudrait à dix avocats hargneux pour plaider contre toutes les littératures passées, présentes et futures…

Il m’était du reste impossible de secourir autrement la frénétique et il devenait évident que s’en aller « très loin » demeurait aussi la seule solution, élégante, quoique livresque.

Elle se retira, en apparence calmée. Suivrait-elle mes conseils ? Non. Tout ce qui est une raison de vivre n’existe pas pour ceux ou celles qui ont sacrifié leur mentalité à leur passion ! Il n’y a pas de vie intérieure pouvant servir de refuge aux sensuels exacerbés. Les hommes ou les femmes d’amour roulent à tous les abîmes parce que l’amour, qui domine chez eux, exige des sacrifices humains… et un humain, qui n’est que ça, n’est pas très fort ! En amour comme en religion, l’humain ne croit qu’au miracle. La vie naturelle lui échappe complètement.

Je ne savais pas la nouvelle adresse de la dame rousse. Elle avait une mère qui n’était pas sa mère, disait-on, un porte-respect, comme en ont certaines créatures qui veulent recevoir, faire partie du monde et ne possèdent pas un nom authentique.

Et la catastrophe, pendant de l’autre, arriva, foudroyante, mystérieuse pour ce fameux Tout-Paris qui n’a pas le temps d’enchaîner les situations et qui avait déjà oublié la mort du jeune peintre surmené par ses travaux ou terrassé par la tuberculose.

Je ne me refuse jamais aux corvées qui effarent les gens doués du respect humain. Moi, je ramasse les chiens et les chats expirants au bord du trottoir, dans les ruisseaux les plus infects. En costume de soirée, en gants blancs, j’aide le cocher à dételer son cheval qui se débat sous le harnais avec une horrible blessure au ventre… et ce n’est pas pour reculer devant le cadavre d’une poupée morte de mâle rage.

… Non, plus autre chose qu’une poupée, un mannequin raidi à ne pas pouvoir lui plier les bras ! J’entends encore sa pseudo-mère, dire entre ses dents : « Ah ! cette femme, cette femme-là m’aura fait bien du mal ! » Et elle parlait de sa fille ! C’était de plus en plus le mystère ! Nous nous trouvions dans une chambre élégante et claire. Les employés de M. de Borgniol avaient apporté la petite botte capitonnée et ils attendaient que la toilette fût terminée devant cette botte… à bijoux. En robe de satin et de dentelles, la femme au casque roux se montrait aussi rigide que pendant sa vie. Il n’y avait pas de famille autre que cette mère factice, l’air d’une domestique renvoyée, qui se refusait à déshabiller la morte parce que ce suicide lui faisait peur. Lorsque je la soulevais elle se tint droite sans une flexion de ses membres et je n’eus pas la peine à reconnaître les effets du poison qui conserve la rigidité cadavérique bien longtemps après la mort « le curare ». Et puis, le beau casque roux tomba, c’était une perruque, laissant surgir un crâne presque lisse.

À l’enterrement, peu de monde, quelques jeunes hommes amis ou camarades d’école de l’amant et qui ne savaient rien de précis sur le drame… sinon qu’on buvait sec chez l’héroïne.

Devant la porte du cimetière (et je ne peux pas m’empêcher de sourire à ce souvenir cocasse) Alfred Jarry se joignit au modeste cortège, conduisant d’une main ferme, sa bicyclette de course, celle qui développait neuf mètres. Vêtu de son éternel costume de coureur impénitent, culotte de velours et chandail, il arrivait de la « Frette », ayant chronométré le long de sa route, touché depuis une heure seulement par la funèbre convocation : « Mada-me. Nous avons fait du qua-ran-te ! Nous ne sommes nullement fourbus car nous mangeâmes, hier, la grosse entrecôte, et nous bûmes près de quatre litres de vin blanc, plus notre absinthe pure ! » Dans n’importe quelle situation, celui que nous appelions « le père Ubu » l’auteur « d’Ubu roi » était égal à lui-même, sinon à sa sinistre marionnette. Il buvait et mangeait, dédaigneux de l’émotion, se traitant comme un cheval vapeur qui doit absorber tant de litres d’essence par dix kilomètres et pilant, imperturbablement, sur les chemins poudreux ou boueux, se couvrant de poussière ou de boue, suivant la saison, avec la même indifférence. Il fallait bien connaître ce mauvais sujet pour savoir que son ton de blague outrancière, malgré les circonstances les plus graves, n’était qu’une armure marquant une grande nervosité, peut-être une sensibilité très réelle : « Voilà qui est bien, Père Ubu, lui répondis-je en lui serrant la main, c’est fort méritoire de votre part car vous ne suivez guère les enterrements vous, par mondanité ». « Eh ! Ma-da-me, nous avons bu chez cette personne d’un sexe différent d’excellents alcools. » Et comme il était Breton, bon catholique selon tous les rites, il se signa, puis il ajouta, au moment de se séparer, à cause de cette cruelle habitude de raillerie qui lui défendait l’attendrissement : « Il nous est toujours agréable d’enterrer une femme, Ma-da-me ! Oui, voilà qui est bien ! » Réenfourchant sa fidèle bicyclette il disparut au tournant de la prochaine rue encore plus fantôme que fantoche, menacé de la fin des grands ivrognes du rêve…

Je suis de plus en plus convaincue qu’il faut se défier des mélanges. Vivre sa littérature, c’est prendre l’absinthe pour un remède. Rêve d’amour ou rêve d’art, il faut savoir distinguer entre les deux alcools et ne pas les mêler à la vie.

R.