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Le parc du mystère/19

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Madame Rachilde
à trois petits enfants.

Mes chers petits… mes chers amis, qui disent de moi, mystérieusement : c’est la femme aux rats, en ayant l’air quelque peu effrayés, malgré que de petits enfants portugais ne puissent point avoir peur, je crois que votre papa est fort en colère… Je n’ose plus lui écrire car les choses finiraient mal… et moi j’aime que les choses, surtout les livres, finissent bien.

Venez près de moi :

Guy, au joli petit sourire pâle, si réfléchi, vous qui appelez votre maman : mon cher trésor… Paul, mousquetaire en herbe, parfait latin de race, hardi, casse-cou, si intelligent ; Carlos, terrible pince-sans rire, qui risque des farces admirables, sentant le mystificateur… pas du tout mystique.

Mes petits amis, je vais vous raconter une histoire.

Moi, je suis la femme aux histoires, c’est-à-dire, oui, aux rats, aux idées singulières qui ont une queue sinueuse, d’apparence démesurée. Le diable est un gros rat qui passe dans la nuit sans que personne le saisisse… au moins par la queue, quand on est riche !

Tout à fait en confidence, mes chers petits déjà grands, si votre papa, pour qui vous avez le plus tendre respect, était un monsieur sans quarante chevaux et sans aucune espèce de fortune… il aurait la terreur des rats s’introduisant dans le grenier obscur du cerveau.

Ah ! il a bien de la chance, lui, de croire tranquillement à des choses claires…

Il vous élèvera d’une façon nette. Vous serez des petits foyers de lumière… parce que vous n’avez jamais tiré le gros rat par la queue !

Voilà, je commence. Vous n’allez pas vous impatienter, vous si bien élevés.

Il était une fois une fillette de treize ans qui n’aimait ni le gibier ni la chasse.

Et quand il y avait, dans la maison de ses parents, des dîners de chasseurs, présidés par son papa, lequel n’avait aucune quarante chevaux, mais, seulement un cheval bien en vie qui sautait les barrières d’un mètre (ce que, tout de même, les quarante chevaux ne peuvent pas faire) la petite demoiselle était obligée de goûter à des sauces pimentées qui lui cuisaient la langue et à des pauvres bêtes mortes… depuis longtemps, au milieu de ces sauces, ce qui lui serrait le cœur.

Et au dessert d’un de ces dîners, les chasseurs, les louvetiers, soldats nouveaux de son papa, le lieutenant de louveterie, parlaient tous à la fois, la petite demoiselle un peu ahurie par ces conversations violentes murmura, comme si elle pensait tout haut : « Il est là-bas, dans la combe, le loup et il doit bien souffrir, blessé, cloué par l’épieu dans la neige. »

Car, la coutume barbare de ces temps de… cruels chasseurs était de laisser mourir le loup abattu et non achevé sur la neige de la nuit… pour servir d’exemple.

Vous savez, les hommes n’ont pas toujours été très intelligents…

Mon papa était un peu comme le vôtre, mes enfants, sévère, seulement il l’était… selon d’autres temps et d’autres mœurs et il n’avait raison que… selon le temps et les mœurs. Le mien entendit mal, il était un peu sourd.

— De quoi te plains-tu, Marguerite ? On te la donnera ta montre ! Et tu tâcheras de ne pas casser les aiguilles en la faisant tourner à l’envers !

— Papa, dis-je, enhardie par cette bonne parole, pourquoi laissez-vous mourir, en de si grands tourments, un loup qui ne vous a rien fait.

Alors, mon père se mit dans une grande colère car un loup est un loup et une jeune fille… n’est guère qu’une oie blanche. Tout le monde riait. Il n’y avait aucune femme là pour me défendre ! Ah ! si votre petite maman, si jolie, au sourire si doux, avait pu me voir, debout, contre tous ces hommes bruyants, joyeux du succès de leur battue et si lourds de leur bon dîner ! Je dis des choses, d’une voix suraiguë, qui sifflait. Je crois que cela ressemblait beaucoup plus au vent, dans la cheminée, avant, bien avant que descendent les petits Jésus pour y déposer de menus cadeaux pour vos souliers. Cela c’était la plainte de la terre qui n’a pas encore eu le bonheur de se trouver un dieu !

Puis, mon père donna un ordre et il se fit un grand silence :

— Marguerite (je ne m’appelais pas encore la femme aux rats), Marguerite, tu nous ennuies avec ton amour pour la vermine. Ce loup est bien où il est… mais puisque tu as l’air de refuser la montre, ou de la sacrifier à son sauvetage… va donc le sauver toi-même ! Tu n’auras de récompense que si tu peux aller déclouer ce loup mourant, et qui n’a plus envie de mordre, je l’espère. Allons, vas-y et que je sache enfin si oui ou non ma fille n’est qu’une petite poule mouillée !

Mes chers enfants ? Qu’auriez-vous fait ?… Il faut toujours obéir à ses parents.

Et puis… maman était couchée, elle avait la migraine. Je ne pouvais guère lui demander sa protection, à cette heure de minuit.

Je pris mon manteau à capuchon et une lanterne.

Ma nourrice pleurait en m’ouvrant la grande porte du corridor…

La peur ? Le froid ?…

J’avais simplement envie de chanter, ce qui est une manière de ne pas craindre les idées noires.

Ah ! non, il ne faisait pas noir du tout, ni dans ma cervelle, ni dans la campagne. La vallée était blanche comme un tapis d’hermine et le chemin me sembla court.

La porte du jardin, dans le mur… (celle du parc du mystère pour moi) et puis la route, celle sur le petit pont où la glace emprisonnait le ruisseau d’une carapace de cristal… et le bois…

Ah ! le bois !… le sentier rétréci où les ombres des arbres, sous la lune, échangeaient d’étranges signes d’intelligence… je commençais à mal tenir ma lanterne, et mes doigts, à peine couverts de leurs mitaines, s’engourdissaient. Mon capuchon ne tenait pas. On aurait dit que quelqu’un le tirait, par derrière.

Je n’aimais pas les mauvaises farces, quand j’étais jeune.

— Finissez, dis-je, tout haut. Je n’ai pas le cœur à rire.

Et cela me fit peur d’avoir dit cela moi-même parce que je pensais que la peur c’était quelqu’un.

La combe.

Le sentier descend, plus obscur… Il n’y a guère de lune et pas, presque pas de neige car les arbres sont si hauts, si pressés, qu’ils l’ont cueillie pour s’en faire des fleurs.

Et cela sent tout à coup une odeur que je me rappelle encore… une odeur comme le feu brûlant du sang, le séchant, le volatilisant.

Je m’arrête. Je pose ma lanterne pour l’empêcher de danser… parce que je la tiens tellement mal.

Il est là. C’est un tas, plus noir, sur une épaisseur de mousse presque plus claire que la neige… on dirait que ça fume.

Et deux yeux rouges, qui résument et font flamber tout le sang d’alentour, me regardent fixement du fond de cette mousse qui est aussi du poil.

Je ne fis pas un discours au loup parce que je n’avais pas le temps, ni lui, de m’écouter trembler de rage.

L’épieu, mes petits, c’est un lourd piquet de bois dont la pointe est ferrée solidement. Il était profondément entré dans sa cuisse et lui, léchait lentement sa plaie après avoir mordu l’épieu… ce qui ne le délivrait pas. La scène, éclairée par la lanterne, faisait l’effet d’une image balancée dans un cauchemar, quand on dort sur le dos et que le plafond semble, de temps à autre, vous tomber sur la tête parce qu’on ne sait plus si on se réveille… ou si on se rendort.

Quand il comprit que j’étais une sœur, il ne bougea plus, redoutant également ou la mort ou la délivrance que je lui apportais. Il ne bougea plus, effrayé peut-être à la pensée de m’effrayer…

Et je tirai, de toutes mes forces de fille déjà rompue aux exercices de force, parce que j’étais élevée comme un garçon.

Je ne réfléchissais pas.

Qu’allait-il arriver, quand il serait libre ? Mais n’avait-il pas, hélas, ou tant mieux, deux ou trois balles dans la peau ! Je m’enfuis, serrant l’épieu sous mon manteau et, ma foi oui, abandonnant la lanterne sur le champ de bataille. Je n’ai jamais si bien couru de ma vie car je sentais, derrière moi, l’ombre d’un loup immense qui me suivait…[1]

Le lendemain, on retrouva bien ma lanterne… mais aucun loup.

Ces bêtes ont la vie dure !

J’eus la belle montre.

(Entre parenthèse, elle n’a jamais bien marché mais elle était jolie : je la portais comme une médaille et… est-ce qu’on regarde l’heure à une médaille, puisqu’elle est bénite ?…)

La morale, mes enfants, c’est qu’il faut toujours obéir à ses parents, même lorsque leurs montres ne marchent pas, ou ne marquent pas la même heure que celles de nos idées personnelles.

Mais, cependant, on ne doit jamais en vouloir aux enfants prédestinés qui vont, dans la vie, enveloppés de l’ombre du loup mystérieux.

Ou… trop éclairés par les phares des quarante chevaux de leur papa.

R.
  1. C’était mon premier loup !… depuis, j’en ai… sauvé d’autres !