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Le parc du mystère/18

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Monsieur de Homem Christo
à Madame Rachilde.

Madame mon Amie,

Je vous aime trop pour ne pas vous dire toute la vérité : nous nous comprenons de moins en moins et chaque jour, à mesure que nous prolongeons cette correspondance, nous nous éloignons davantage. Que voulez-vous ? La vie est ainsi faite que les enfants ressemblent rarement à leurs parents et les contredisent la plupart du temps, tout en les continuant. Je ne vous dévoilerai plus mes pensées, je ne vous raconterai plus les vraies histoires de ma vie. Ou vous m’interprétez mal, ou je m’explique mal. Je préfère la seconde hypothèse, mais il n’en reste pas moins que nos deux natures se choquent avec un bruit désagréable. Si nous n’arrêtons pas au plus tôt cette conversation, nous finirons par casser les vitres ? Qui les paiera ?

Avant de finir, il faut pourtant que je me défende. Vous m’accusez de vous plagier, de « faire du Rachilde », « d’esquisser les grimaces de la chasteté ». Comment entendez-vous cela ? Vous paraissez soutenir que l’amour et la chasteté sont deux états antinomiques. Et pourtant, là où vous voyez antinomie, l’accord est complet, la chasteté n’étant que la conséquence et l’instrument même de la loi universelle de l’amour. Vous me paraissez aujourd’hui aussi ignorante du mystère de l’amour que vous l’étiez hier du mystère de la mort. Ce sont, cependant, les deux seuls grands mystères de l’humanité. Si vous ne les avez pas plus compris l’un que l’autre, que faites-vous dans ce Parc ?

Ma grande amie, pardonnez ma rudesse. Je suis indigné. Indigné de vos blasphèmes, de vos hérésies, de vos égarements volontaires.

Oui, je renonce à l’amour tel que vous l’entendez. Je renonce à l’aventure que je trouve abominable, à la rencontre de hasard, aux appétits du corps qui sont la marque de la bête, la souillure et la honte de la volupté. Oui, je suis chaste et j’ai le mépris de tous ceux qui s’avilissent en des contacts impurs. La plupart des hommes que je connais éprouvent une joie à entendre énumérer leurs maîtresses. J’aimerais, au contraire, entendre citer celles auprès de qui j’ai su vaincre la surprise des sens. Vous allez dire que je me contente de peu et plaindre la misère de ma sensualité. Le mérite que je m’attribue d’être fidèle, vous le trouverez ridicule. C’est pourtant l’intensité et la qualité supérieure de ma sensualité qui me distingue des autres et assure mon rayonnement. Il me protège contre les déceptions qui brisent la confiance dans la joie de vivre et m’épargne l’amertume qui suit les étreintes sans volupté. Je plains les pauvres diables des deux sexes qui courent les garçonnières à la recherche d’un bonheur qu’ils croient trouver dans le spasme du désir, relevé par des bas de soie, des chemises et des lumières adroites et qui ressemble autant à l’amour que Mlle Spinelli à l’Ave Maria de Gounod. Jamais la volupté ne couronnera les efforts de ces carnivores énervés par deux heures d’exercices sexuels qu’on appelle communément shimmy ou fox-trott et qui sont l’image affreuse de la grossièreté et de l’impuissance du siècle. Je méprise ces bâtards de l’amour, mâles et femelles, dont la vision des accouplements crispés et stériles me permet de vaincre le premier frisson d’envie que me donne toute femme agréable.

Je connais, autant que les autres, cette minute de désir, éphémère et subalterne chez moi, impérieuse et durable chez la plupart de mes semblables et qui fait qu’ils ne rêvent que de culbuter et de coucher sur leur lit toutes ces femmes du grand et du petit monde.

Mais j’ai l’orgueil de ma qualité humaine qui domine heureusement l’animalité de mes instincts et, au lieu de convoiter le corps de la bête, je ne cherche qu’à conquérir son âme, certain que le jour où nos visages immatériels se seront reconnus et nos goûts physiques se seront accordés, le jour où je connaîtrai le parfum de sa bouche, la couleur d’attente de ses yeux, le degré de tiédeur et de frémissement de sa peau, les tonalités intimes de sa voix et de ses gestes, le panorama de ses pensées et de ses sentiments, le jour surtout où je saurai qu’elle ne boit pas de vin rouge, — j’aurai la presque certitude de ne pas trahir la volupté.

Voilà, Madame, ce qui s’appelle chasteté, qui ne veut pas dire continence.

H. C.